5. Grammatisation du français de référence

La langue française du XIXe siècle que nous avons défini se caractérise donc fortement par le processus de grammatisation qui l'affecte sans discontinuer, et qui, au-delà de tous les ouvrages susceptibles de décrire son organisation lexicale et morpho-syntaxique, installe en chacun de ses praticiens une vive et rigoureuse conscience normative. Des principes d'intégration et d'exclusion socio-culturelles non infalsifiables en langue, certes, mais durablement efficaces et appliqués dans l'évaluation des discours, se mettent alors en oeuvre.

5.1. Modèles de Grammaire et Manuélisation du Savoir linguistique

Une des difficultés les plus évidentes auxquelles se heurte la grammatisation du français, notamment sous l'angle de sa diffusion par la voie scolaire, est la reconnaissance des qualités grammaticales intrinsèques de cette langue, indépendamment de la prégnance des modèles classiques, et, principalement, du latin. Le grammairien et lexicographe J.-Ch. Thiébault de Laveaux, pourtant disciple zélé au XIXe siècle de l'encyclopédisme, n'hésite pas à écrire: " La marche de la science grammaticale n'a pas peu contribué non plus à retarder les progrès de la langue, et à répandre dans les esprits l'incertitude et l'erreur. On passa subitement de la critique des langues mortes à celle de la langue nationale; et, sans remarquer que la langue française diffère essentiellement de la langue latine par sa syntaxe et ses constructions, on a fait à cette langue une application forcée de la grammaire latine. Alors on appliqua aux mots français dont la terminaison ne change point, et dont les divers rapports ne sont indiqués que par leur place ou par les prépositions dont on les accompagne, les cas qui servent à distinguer diverses terminaisons des noms latins, et à marquer leurs différents rapports; et la langue française fut forcée d'admettre, comme la langue latine, des cas et des déclinaisons. Cette erreur s'est tellement enracinée que, malgré les grammairiens philosophes qui l'ont victorieusement combattue, malgré l'Académie qui a déclaré qu'il n'y a point de déclinaisons dans la langue française, on trouve encore dans la plupart des grammaires et des dictionnaires, et même dans Voltaire, les mots de nominatif, génitif; et dans le Dictionnaire de l'Académie des mots dits déclinables et indéclinables "(103). Il est vrai que le même auteur donne de la grammaire une définition en extension particulièrement représentative des tendances de l'époque : " Grammaire, Terme de Littérature. C'est la science de la parole prononcée ou écrite. On appelle communément grammaire un recueil systématique d'observations sur une langue, contenant toutes les règles qu'il faut suivre pour la parler et l'écrire correctement, et les exceptions qui s'écartent de ces règles. Une grammaire est un livre utile pour un maître; il y voit la liaison et l'enchaînement des principes; il y trouve toutes les règles dont il doit donner connaissance à ses élèves, toutes les exceptions que l'usage commande; et s'il n'y trouve pas la meilleure manière d'enseigner, il y apprend du moins à connaître tout ce qu'il doit enseigner. Aucune de nos grammaires n'offre une bonne méthode pour l'instruction des jeunes gens; et ce n'est pas en voulant leur inculquer isolément les règles qu'elles contiennent qu'on peut parvenir à leur apprendre facilement la langue. La nature nous montre que, pour apprendre à parler, il ne faut qu'entendre parler et imiter ce que l'on entend, et que les règles les mieux expliquées nous conduisent bien plus lentement à la pureté du langage que les bons exemples, et l'habitude de les imiter. Une nourrice ne commence pas par apprendre à son nourrisson ce que c'est qu'un substantif, un adjectif, un adverbe, etc. Elle lui parle sans cesse, il s'essaie à l'imiter; ses besoins le poussent à cette imitation; il y parvient, et au bout de deux ou trois ans il exprime des jugements, il fait accorder le substantif avec l'adjectif, le sujet avec le verbe; il donne à chaque verbe les régimes qui lui conviennent, et tout cela sans savoir ce que c'est que grammaire, substantif, adjectif, verbe, régime; etc. Il ne faut pas croire cependant que tout cela se soit fait en lui au hasard et sans aucune espèce de règle; l'ordre qu'il a entendu donner aux mots, et qu'il y a donné lui-même par imitation, se grave dans sa mémoire; l'analogie le conduit successivement des phrases qu'il a imitées à celles qu'il est obligé de composer; il suit sans le savoir un système, et les règles de la grammaire dirigent les opérations de son esprit sans qu'il s'en aperçoive et sans qu'il réfléchisse sur la lumière qui lui sert de guide.

