6.3. Genres de transition et esthétique langagière

Une autre manière de prendre connaissance du développement de la réflexion en ce domaine est -- sur le versant proprement littéraire -- d'interroger les modes d'intégration par la critique des avancées de l'esthétique scripturale. Le cas du poème en prose, genre nouveau et difficile à accepter du fait même de sa mixité, fournit ici un exemple remarquable de ce qu'il advient en ce domaine entre le XVIIe et le XIXe siècle. Houdar de La Motte passe traditionnellement pour être le premier, en 1716 à utiliser le syntagme "poème en prose" au sujet des Aventures de Télémaque. Mais l'abbé Desfontaines, dès 1731, en esprit cartésien, contestait cette composition : "C'est abuser des termes, et renoncer aux idées claires et distinctes, que de donner sérieusement le nom de Poësie à la prose poëtique, telle que celle du Télémaque ou de quelque autre ouvrage de ce genre"(165)

A la même époque du XVIIIe siècle , les Réflexions critiques sur la poésie et la peinture de l'Abbé Jean-Baptiste Du Bos, dans la section Des estampes et des poëmes en prose de leur première partie, présentaient déjà un rapport d'analogie inverse virtuelle entre les poëmes sans vers et de beaux vers sans poësie(166), dont se saisira le Chevalier de Jaucourt pour la rédaction de ses articles de l'Encyclopédie. On y voit effectivement gloser le contenu du syntagme en question : " Poëme en prose, genre d'ouvrage où l'on retrouve la fiction et le style de la poésie, et qui sont par là de vrais poëmes, à la mesure et à la rime près ; c'est une invention fort heureuse. Nous avons obligation à la poésie en prose de quelques ouvrages remplis d'aventures vraisemblables et merveilleuses à la fois [...]. L'estimable auteur de Télémaque ne nous auroit jamais donné cet ouvrage enchanteur, s'il avoit dû l'écrire en vers ; il est de beaux poëmes sans vers, comme de beaux tableaux sans le plus riche coloris"(167). Peu après, le Chevalier de Jaucourt, notera d'ailleurs que la poésie n'est pas nécessairement et infrangiblement liée à la condition de versification : "[...] la mesure ne constitua jamais ce qu'on appelle un vrai poëme ; et si elle suffisoit, la poësie ne seroit qu'un jeu d'enfant, qu'un frivole arrangement de mots que la moindre transposition feroit disparoître. Il n'en est pas ainsi de la vraie poésie ; on a beau renverser l'ordre, déranger les mots, rompre la mesure ; elle perd l'harmonie, il est vrai, mais elle ne perd point sa nature ; la poésie des choses reste toujours ; on la retrouve dans ses membres dispersés"(168). Mais, à la même époque, et dans le même ouvrage, la conscience linguistique de l'Encyclopédie, Beauzée, de l'École Royale Militaire [Berm], renvoyant indirectement à Du Bos, affectait l'existence de cette notion d'un doute presque définitif : "Apulée et Lucien, quoique tous deux fertiles en fictions et en ornemens poétiques, n'ont jamais été comptés parmi les poëtes. La fable de Psyché auroit été appelée poëme, s'il y avoit des poèmes en prose. [...] La traduction en prose d'un poëme n'est à ce poëme que ce qu'une estampe est à un tableau, elle en rend bien le dessein, mais elle n'en exprime pas le coloris, et c'est ce que Madame Dacier elle-même pensoit de sa traduction d'Homère"(169)

Plus s'avance le terme du XVIIIe siècle , plus se marquent donc simultanément la distinction des formes du vers et de la prose et la problématique convergence de leurs asymptotes : Prosa, qui va en ligne droite, s'oppose à la brisure et aux retournements des vers. La distinction classique et néo-classique -- source d'antagonisme et de rapprochement -- est ainsi reprise jusqu'aux premières heures du romantisme légitimiste français : "Prose [...] Se dit par opposition à vers, à poésie. Discours qui n'est point assujetti à une certaine mesure, à un certain nombre de pieds et de syllabes. Le langage de la prose est plus simple et moins figuré que celui des vers. Acad. Épit. Exacte, harmonieuse, libre, coulante, traînante. M. François de Neufchâteau, dans son épître sur les spectacles, appelle la prose Du langage des dieux la modeste rivale. Et continue : La prose n'est pas rebelle, / Elle vient quand on l'appelle, / Et le vers quand il lui plaît"(170)

