6. Standardisation et littérarisation du français

6.1. La littérature, modèle des descriptions de la langue

Compte tenu de l'importance acquise par le fait littéraire dans la société, la culture et la civilisation du XIXe siècle français, il ne saurait être question de passer sous silence les témoignages que ce produit idéal-type livre sur l'évolution des modèles esthétiques verbaux. Certes, la langue française, en son acception au moins saussurienne, ne se réduit pas plus en pratique qu'elle ne s'assimile en son principe aux usages littéraires. Mais, derrière les appas des styles littéraires -- ces formes qui affectent aussi le raisonnement des grammairiens -- et les multiples irisations subjectives de leur présentation, les structures et les processus de la langue restent fondamentalement inchangés dans leur capacité à marquer le passage du sentiment épilinguistique au savoir métalinguistique. Les réflexions et les pratiques d'un Vigny, d'un Hugo, les remarques de Balzac ou de Flaubert, les observations d'un Barbey d'Aurevilly ou d'un Huysmans, voilà des témoignages sur la langue impossibles à récuser, dès lors qu'on les prend ni plus ni moins pour ce qu'ils sont : les indices d'un travail du verbe soumis à une pensée individuelle de la langue collective. C'est en quoi des modèles esthétiques a priori extérieurs à de strictes considérations linguistiques agissent sur la nature et l'évolution de la langue. Les vues exposées ci-dessous -- limitées essentiellement au phénomène rhétorique précédemment entrevu -- sont à cet égard forcément partiales et partielles. Il eût fallu y ajouter des réflexions sur l'évolution des genres littéraires, et, notamment, la consécration de genres mixtes comme le poème en prose ou les formes d'écriture de la prose poétique, que je développe en d'autres travaux.

Probable conséquence de l'hyper-développement de la subjectivité à l'époque romantique, mais conséquence perverse inattendue, jadis relevée par Roland Barthes et Gérard Genette, l'inflation de l'expression imagée, le plus souvent réduite à une utilisation intense des métaphores(130). De la seconde moitié du XVIIIe siècle au premier tiers du XIXe siècle , De Wailly réitère imperturbablement les mêmes conseils d'usage, qui sont aussi ceux que donnent les rhétoriciens de Dumarsais à Varinot, passant par Marmontel et Laveaux : " Rien n'embellit tant le discours que le bon usage des métaphores; mais comme le génie de notre langue aime ce qui est aisé et naturel, il faut que la métaphore ne soit pas trop recherchée. On doit sur-tout, dans l'usage des expressions métaphoriques, faire attention à l'unité. Des métaphores trop multipliées sont également un défaut. Elles ne doivent enfin avoir rien de bas, et être naturelles. On évitera surtout d'y employer les noms profus de l'antiquité païenne pour évoquer les vérités de la religion. En un mot, il faut que le style convienne au sujet; l'éloquence de la chaire doit repousser tout ornement qui ne convient pas à la dignité de son but et à la sévérité de la morale "(131). Dans un ouvrage de grammaire tel que L'Art de parler de Lévizac, qui se réclame cependant explicitement de la tradition métaphysique, ce sont encore les formes de l'ellipse -- nommée en tant que telle -- et de la prosopopée -- occultée dans sa désignation rhétorique spécifique(132) -- qui justifient les distorsions de l'usage pour peu qu'elles soient légitimées par quelque grand nom d'écrivain.

Dans un livre déjà ancien, aujourd'hui assez négligé, après avoir montré que le romantisme français -- comparativement aux romantismes allemand ou britannique -- n'offrait qu'un visage "anémié et truqué" de ce mouvement, Jean Fabre écrivait : "Le romantisme français a inscrit ou inscrira en d'autres temps ses lettres de grandeur : vers 1780, alors que s'éditaient et se révélaient les oeuvres complètes de Rousseau, ou après 1850, lorsque les Chimères, les Contemplations et les Fleurs du Mal éclateront, presque simultanément dans le ciel de la poésie"(133). Ce faisant, il posait le fait que la subsistance et les modifications de la rhétorique à l'époque traditionnellement référée comme "romantique" par les histoires littéraires de la France mettaient d'entrée de jeu hors du champ d'un véritable romantisme européen la portion française du XIXe siècle comprise entre 1798 et 1840. De sorte que le "romantisme français" désigné par les manuels inscrirait comme en creux une revendication et des postulations exprimées ailleurs sur la base d'options philosophiques clairement affichées.