Cependant cette lumière existe réellement dans son esprit; cette analogie qui lui donne l'instinct du développement de son langage est en lui une habitude. La première chose à faire pour découvrir aux jeunes gens les principes de leur langue, c'est donc de travailler sur ce premier fonds que la nature fournit à l'instituteur; c'est de faire réfléchir les élèves sur ce qu'ils ont fait en composant des phrases, de leur apprendre à distinguer dans leurs propres opérations les règles qu'ils ont suivies sans le savoir, et de leur indiquer les noms de tous les signes qu'ils ont employés pour exprimer leurs pensées. C'est ainsi qu'on ira du connu à l'inconnu, et qu'on avancera de manière sûre dans la carrière de l'instruction.

Mais qu'on est loin encore de suivre cette méthode indiquée depuis si longtemps par des hommes de génie, et recommandée par tous les grammairiens qui désirent sincèrement les progrès des Lumières! Que fait-on dans la plupart des Maisons d'éducation. Des maîtres insouciants saisissent au hasard une grammaire qui favorise leur ignorance ou leur paresse; ils la font apprendre par coeur à leurs élèves, la leur expliquent comme ils peuvent, et s'applaudissent de leurs succès lorsque les élèves ont répété, comme des perroquets, des mots sans les comprendre, et que souvent les maîtres eux-mêmes ne comprennent pas davantage. La meilleure manière d'enseigner une langue à des enfants, c'est de leur montrer comment cette langue s'est formée. Les langues ont été formées avant les grammaires, et les grammaires ont été faites sur les langues. Étudions la langue sur la langue même, et cherchons-y les règles. C'est à faciliter cette recherche que consiste l'art de l'instituteur"(104)

On comprend aisément qu'un continuateur de la tradition, comme de Wailly, dont les manuels de grammaire connaîtront un indéniable succès de librairie jusqu'aux années 1860, puisse écrire sans sourciller comme cinquante ou soixante ans auparavant : " La Grammaire est l'art de parler et d'écrire. Tout art suppose une méthode et des règles. L'art grammatical est donc le développement méthodique des règles qu'on doit suivre pour rendre ses idées, soit que l'on parle, soit que l'on écrive. Ces règles ont pour base le bon usage, c'est-à-dire la manière dont les personnes bien élevées, et les bons auteurs, ont coutume d'écrire et de parler "(105). Je reviendrai ultérieurement sur ce dernier point, car il y a là une orientation qui conditionne pour longtemps la représentation de la grammaire dans le dispositif éducatif français, et qui légitime, en quelque sorte, sa position subalterne au regard de la littérature ; constatons seulement que, contrairement à Dumarsais et à la tradition issue de son enseignement qui distinguent syntaxe et construction, De Wailly définit la syntaxe comme " l'accord et l'arrangement des mots suivant le génie d'une langue et conformément aux loix [sic] de l'usage "(106)

Il faut attendre le second tiers du siècle pour que se marque nettement le renversement de la tendance favorable à la grammaire générale et que soit prise en compte la positivité des faits reconnus, retenus et analysés. Un Traité de prononciation est l'occasion de cette reconnaissance : "Parmi la foule des livres didactiques qui surgissent de tous les côtés, nous devons à la vérité de reconnaître que celui-ci se distingue et par le fond et par la forme. L'auteur, du moins d'après la marche qu'elle a suivie, paraît ne s'être nullement crue liée par ceux qui l'ont devancée dans la carrière. C'est une suite d'observations sur les voyelles et les consonnes, et sur les rapports si nombreux, si intimes et si variés qui résultent de leurs combinaisons.