A cet égard, on se rappellera également qu'en 1789, Marmontel dressait un constat analogue, et montrait que, dans chacune de ces deux pratiques scripturales, la différence distinguant prose et poésie pouvait se réduire à la simple question de la présence ou de l'absence d'une mesure et à celle du statut organique de l'harmonie : " Entre la prose poétique et les vers, nulle différence que celle du mètre. La hardiesse des tours et des figures, la chaleur, la rapidité des mouvements, tout leur est commun. C'est donc à l'harmonie que la question se réduit "(171). Dans l'oeil du cyclone idéologique des années postérieures à 1830, le Dictionnaire de l'Académie française, 1835, 6e éd., sous "poème", ne reconnaissait d'ailleurs pas le syntagme "poëme en prose", et ne référait qu'à des ouvrages en vers d'une certaine étendue, tout en concédant sous la pression des faits que : " "[...] poésie désigne généralement l'art de faire des ouvrages en vers, tout en se disant parfois d'un ouvrage en prose qui tient de la hardiesse et de l'élévation poétique ".

Cette occultation est significative d'un embarras théorique certain chez les Académiciens, et souligne a contrario une modification retardée du paysage lexical, qui se manifeste -- autour de 1840 -- dans la transformation du contenu descriptif et analytique des notices lexicographiques.

En effet, le Supplément de 1842 [L. Barré] du dit Dictionnaire académique entérinera ainsi l'extension de sens du terme, qui, sous couvert de réactivation étymologique bienvenue, annexe désormais les territoires autrefois parcourus par le " sermo pedestris ": " Poëme, il s'est dit quelquefois d'un ouvrage de prose, où l'on trouve les fictions, le style harmonieux et figuré de la poésie "(172). Et, le Dictionnaire National de Bescherelle aîné, en 1843, sans faire expressément du syntagme poème en prose une sous-rubrique de l'entrée générique, de gloser néanmoins son contenu en le réintroduisant in extremis sous forme de mention : "Par extens. Ouvrage de prose où l'on trouve les fictions, le style harmonieux et figuré de la poésie. Le Télémaque de Fénélon, les Martyrs de Chateaubriand, sont considérés comme des poèmes en prose"(173). Cette référence, dans laquelle se lit encore le processus en cours de lexicalisation du syntagme, invite et incite à considérer en retour -- dans le même ouvrage -- l'article poésie, dont la notice marquait un glissement sémantique intéressant, d'ailleurs souligné par l'adverbe concessif : "Poésie. Chaleur, hardiesse, coloris, élévation poétique, même en prose. Platon est plein de poésie. Il y a une belle poésie dans Fénelon et dans Bossuet"(174). Il n'y a peut-être là au reste qu'un effet de récupération du stéréotype socio-linguistique qui poussait alors un Charles Deglény à stigmatiser un énoncé d'époque fort commun tel que "Il y a de la poésie là dedans [le vice, l'adultère, le crime, etc.]"(175). Et le rapport de la prose à la poésie en est alors tout troublé. Seule, dans ces années, la plume conservatrice de Denne-Baron, dans le Dictionnaire de la Conversation ou Répertoire des Connaissances usuelles, publié sous la direction de W. Duckett, ose encore adopter une attitude plus restrictive, et, derrière une récurrente analogie de la poésie et de la musique, dissimule la force régulatrice de ses arguments concessifs : "[...] Pour être poëmes, il faut que toutes ces oeuvres soient rythmées, c'est-à-dire écrites en vers. Nous ne pouvons appeler du nom de poëme une prose poétique. Cependant, nous convenons que la prose élevée, choisie, ornée d'harmonieuses périodes, consacrée à de grandes images ou à de riants tableaux de la nature, est susceptible de présenter les plus belles fleurs de la poésie, bien qu'elle ne soit nullement un poëme. Un poëme est le cadre d'une action, d'un sentiment, d'une peinture, où, comme dans une sonate, un air, un opéra, toutes les mesures sont comptées, carrées même, si l'on veut, mais où les points d'orgue, où les récitatifs n'en ont pas moins une expressivité musicale, d'autant plus charmante quelquefois qu'elle est libre, aventureuse, et sans joug de la mesure, cette rigide maîtresse. C'est ainsi que la prose poétique, si comparable au point d'orgue et au récitatif en musique, sans être un poème, peut enclore une poésie admirable. Disons donc que le Télémaque nous offre un parfum de poésie tour à tour onctueuse comme celle de l'Évangile, tour à tour douce comme celle de l'Odyssée, ce dernier rayon mourant du génie d'Homère; disons que Paul et Virginie reflète une candeur de poésie qui n'a de comparable que la blancheur et la mélancolie d'un lis des champs ; et respirons avec volupté dans Les Martyrs, ce bouquet de poésie formé des fleurs du Liban, de l'Hymète, de Lucrétile et des frais bocages de la Gaule"(176).