Si mouvements esthétiques concertés il y a eu, la première image nette de leur existence qui s'impose est plutôt -- comme en creux -- celle que donnent à en percevoir leurs contempteurs les plus virulents, que celle qu'en offrent les premiers pratiquants. Romantisme, Réalisme, Naturalisme, Parnasse, tous ont passé par là.

Une première manière de porter l'attaque est la contestation théorique au nom d'un idéal esthétique abstraitement revendiqué. Tel est le cas du critique du Journal des Débats, Dussault(134), qui hasarde sur le sujet quelques réflexions dont l'ambiguïté se révèle très parlante. A l'heure même où Fontanier, une nouvelle fois, livre le dernier état de la réflexion classique sur le sujet, la première réaction du critique du Journal des Débats est de remettre la rhétorique à sa juste place, celle d'un enseignement devenant progressivement obsolète sous ses formes traditionnelles : "Il s'en faut beaucoup que nous attachions à la rhétorique autant d'importance que les anciens ; elle entre dans notre cours d'études ; mais la place qu'elle y occupe n'est pas plus distinguée que celle des autres parties ; on consacre à cette étude une ou deux années, après lesquelles on l'abandonne pour toujours ; les anciens y consacraient leur vie presque entière [...]. Il semble que dans les temps modernes on a eu, pour la rhétorique considérée en elle-même, un certain mépris dont il est difficile d'expliquer les causes : Voltaire se moque beaucoup de cet art, et, à ce sujet, se répand en facéties qui ne tarissent pas ; il est vrai que dans les ouvrages de quelques rhéteurs, la rhétorique se présente hérissée de termes techniques, assez capables d'effaroucher ; mais l'art en lui-même manque-t-il réellement de cette importance que les anciens y attachaient? Nous paraissons ne pas regarder les préceptes comme aussi utiles et nécessaires qu'ils le croyaient ; nous accordons plus qu'eux au génie et au talent ; ils avaient moins de confiance que nous dans la nature ; dans les écoles mêmes, on semble avoir proscrit la lecture des rhéteurs : les noms des figures de rhétorique nous font sourire, tandis que les anciens non seulement s'occupaient très sincèrement de ces figures, mais entraient dans une foule de détails épineux et d'analyses difficiles dont, généralement, nous n'avons pas même l'idée aujourd'hui. Nos gens de lettres eux-mêmes et nos écrivains de profession méprisent les préceptes, et je crois qu'ils ont tort : à la vérité, lorsque le talent naturel manque, les préceptes sont à peu près inutiles ; mais ils sont très propres à seconder la nature, à éclairer le génie, à étendre les moyens, à développer les dispositions, à féconder les germes du talent : l'art d'écrire cesserait d'être un art s'il n'avait point sa méthode, ses procédés et ses lois : il faut donc les étudier comme il faut étudier les règles de tous les autres arts"(135). Une telle position est finalement peu différente dans sa forme superficielle de celle que Baudelaire énonce encore quelque quarante ans plus tard dans le Salon de 1859, quoique la revendication de ce dernier s'élève sur un arrière-plan épistémologique bien différent de celui auquel réfère le thuriféraire d'une orthodoxie esthétique néo-classique : "Je ne crains pas qu'on dise qu'il y a absurdité à supposer une même éducation appliquée à une foule d'individus différents. Car il est évident que les rhétoriques et les prosodies ne sont pas des tyrannies inventées arbitrairement, mais une collection de règles réclamées par l'organisation même de l'être spirituel, et jamais les prosodies et les rhétoriques n'ont empêché l'originalité de se produire distinctement. Le contraire, à savoir qu'elles ont aidé à l'éclosion de l'originalité, serait infiniment plus vrai"(136).