Ces observations ont été faites en présence des faits qui, partout dans l'ouvrage, précèdent le raisonnement. C'est donc l'inverse de la marche malheureusement habituelle qui semble n'admettre les faits que comme conséquence du principe, tandis qu'au contraire les règles doivent naturellement venir après l'examen des faits et résulter de leur comparaison"(107). Comme le marque pertinemment quelques années plus tard Bernard Jullien, il faut effectivement distinguer différents type de grammairiens et d'attitudes grammaticales dans le processus même de grammatisation de la langue. Des Rhéteurs ou Dissertateurs, qui, à la manière ancienne d'Henri Estienne ou Cureau de la Chambre, voire Ménage, ont pris les qualités ou les défauts supposés de la langue pour sujets de dissertation. Des Annotateurs observant les mots, les locutions, les tours de phrases employés soit par les écrivains, soit par le public, et qui en établirent la convenance et la légitimité, ou l'inconvenance et la barbarie, tels -- jadis -- Vaugelas, Patru, Bouhours, Girard. Des Étymologistes recherchant avec soin l'origine et la filiation des mots sur la base d'une érudition elle-même confortée par l'attention portée aux détails formels, à l'instar du Président de Brosse, de Court de Gébelin, Lacurne de Sainte-Palaye ou Barbazan, auxquels il peut être cependant reproché -- en l'absence de lois découvertes -- de n'avoir pas assez tenu en bride leur imagination stimulée par des rapprochements superficiels souvent hardis. Des Dogmatiques, enfin, qui ont essayé de réunir tous les faits particuliers d'une langue sous un petit nombre de règles générales, ou d'exceptions à ces règles, et parmi lesquels Jullien discerne encore entre les Praticiens à la manière de Restaut, de Wailly, Lhomond, et les Théoriciens qui -- à son point de vue -- " sont les vrais grammairiens et font dans leur domaine ce que les vrais savants font dans le leur : après avoir reconnu tous les faits particuliers ou discrets qui forment le langage, ils recueillent soigneusement ceux qui ont entre eux de l'analogie, les réunissent dans des groupes bien déterminés, et formulent ainsi sous le nom de règles ou de principes généraux des propositions concrètes, applicables à un grand nombre de faits "(108).

Une telle analyse rappelle que le passage du temps n'érode pas seulement la langue, mais façonne également la manière dont les grammairiens sont à même d'appréhender leur objet et d'en cerner les spécificités en fonction de préoccupations et d'intérêts eux-mêmes sujets à variation du fait de l'évolution des mentalités des locuteurs et de celle des structures socio-culturelles pesant sur ces derniers. Il apparaît toutefois dans les faits que les grammairiens éprouvent un grand mal à sortir des schémas de pensée traditionnels et à proposer des explications qui échappent aux modèles référencialiste ou idéologique précédemment exposés. A propos de ce que Damourette et Pichon nommeront plus tard la sexuisemblance des substantifs, la Grammaire nationale va rechercher des arguments " naturels " qui pourraient prêter à sourire s'ils n'étaient l'expression d'un savoir de la langue qui doute de lui-même à l'instant précis de son élaboration : " Les noms peuvent se présenter sous deux aspects différents selon qu'ils désignent un sexe plutôt que l'autre. Les êtres animés se divisent en deux grandes classes : les êtres mâles et les êtres femelles. Cette différence [...] s'appelle Sexe dans les êtres et Genre dans les noms destinés à en rappeler l'idée. Ainsi, de même qu'il y a deux sexes pour les êtres animés, il doit y avoir deux genres parmi les noms : le genre masculin et le genre féminin. [...] La distinction des noms en deux genres [...] conformément aux deux sexes, fut donc prise dans la nature; et on aurait tort de croire, avec Duclos et d'autres grammairiens, qu'elle soit arbitraire et de pure fantaisie. Il eût été absurde de désigner tous les êtres animés, quoique de sexes différents, par le même nom sans distinction de sexe, parce que le langage n'aurait jamais été d'accord avec le fait, et parce qu'on aurait toujours été embarrassé de savoir duquel des deux êtres on parlait, tandis qu'on n'eût mis aucune différence entre leurs noms communs "(109). Il est intéressant de noter dans cet extrait comment les grammairiens -- pour essayer de réfuter la vieille conception métaphysique -- recourent à des explications fondées sur l'observation empirique des choses, et comment -- par le biais d'une rapide assimilation du genre grammatical au sexe -- ils en viennent à soutenir l'hypothèse d'un déterminisme sémiologique des genres qui ne peut évidemment que contrevenir aux idées en émergence alors d'une systématisation interne de la langue obéissant à des lois arbitraires : " Les grammairiens ont généralement senti qu'en français, il doit exister une relation immédiate entre le genre d'un nom, sa signification et sa forme; mais avaient-ils jamais soupçonné qu'il pouvait exister le moindre rapport entre le genre d'un nom et la pensée qui domine dans la phrase où il se trouve? Et cependant, dit un écrivain, c'est dans ce rapport si méconnu qu'est tout le secret des genres des noms en français. [...] L'homme, on le sait, s'assimile dans la nature tout ce qui est fort; il se l'approprie, il en fait son domaine. Mais ce n'est point assez pour le français de s'emparer de la force partout où elle se décèle; par un travail bizarre, mais réel, de son imagination, il veut que tout être lui ressemble et soit masculin comme lui, [...] tandis que la féminité exprime la douceur, la grâce, la bonté, la touchante faiblesse qui rendent la femme si intéressante "(110). Les auteurs de la Grammaire nationale postulent ainsi une harmonie naturelle du langage dans la forme et la signification qui justifie l'équilibre décelé dans les formes de l'usage : " Si Ange désigne ces êtres célestes créés avant les temps par la main de l'Éternel, ces bienheureux dont la foi nous révèle les sublimes fonctions dans les cieux, le genre masculin que nous donnons à ce mot est en harmonie aves les formes humaines dont notre imagination revêt les êtres immortels qu'il désigne "(111). L'analyse ne vaudrait pas ici le moindre commentaire si -- par sa conception et son énonciation -- elle n'avait durablement entraîné la grammatisation de la langue française du XIXe siècle vers les rives emplies de mirages d'une stylistique balbutiante, grâce à laquelle l'instrumentalisation grammaticale servait toujours à justifier par un effet de sens la position esthétique des auteurs. Et si elle n'avait faussement intégré à l'analyse de la langue des considérations et des parti pris idéologiques et socio-culturels aussi douteux que malignement fascinants.