Napoléon Landais, pour sa part, en 1859, dans la 13e édition de son Grand Dictionnaire Général et Grammatical des Dictionnaires Français [éd. Didier et Cie], pouvait donc consigner, avec le sens de la vulgarisation facile caractérisant généralement son entreprise, la doxa qui s'était progressivement élaborée autour du dilemme de la prose et des vers : "On appelle poème en prose un genre d'ouvrages où l'on retrouve la fiction et le style de la poésie, et qui, par là, sont de vrais poèmes, à la mesure et à la rime près. Le Télémaque de Fénelon est un poème en prose"(177). A l'article Prose, le même écho se faisait d'ailleurs entendre : "[...] discours qui n'est pas assujetti à une certaine mesure ni à la rime, par opposition à vers, à poésie, pour laquelle rime et mesure sont de rigueur; Le Télémaque est un véritable poème écrit en prose"(178)

Il est vrai qu'indépendamment de toute théorisation explicite, et sur la foi de simples observations empiriques, les amateurs de littérature pouvaient déceler depuis un certain temps une accommodation progressive et réciproque des écritures versifiées et prosaïques : "Comme il y a des vers qui se rapprochent de la prose, il y a une prose qui peut se rapprocher des vers. Presque tout ce qui exprime un sentiment ou une opinion décidés a quelque chose de métrique ou de mesuré : ce genre ne tient pas à l'art, mais à l'influence et à la domination du caractère sur le talent" écrivait ainsi Joubert, en pleine période de romantisme royaliste(179)

De multiples raisons interfèrent donc pour expliquer les causes et les conséquences de cette dialectique convergence. Parmi ces raisons, et plus particulièrement pour la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe siècle , il faut invoquer le phénomène des traductions en prose, qui, en tant que forme intermédiaire d'adaptation des systèmes esthétiques inscrits dans les théories des genres et leur représentation linguistique, assumaient alors une fonction des plus ambiguës. Les traductions permettaient en effet de théoriser la relation de la prose à la poésie versifiée, comme naguère elles avaient eu -- dans le domaine de la langue -- l'opportunité de fonder sur le latin ou le grec -- par thèmes et versions -- une analyse grammaticale du français. On retrouve ici une collusion évidente des intérêts grammaticaux ou linguistiques et littéraires.

Une première position du problème de la traduction est alors représentée par le critique du Journal des Débats, Dussault, lequel analyse l'impossible tâche du traducteur, et conclut à l'impossibilité virtuelle de traduire la poésie : " Un traducteur n'est pas un poëte, au moins tant qu'il se borne au rôle de traducteur ; ou, s'il est poëte, lorsqu'il a l'air de traduire, il ne traduit réellement point : il imite, il parodie, il transforme, il paraphrase ; il met son esprit, son style, son goût, son imagination, son talent, en un mot, à la place du style, du goût et du talent de l'auteur dont il a entrepris de transporter dans sa langue les pensées, les images, les tours, les mouvements, les sentimens et l'élocution. Le poëte exclut le traducteur, et le traducteur exclut le poëte "(180).

D'où une seconde position, qui fait de la prose un simple faire-valoir, un substitut du vers : " Le traducteur ne s'est pas même proposé de développer toutes les ressources de la prose ; il ne l'a employée qu'autant qu'elle était nécessaire pour amener convenablement et faire valoir les beautés de cet autre langage, qu'est le vers, dont il possède tous les secrets, et dont il sait si bien exercer tout le charme "(181). La prose agit ici en mineur par rapport au vers. De multiples témoignages historiques attestent cette influente et durable partition du champ de l'observable empirique en matière de poétique. C'est ainsi que la traduction des Oeuvres de Virgile par l'abbé de Saint-Rémi, qui date de 1746, suscitera encore -- près de soixante ans plus tard -- ce jugement : " Ce n'est pas un poëme qu'il nous fait lire ; c'est un roman insipide, une histoire, ou quelquefois même une gazette. Sa prose triste, lourde et languissante, éteint tout le feu poétique de son original. C'est presque partout une périphrase sans génie, sans goût, sans art, d'un style faible et souvent très gêné "(182). Les prérogatives esthétiques du poëme sont ici opposées sans dissimulation à la soumission pédestre de la prose. Le Temple de Gnide, versifié en 1772 par Léonard, perd son aspect idéologiquement subversif dans sa mise en structures poétiques formelles, sans gagner à cette métamorphose autre chose qu'une forme d'incomplétude sémiologique et d'inachèvement, cruellement ressentie, et exprimée sous le couvert de la métaphore horacienne de l'Ut pictura. La prose ne saurait rendre ce que la poésie versifiée exprime de manière unitaire : " C'est toujours avec regret, avec une sorte d'impatience que je lis en prose des Ouvrages où les idées, les expressions et les images de la Poésie sont accumulées. J'éprouve alors le sentiment que fait naître l'aspect d'un excellent tableau, dont la toile ne présente encore que l'esquisse. On admire la distribution des groupes, le contraste et l'ensemble des parties, la pureté du trait, l'exactitude du dessin, la richesse et le génie de la composition ; mais on désire l'effet et le coloris " (183).