Une seconde manière de porter l'attaque est de réduire l'importance des principes généraux pour fixer l'essentiel du débat sur les pratiques effectives de l'écriture contestée; et la critique prend alors la forme de la diatribe et du sarcasme, à peine édulcorés par la veine comique qui alimente une constante dépréciation ironique du phénomène rhétorique. C'est ainsi qu'Antoine Jay(137), à la faveur d'un pastiche des modes alors régnantes, observe -- en forme de prétérition -- le désir d'émancipation des jeunes romantiques, qui s'inscrit jusque dans leur affranchissement à l'égard des impératifs classiques de clarté, pureté et précision de la langue française : "Mais je m'abstiendrai de remarques critiques sur l'emploi du langage : elles seraient trop nombreuses ; et d'ailleurs nos jeunes maîtres mettent au nombre des droits acquis au romantisme celui de dénaturer la langue et de faire impunément des solécismes. Ils ne veulent pas emprisonner leur génie dans les règles de la grammaire : ce serait une imitation trop servile du classicisme caduc"(138)

C'est sur cette considération générale caractérisant l'éthologie linguistique du romantisme naissant, que Jay fait reposer une dévaluation ironique du système anti-rhétorique que proclament les ambitions esthétiques de la nouvelle école.

Ce sont tout d'abord les figures les plus communément désignées et employées en littérature qui sont l'objet de la critique : la synecdoque, la métonymie, les métaphores, évaluées à l'aune du bon sens bourgeois et de la rationnalité la plus plate :

"[Au lieu de : "dans mon lit un oeil noir"] Vous autres qui ne parlez que pour être compris, vous auriez dit tout simplement : une belle fille aux yeux noirs. Voyez le beau mérite! Quelle difficulté y a-t-il à cela ? Parlez-moi des poètes de l'époque : ils prennent, quand ils en ont besoin, la plus petite partie d'une chose pour le tout : c'est la synecdoche romantique. Il suffit de ne pas oublier la couleur de l'objet [...]. Puisque j'en suis aux figures de rhétorique, je dois ajouter que les génies modernes aiment singulièrement un trope que nos professeurs de Belles-Lettres nous conseillent d'éviter avec grand soin. [...] Tu n'as pas le sentiment de la poésie : je suis fâché de te le dire ; mais c'est la vérité. Tu penses toujours à ces vieilles règles dont nous avons secoué la domination. Je t'apprendrai que cette image est ce que nous nommons la grande Hyperbole. Nous nous en servons beaucoup, par ce que son effet est infailliblement d'exciter une vive surprise. Ce que nous redoutons le plus, c'est d'écrire comme les autres ; ce ne serait pas la peine de faire une révolution dans la République des Lettres pour nous retrouver au point d'où nous sommes partis. Nous avons imaginé bien d'autres tropes dont jusqu'ici personne n'avait entendu parler. Je commencerai par la Triviale : elle abonde dans une pièce des Rayons Jaunes, que je regarde à juste titre comme mon chef d'oeuvre. Écoute avec attention!

Ce ne sont que chansons, clameurs, rires d'ivrogne
Ou qu'amours en plein air, et baisers sans vergogne
Et publiques faveurs
Je rentre : sur ma route on se presse, on se rue ;
Toute la nuit j'entends se traîner dans la rue
Et hurler les buveurs.

Qu'en dis-tu ? Tu ne sens peut-être pas tout le sublime de la figure triviale. Je ne connais que mes amis Alfred de Vigny et Émile Deschamps qui puissent descendre à cette profondeur. Aussi sont-ils, comme ton serviteur, les maîtres du siècle, dont ils ont acquis la propriété exclusive [...]

L'un de nos tropes les plus séduisants dont nous nous servons est le Non-sens ; c'est l'ombre que nous jetons, comme d'habiles peintres, dans nos tableaux. Toutes les fois que cette figure se présente à notre esprit, et cela arrive souvent, nous sommes saisis d'enthousiasme :

Rime, écho qui prends la voix
Du hautbois,
Ou l'éclat de la trompette ;
Dernier adieu d'un ami,
Qu'à demi
L'autre ami, de loin répète."(139)

Mais on voit ici qu'au-delà de la critique conjoncturelle et d'humeur, avec le terme de "figure" et les impedimenta techniques de la taxonomie rhétorique, ce sont les formes expressives fondamentales de l'esthétique romantique -- en tant que ces dernières s'affirment dans une opposition généralisée(140) -- qui sont condamnées, et, par delà la correctivité grammaticale et lexicologique, l'éthique sociale qu'elles pré-supposent(141). Lamartine, comme Vigny, Gaspard de Pons, Sainte-Beuve ou Hugo, tous hérauts affichés et reconnus de la nouvelle Pléiade, font les frais de cette acrimonieuse acribie(142), comme -- en prose -- les témoignages de Musset, Quinet ou de Renan sur leurs enfances portent trace de la lourdeur du faix rhétorique dans l'instruction qu'ils ont reçue(143). Car ce qui est dénoncé par les tenants de la tradition, c'est au moins autant la violation des principes d'une rhétorique soumise aux règles de la convenance que celle des fondements d'une socialité respectueuse de la hiérarchie des mérites. Le Discours de Daru sur les causes du succès de la litote, comme forme d'expression correspondant à certaines nécessités conjoncturelles et historiques de l'éthique sociale, est parfaitement clair à cet égard(144).