J'en tirerai la conclusion que dès cette époque du XIXe siècle la métaphorisation du métalangage grammatical constitue un véritable obstacle à l'approfondissement de l'analyse des mécanismes proprement linguistiques; et que les grammairiens issus de la tradition, et mis par elle dans la situation de devoir s'accommoder des acquis de leurs prédécesseurs, perdent dans cette métaphorisation -- " le flambeau de l'analyse et le scalpel de la pensée "! -- toute capacité à représenter objectivement les phénomènes qu'ils observent. On conçoit dès lors que les nouveaux chercheurs, notamment ceux ayant pu effectuer une partie de leurs études en Allemagne, aient cherché à se forger leurs propres terminologies et aient pu ainsi s'élever de considérations philologiques et grammaticales à des analyses et des réflexions linguistiques.

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Notes

103. J.-Ch. Thiébault de Laveaux, Dictionnaire des Difficultés Grammaticales et Littéraires de la Langue française, Discours Préliminaire, Paris, 1816, p. iii/iv; id. 2e éd. 1822 et 3e éd. 1846.

104. Ibid., p. 327 b.

105. De Wailly, Principes généraux et particuliers de la langue française, Paris, Barbou, 11e éd., 1807 [1ère édition en 1754].

106. Ibid, p. 120.

107. Rapport de Touvenel à la Société Grammaticale sur le livre de Sophie Dupuis, Traité de Prononciation ou nouvelle prosodie française, 1836, p. ix-x, B.N. X 24550

108. B. Jullien, Cours Supérieur de Grammaire, 1ère partie : Grammaire proprement dite, Paris, Hachette, 1849, extrait du Cours Complet d'Éducation pour les Filles, p. 9. Après avoir d'ailleurs procédé en tête de son ouvrage à une brève histoire de la grammaire, qui s'est réduite à la liste des grammairiens ayant influencé le cours des transformations de la discipline, Jullien note : " Quoique bien resserrée, cette notice n'avait pas encore été faite, et nous avons cru que nous ne pouvions mieux introduire nos lecteurs à l'étude de la grammaire raisonnée qu'en leur présentant le tableau des progrès que la science a faits, et les noms de ceux qui les ont fait faire ", Ibid., p. 24.

109. Bescherelle frères, et Litais de Gaux, Grammaire Nationale ou Grammaire de Voltaire, de Racine, de Bossuet, de Fénelon, de J.-J. Rousseau, de Buffon, de Bernardin de Saint-Pierre, de Chateaubriand, de Casimir Delavigne, Paris, Bourgeois-Maze, 1836, p. 35-36.

110. Bescherelle frères, et Litais de Gaux, Grammaire Nationale ou Grammaire de Voltaire, de Racine, de Bossuet, de Fénelon, de J.-J. Rousseau, de Buffon, de Bernardin de Saint-Pierre, de Chateaubriand, de Casimir Delavigne, Paris, Bourgeois-Maze, 1836, p. 42.

111. Bescherelle frères, et Litais de Gaux, Grammaire Nationale ou Grammaire de Voltaire, de Racine, de Bossuet, de Fénelon, de J.-J. Rousseau, de Buffon, de Bernardin de Saint-Pierre, de Chateaubriand, de Casimir Delavigne, Paris, Bourgeois-Maze, 1836, p. 81.