Nous sommes donc là dans une situation de frustration au regard d'un modèle idéal, qui n'est pas sans rappeler cette esthétique du Beau absolu que le Père André défendait au milieu du XVIIIe siècle , et qui restait toujours d'actualité aux premières heures du romantisme littéraire français, si l'on en croit la réédition de l'Essai sur le Beau, suivi de Six Discours [1745], qui en est encore donnée à Lyon, chez Blache, en 1820. Ce qui relève de la prose, comme l'indique Jean-Charles Thiébeault de Lavaux, est de qualité irrémédiablement vulgaire; une continuité certaine avec le XVIIIe siècle est bien ici perceptible, qui affecte la représentation des discours : " Prose : C'est le langage ordinaire des hommes, qui n'est point gêné par les mesures et les rimes que demande la poésie. Quoique la prose ait des liaisons qui la soutiennent, et une structure qui la rend nombreuse, elle doit paraître fort libre et n'avoir rien qui sente la gêne. L'éloquence et la poésie ont chacune leur harmonie, mais si opposée que ce qui embellit l'une défigure l'autre. L'oreille est choquée de la mesure des vers, quand elle se trouve dans la prose, et tout vers prosaïque déplaît dans la poésie. La prose emploie à la vérité les mêmes figures et les mêmes images que la poésie ; mais le style est différent, et la cadence est toute contraire. Dans la poésie même, chaque espèce a sa cadence propre. Autre est le ton de l'épopée, autre est celui de la tragédie ; le genre lyrique n'est ni épique ni dramatique, ainsi des autres ; et la prose, dont la marche est uniforme, ne pourrait pas diversifier ses accords pour s'adapter à ces divers genres "(184)

Le même auteur, quelque trente ans plus tard, résume assez clairement le développement de ce processus complexe d'attraction et de détournement simultanés qui affecte la stabilité d'une théorie des genres minutieusement hiérarchisée en catégories soumises à distribution complémentaire, tout en aboutissant non sans paradoxe à une défense et illustration des supérieures qualités de la versification : " Pendant bien des siècles, les poëtes ont considéré les vers comme une partie essentielle de la poésie, si bien que la poésie s'est appelée l'Art des vers. Les poëmes en prose ne vinrent que très-tard, et peut-être y fut-on préparé par les traductions en prose d'Homère et de Virgile. Le Télémaque est le premier ouvrage fameux que la France ait eu en ce genre ; il a servi à autoriser la prose poétique. Auparavant, on pouvait bien rencontrer de temps en temps, dans l'éloquence et dans l'histoire, quelques inspirations dignes des poëtes ; dans les Oraisons funèbres de Bossuet, on trouve plus d'un passage que la poésie ne saurait surpasser : mais ce n'étaient que des exceptions, et l'on ne se serait pas avisé d'écrire tout un ouvrage de ce style. L'exemple une fois donné, la prose poétique a obtenu droit de cité dans la littérature. Toutefois, on ne saurait nier que la versification n'ait sur la prose d'incontestables avantages : elle communique au style un charme analogue à celui de la musique ; elle distribue avec art les accents et les silences, et s'efforce de peindre les idées par le son et le mouvement des vers. Elle double l'énergie et la vivacité du style, en obligeant l'auteur à resserrer les tours languissants ; elle proscrit toute expression faible et invite l'écrivain à bien faire, en récompensant son travail, car elle grave ses pensées dans la mémoire bien mieux que la plus belle prose "(185). Cette citation expose bien -- me semble-t-il -- la rémanence d'une position idéologique conservatrice triomphant, dans le discours des critiques et des lexicographes, des modifications et des avancées de la pratique artistique. Présent dans le discours critique et lexicographique français depuis le dernier tiers du XVIIIe siècle , le syntagme poème en prose est définitivement entré dans la langue à la fin du premier tiers du XIXe siècle . Mais, derrière l'infrangibilité du signe biface, et sous la solidarité superficielle de son signifiant et de son signifié se laissent encore percevoir les lignes de fracture de sa constitution comme concept d'esthétique littéraire.