Un autre critique réactionnaire de l'époque, Louis-Pierre-Marie-François Baour-Lormian(145), dans son dialogue intitulé Le Classique et le Romantique, expose sans retenue cette liaison du rhétorique et de la morale sociale grâce à une théorie de la simplicité lexicologique, qui renvoie le rhétorique à l'inanité des machines pervertisseuses modernes :

"Non ! La critique veille et de près vous menace.
Et que sont vos écrits? L'opprobre du Parnasse.
Qu'y trouve-t-on ? Des mots vides, ou boursouflés,
Tout honteux de se voir l'un à l'autre accouplés ;
De lourds enjambemens, de grotesques lubies ;
Des non-sens éternels, des phrases amphibies ;
Les objets les plus saints associés toujours
Au récit nébuleux de vos fades amours ;
L'amas incohérent de spectres et de charmes,
D'amantes et de croix, de baisers et de larmes,
De vierges, de bourreaux, de vampires hurlans,
De tombes, de bandits, de cadavres sanglans,
D'ivrognes, de charniers, de gibets, de tortures,
Et toutes ces horreurs, ces hideuses peintures
Que, sous le cauchemar dont il est oppressé,
Un malade entrevoit, d'épouvante glacé...
Et c'est à la faveur d'un monstrueux système
Que, du siècle des arts défiant l'anathème,
Vous croyez sans péril profaner à nos yeux
Tout ce qu'a respecté le goût de nos aïeux"(146)

Un tel témoignage porte au ridicule le détail de la phraséologie, et les principes de la mise en scène verbale, qui caractérisent les écrivains du mélodrame, et du roman gothique, y compris les poètes inspirés par les styles épique, élégiaque ou la veine "troubadour". Rares sont les auteurs du début du XIXe siècle qui peuvent prétendre échapper à cette condamnation généralisée. D'Arlincourt en tirera son surnom de "Vicomte inversif"... Ce qui pose de nouveau toute une série d'interrogations concernant l'axiologie langagière de la littérature au XIXe siècle :

1° Qu'en est-il de la résistance de la rhétorique et des mutations littéraires, de sa dissimulation, et des formes diverses de ses variations en concomitance avec les événements de l'histoire politique et culturelle ?

Quid -- en termes de style ou de manière -- de la lecture des oeuvres du passé que font en synchronie par rapport aux créations les critiques littéraires de profession et le lectorat anonyme des amoureux de la littérature ?

3° A distance historique, enfin, quels indices sémiologiques peuvent aujourd'hui fournir la théorie et les pratiques rhétoriques de ce moment de l'histoire de la littérature française ?

[Suite] – [Table]

Notes

130. C'est tout au moins le sentiment qui s'impose rétrospectivement, sans étude précise des conditions épistémologiques du changement de la rhétorique au XIXe siècle. D. Bouverot a analyse avec clairvoyance certains effets de cette interprétation rapide dans : " La métaphore vue comme marginalité par les écrivains de Frantext ", in Actes du IVe colloque international du Groupe d'Étude en Histoire de la Langue Française, Paris, 1989, Grammaire des fautes et français non conventionnel, Presses de l'École Normale Supérieure de Jeunes-Filles, 1992, p. 305-314.

131. De Wailly, Principes généraux et particuliers de la langue française, Paris, Barbou, 11e éd., 1807, p. 364.

132. Jean-Pons Coust, Abbé de Lévizac, Art de parler & d'écrire correctement la langue française ou Grammaire philosophique et littéraire de cette langue, Paris, Rémont, 1799, 2 tomes, t. II, p. 157, par exemple, mais aussi de manière constante dans l'ouvrage : " On ne fait ordinairement des apostrophes qu'aux êtres vivans et animés; mais dans des mouvemens oratoires, et dans des transports de passion, on s'adresse à la nature entière. L'imagination enflammée donne des sens, une âme, des sentiments à tout ce qui existe ". Il n'est pas sans piquant, au reste, de noter l'explication par la théorie bien usée des climats que Lévizac donne de l'ellipse : " Plus les hommes ont eu de vicacité et de feu, moins ils ont exprimé de choses, et plus ils en ont laissé à deviner " [t. 2, p. 233], car ce sont en fait les auteurs de renom - de préférence ceux du passé au reste - qui justifient ces pratiques y compris dans leurs aspects séditieux : " J'ai toujours été persuadé que le meilleur code grammatical se trouve dans les grands écrivains d'une nation. C'est dans leurs immortels ouvrages qu'une langue brille de tout son éclat. Tout, jusqu'à leurs fautes même, .y sert d'instruction. C'est dans Pascal, Corneille, Racine, Despréaux, Bossuet, Fléchier, Fénélon, Mme de Sévigné, La Fontaine, les deux Rousseau, Voltaire, Buffon, M. L'abbé Delille, etc., qu'on doit étudier la langue française, si l'on veut en connaître à fond toutes les beautés et toutes les ressources. Ces classiques, à jamais illustres, ont prouvé qu'elle ne cède ni en douceur, ni en force, ni en hardiesse, à aucune des langues connues, et que, si elle se montre parfois pauvre, hérissée ou languissante, ce n'est point sa faute, mais celle des écrivains qui, se mêlant de la manier sans génie et sans âme, lui communiquent la faiblesse, l'incohérence et la bassesse de leur esprit ", Ibid., t. 1, p. 13.

133. Jean Fabre : Lumières et Romantisme, Klincksieck, 1963, p. IV.

134. Ancien feuilletoniste du Journal de l'Empire, devenu le Journal des Débats, "ce vieil organe imbécile et têtu de la propagande voltairienne", Jean-François-Joseph Dussault, était né à Paris, le 1er juillet 1769, et y mourut le 14 juillet 1824. Professeur au collège Sainte-Barbe jusqu'à la révolution, il devint ensuite rédacteur de L'Orateur du Peuple puis du Véridique, avant de s'attacher en compagnie de Hoffman, de Feletz et de Geoffroy, aux chroniques littéraires du Journal des Débats - sous la signature Y - jusqu'en 1817. Conservateur de la Bibliothèque Sainte-Geneviève, il fut battu à l'Académie par Villemain, en 1821. Sainte-Beuve écrivait de son talent: "C'est un agréable ramage, où l'on ne peut démêler aucun air déterminé. [...] Son élégance étudiée, compassée est un peu commune; son jugement ne ressort pas nettement. Il n'est ni pour, ni contre Chateaubriand. Il ne dit pas trop de mal de Mme de Staël, mais il dit encore plus de bien de Mme de Genlis... Il n'entre presque jamais dans le vif" [Causeries du lundi, t. 1: "La Critique littéraire sous l'Empire"].

135. Dussault, Annales littéraires, Paris, 1818, A propos du Traité de l'Orateur de Cicéron, traduit par l'abbé Collin, t. 2, pp. 415.

136. Baudelaire, Salon de 1859, section 4. "Le Gouvernement de l'Imagination", éd. M.-A. Ruff, Coll. L'Intégrale, Le Seuil, 1968, p. 399 b.

137. Antoine Jay naquit à Guitres, en Gironde, le 20 octobre 1770; il mourut à Paris, le 9 avril 1855. Après avoir eu pour maître chez les oratoriens de Niort le futur duc d'Otrante, Fouché, Jay devint avocat à Toulouse, avant de partir pour l'Amérique du Nord entre 1795 et 1802. Précepteur de 1803 à 1809, des fils de Fouché, Antoine Jay obtint dès 1810 le prix de l'Académie française, en partage avec Victorin Fabre, pour son Tableau littéraire du XVIIIe siècle. En 1812, année où Villemain obtint le premier prix, il reçut l'accessit pour son Éloge de Montaigne, et se lança dans le journalisme. Directeur du Journal de Paris, Jay fut également l'un des fondateurs du Constitutionnel et de la Minerve. Après un séjour à Sainte-Pélagie, en 1823, pour avoir violemment attaqué Boyer-Fonfrède, Jay reprit ses activités de journaliste, de critique, et entreprit une carrière politique, étant élu à la Chambre des Députés de 1831 à 1837. Il devint membre de l'Académie française, au 15e fauteuil, succédant à l'abbé François-Xavier-Marc-Antoine, duc de Montesquiou-Fézensac, et après avoir publié en 1831 un recueil - 4 volumes in-8 - de ses Oeuvres choisies. Antoine Jay a passé à la postérité pour avoir rédigé en 1830 la Conversion d'un romantique, manuscrit de Joseph Delorme, suivi de deux lettres sur la littérature du siècle et d'un essai sur l'éloquence politique en France [Paris, Moutardier], qui est un écrit spécialement dirigé contre les débuts romantiques de Sainte-Beuve. Et pour avoir fondé, en compagnie de Jouy, Arnault et Norvins, la Biographie nouvelle des contemporains.

138. La Conversion d'un romantique, Paris, Moutardier, 1830, p. 105. Le texte en question a cependant été rédigé en 1825.

139. Loc. cit., pp. 49-60. A quoi l'on peut d'ailleurs ajouter les développements suivants: "[...] Le Vide est une figure qui tient au Non-sens, mais qui en est cependant séparée par une nuance délicate que le sentiment poétique peut seul faire distinguer. En voici un exemple bien instructif :

Un livre est entr'ouvert près de moi, sur une chaise,
Je lis ou fais semblant
Et les jaunes rayons que le couchant ramène
Plus jaunes ce soir-là que pendant la semaine
Teignent mes rideaux blancs

Je ne sais pas si tu goûtes comme il faut l'heureux mélange de Non-sens et de Vide que j'ai mis dans ces vers. Un livre ouvert sur une chaise, voilà le Vide; les rayons du soleil couchant, plus jaunes le dimanche que pendant le reste de la semaine, voilà le Non-sens. Cette alliance que notre Alfred de Vigny a - je crois - trouvé le premier, car je ne veux point lui enlever ce mérite; cette alliance est d'un grand secours pour les poètes du siècle. Avec elle, ils sont toujours sûrs de se tirer d'embarras. Je voudrais bien qu'on me montrât dans votre littérature à règles, dont nous voulons éteindre le souvenir, des beautés aussi éclatantes. Il y a encore des gens qui voudraient que la raison ne fût pas séparée de la poésie; cela est vieux comme le monde. [...]

Nous avons jugé à propos [...] de placer parmi les tropes dont nous aimons à nous servir celui que je nommerais volontiers l' Enfantin. Lamartine est un modèle en ce genre [...]

Ah! berce, berce, berce encore
Berce pour la dernière fois
Berce cet enfant qui l'adore,
Et qui, depuis sa tendre aurore,
N'a rêvé que l'onde et les bois !

La Similitude éloignée, autre figure, dont le grand poète que je viens de citer a fait un admirable usage dans les vers suivants :

Qu'il est doux, quand le vent caresse
Son sein mollement agité
De voir sous ma main qui la presse
La vague qui s'enfle et s'abaisse
Comme le sein de la beauté

L'idée de comparer une vague au sein de la beauté n'était encore venue à personne. Voilà de ces coups de maître, de ces bonnes fortunes, qui doivent exciter beaucoup de jalousies [...]. Si je voulais énumérer toutes les richesses dont nous avons grossi le trésor de la langue nouvelle, tu serais frappé d'admiration; mais je n'en ai pas le loisir. Seulement, je ne saurais passer sous silence deux tropes nouveaux qui reviennent souvent dans nos vers. Le premier est la Battologie romantique, comme dans ces vers de Victor Hugo :

Je revenais du bain, mes frères;
Seigneurs, du bain je revenais
ou ceux-ci d'Alfred de Vigny :
Qu'il est doux! qu'il est doux d'écouter des histoires,
Des histoires du temps passé !

La seconde figure est l' Exagérée, c'est-à-dire la tension violente et continuelle des pensées; ce qui produit une charmante sensation. Ainsi, dans la traduction déjà célèbre de Roméo et Juliette, tragédie de Shakespeare, Mercutio, l'un des personnages, est blessé à mort d'un coup d'épée; il revient sur la scène et s'écrie d'une manière agréable et très dramatique :

Le coup n'est pas très fort; non, il n'est pas sans doute
Large comme un portail d'église, ni profond
Comme un puits : c'est égal, la botte est bien à fond."

[fin de citation].

140. Le célèbre "Mort à la rhétorique" proféré par Hugo, sur lequel je reviendrai plus loin, qu'on trouverait aisément relayé, tout au long de la première moitié du siècle, sous différentes formes par Quinet, Renan, Vallès et bien d'autres. Voir J.-Ph. Saint-Gérand: ""Ces bouquets de feux d'artifice...". Rhétorique et Politique dans la France du XIXe siècle ", in Rhetorik, hrsggb von J. Dyck, W. Dens, G. Ueding, 19/1994, [Niemeyer], pp. 50-59.

141. Un texte de portée générale, tel que celui que publie alors le Journal Grammatical de la Langue française, est particulièrement révélateur de la stratification sociale stabilisée que doivent entretenir la correctivité normative et l'orthodoxie esthétique : "Savoir sa langue et la bien parler devient une obligation impérieuse en France; aux riches, pour consolider la prépondérance que leur donne leur position sociale; aux classes moyennes, pour soutenir leurs droits et leur influence; aux artisans, pour mériter la considération et répandre un certain lustre sur les professions industrielles; à tout le monde, parce que parler est une nécessité de tous les instants, et que bien parler peut devenir une habitude sans déplacer les sources de la puissance, sans confondre les conditions", 1831, t. VIII, p. 24.

142. Saint-Chamans, par exemple, constitue une bonne illustration de cette attitude. "Un homme - écrit-il - fit, dans la Grèce ou ailleurs, en terre, en plâtre, en marbre, une représentation de l'homme. D'autres l'imitèrent, et l'on eut des statues. Mais l'une avait l'épaule de travers, l'autre la tête trop grosse pour le corps, une troisième le genou mal attaché, etc. etc. A force d'essais, il en vint un qui fit de très belles statues très bien proportionnées. Des personnes de goût, qui s'étaient fort occupées de cet objet et qui avaient vu un grand nombre de tentatives infructueuses, se dirent : voilà un homme qui a réussi, et qui excite l'admiration universelle. Voyons, comment s'y est-il pris ? Les critiques examinent, étudient les chefs d'oeuvre du statuaire, et y apprennent les justes proportions. Ils disent alors combien de longueur de tête doit avoir le corps, selon qu'on veut représenter un enfant, un homme fait, ou la taille héroïque, etc. ; ils fixent enfin les règles de l'art. Les statuaires suivans se conforment à ces lois ; et débarrassés de la nécessité de perdre du temps à chercher, à tâtonner pour trouver les vraies proportions, ils se livrent à leur génie, s'attachent davantage à l'expression, font encore faire quelques pas à l'art, et sont peut-être plus parfaits que celui qui a servi de modèle. Il s'en trouve d'autres, soit qu'ils vivent dans un pays où ces préceptes ne sont plus parvenus, soit qu'ils n'aient pas l'adresse de réussir en s'astreignant à suivre ces belles proportions ; soit qu'affligés d'un esprit faux et superbe, ils dédaignent les leçons et croient trouver dans leur génie des proportions plus nobles ou plus agréables ; il s'en trouve d'autres, dis-je, qui font des statues au gré de leur fantaisie, sans reconnaître de lois. On voit leur ciseau produire, au lieu d'hommes, des géans, des nains, des bossus, des boiteux, des monstres de toute espèce. Quelques artistes parmi eux ont le génie de l'art, au moins dans certaines parties. Ainsi la plus belle tête se trouve sur le corps de l'homme le plus mal fait ; un bras admirable est attaché à une épaule difforme ; l'expression la plus terrible et la plus vraie de la douleur se voit à côté des contorsions les plus ridicules. Dans un groupe, l'un d'eux, qui ne respecte pas plus les règles de convenance que les autres préceptes, représente un homme retenant sa respiration, exprimant dans tous ses traits une rage concentrée, impatiente de s'exercer, serrant un poignard dans sa main qui tremble de fureur, déjà levant le bras pour assassiner son ennemi ; et à deux pas de cette figure qui fait frissonner, il place la figure étourdie d'un enfant qui lui porte son polichinelle entre les jambes ; car il n'y a pas de disparate qui les effraie, et cela peut arriver dans la nature. Si l'on admire le bon dans ces statues, il ne peut, à quelque degré qu'il soit, donner qu'une demi-satisfaction ; car le plaisir est troublé par le dégoût qu'inspirent les monstrueux défauts qui l'avoisinent. [...] Si quelques érudits, si Jodelle en France, et les Jodelles des autres pays ont fait de mauvaises pièces calquées sur celles des Anciens, ce n'est point parce qu'ils ont suivi les règles établies que leurs pièces sont mauvaises, c'est parce qu'ils n'avaient pas de génie : car l'observation des règles peut bien faire éviter les fautes les plus grossières, mais ne donne pas une étincelle de talent. Si Calderon et Shakspear [sic] ont fait des ouvrages où brillent de grandes beautés, ce n'est pas parce qu'ils ont violé les règles, c'est parce qu'ils avaient du génie : car la violation des règles ne donne pas et n'ôte pas le génie, quoiqu'elle puisse rendre nuls ses efforts. Ces hommes de génie qui ont fait de beaux monstres auraient pu produire des ouvrages parfaits, si, au talent qui crée les beautés, ils avaient joint aussi le goût qui garantit des absurdité", L'Anti-Romantique ou Examen de quelques ouvrages nouveaux, Paris, Le Normant, 1816, pp. 43-44 et 46. Le Vicomte Auguste de Saint-Chamans naquit en 1777 et mourut à Chaltrayt, dans la Marne, en 1860. Homme politique et publiciste, il fut Conseiller d'État et Député de la Marne sous la Restauration, et représente bien cette tendance de la culture française qui - au XIXe siècle - marie la littérature et l'économie politique sous la dominance d'un esprit réactionnaire et caustique.

143. Quinet pouvait écrire: "Une seule chose s'était maintenue dans les collèges délabrés de l'Empire : la Rhétorique. Elle avait survécu à tous les régimes, à tous les changements d'opinion et de gouvernement, comme une plante vivace qui naît naturellement du vieux sol gaulois. Nul orage ne peut l'en extirper. Nous composions des discours, des déclamations, des amplifications, des narrations, comme au temps de Sénèque. Dans ces discours, il fallait toujours une prosopopée à la Fabricius ; dans les narrations, toujours un combat de générosité, toujours un père qui dispute à son fils le droit de mourir à sa place dans un naufrage, un incendie, ou sur un échafaud. Nous avions le choix entre ces trois manières de terminer la vie de nos héros, ainsi que la liberté de mettre dans leurs bouches les paroles suprêmes. Je choisissais en général le naufrage parce que la harangue devait être plus courte", Histoire de mes idées, autobiographie, Oeuvres Complètes, tome X, éd. Germer-Baillière, Paris, 1880, pp. 166-167.

144. Dans son Discours à l'Institut, le 13 août 1806, Daru écrit en effet : "[...] à mesure que la civilisation s'est perfectionnée, la délicatesse a remplacé la franchise, le vice lui même a exigé des ménagemens, la politesse a conseillé la dissimulation ; la plaisanterie, qui avait succédé à la satyre, a éprouvé elle-même le reproche d'être trop directe, trop sévère et, de là, est né ce persiflage qui ne se laisse percevoir que par les initiés, et qui a fait naître chez tous ceux qui étaient condamnés à l'entendre la prétention de se faire remarquer par leur finesse et leur pénétration. Cette affectation de tout entendre à demi mot a fait prendre l'habitude de tout laisser à deviner. Il s'est établi un défi contre la finesse des lecteurs, et celle des écrivains ; dès lors, le langage, les manières ont pris un caractère de subtilité, toutes les différences n'ont plus consisté que dans des nuances délicates, les couleurs n'ont été que pâles à force d'être adoucies", B.N. Z 5053 [175], pp. 10-11.

145. Louis-Pierre-Marie-François Baour-Lormian naquit à Toulouse le 24 mars 1770. Il mourut à Paris en 1854. Fils d'un imprimeur, il se livra de bonne heure aux Lettres, et entra dans la carrière avec un recueil de Satires toulousaines. Dramaturge néo-classique, il produisit Omasis ou Joseph en Égypte, Mahomet II, avant de traduire le poëme de Job, ce qui lui valut d'entrer à l'Académie française en 1815. Ses Veillées poétiques et morales [1814] décrivent son inspiration générale. Devenu aveugle à la fin de sa vie, Baour-Lormian est resté le modèle de la tradition obstinée. Son dialogue, Le Classique et le Romantique, publié chez Urbain Canel, en 1825, demeure une des plus sarcastiques critiques du genre romantique.

146. Le Classique et le Romantique, Paris, Urbain Canel, 1825, p. 28.