La situation initiale d'une réflexion sur le contenu à attribuer au syntagme poème en prose se ressent nettement en effet d'un examen comparatif et crispé des qualités -- et éventuellement des supériorités -- de l'une ou l'autre de ces formes d'écriture. Un postulat de départ est nécessaire à l'approfondissement de cette confrontation ; celui de la prééminence acquise du vers sur la prose. Cette affirmation prend au XIXe siècle différentes colorations, et relève de différents points de vue énonciatifs. Mais il est intéressant de voir un auteur tel que Chateaubriand, pourtant réputé être un des promoteurs des formes neuves de l'écriture en prose, affirmer dans la préface d'Atala : " Je ne suis point de ces barbares qui confondent la prose et les vers. Le poëte, quoi qu'on en dise, est toujours l'homme par excellence ; et des volumes entiers de prose descriptive, ne valent pas cinquante beaux vers d'Homère, de Virgile ou de Racine "(186)

En contre-chant, un Philippon de la Madelaine peut bien affirmer la disjonction des formes de la versification et du contenu poétique : " La versification et la poésie ne sont point la même chose ; mais combien de vers sans poésie! Horace, poète dans ses odes, n'est presque plus qu'un prosateur dans ses satyres : lui-même il en assimile les vers au discours familier, sermoni propiora. C'était sans doute abandon, insouciance, ou paresse de sa part ; car la satyre comporte fort bien le coloris poétique, lorsqu'on sait le lui imprimer. Boileau parmi nous, Gilbert, Clément, et quelques autres, en offrent la preuve dans leurs écrits. [...] Aucun genre n'est étranger à la poésie française ; elle peut tout traiter, parce qu'elle sait tout embellir "(187). Il n'en reste pas moins que la poésie représente la forme la plus achevée de l'écriture littéraire, et que, comme le marque Dussault, la versification s'impose toujours comme un constituant inaliénable de l'expression poétique : " Quoi qu'il en soit, la versification est tellement essentielle à la poésie, qu'on ne peut raisonnablement regarder comme poëtes ceux qui ont secoué ce joug : un véritable poëte sait le porter avec grâce ; c'est la réunion du génie poétique et de la versification, qui fait le poëte ; on peut avoir l'un sans l'autre, je le sais ; mais les vrais favoris de la nature les réunissent ; je n'ignore pas que Fénelon faisait mal les vers ; que nous avons une ode de Bossuet, qui n'est pas supportable ; que J.-J. Rousseau était un versificateur très médiocre, et que l'auteur du Temple de Gnide pouvait, en ce genre, le disputer au père Mallebranche [sic] ; aussi ne les range-t-on pas dans la classe des Racine, des Boileau, des La Fontaine, des J.-B. Rousseau "(188)

Du postulat initial procède ainsi une certaine représentation de la conformation que doit observer l'écriture poétique au début du XIXe siècle , laquelle n'est au fond que conformité à des modèles classiques éprouvés, adoucie par le sentiment et l'expérience du naturel. C'est par cette faille de la déduction logique que s'insinuent les rapprochements de plus en plus insistants de la prose et de la poésie. Un texte de Dussault offre l'exemple de ces frôlements, à vrai dire plus notionnels que réellement conceptuels à cette date : " Ces vers, moins riches de poésie et d'images que ceux de M. de Fontanes sur le même sujet, en ont du moins la pureté élégante et la clarté lumineuse, cette clarté qui naît de l'enchaînement exact de toutes les pensées, et de l'expression juste de chacune. Formée sur cet excellent modèle, la versification de M. de Chênedollé est exempte de tous les défauts à la mode : on n'y trouve point cette recherche ambitieuse d'expressions bizarrement rapprochées, que nos auteurs du jour paraissent regarder comme le mérite suprême ; point de ces coupes hasardées, de ces combinaisons singulières de la mesure, qui sont moins en elles-mêmes des beautés que des licences, que le goût peut approuver, quelquefois, mais que toujours il condamne quand elles sont prodiguées ; aucune de ces tournures précieuses, que l'on appelle, dans nos Athénées, de l'esprit et de la délicatesse, et qui nous retracent les temps des Cotin et des Scudéry ; en un mot, rien d'entortillé, d'alambiqué, de gothique. Le style du nouveau poëte est toujours simple, naturel, coulant ; quelquefois, il est vrai, son expression n'est pas assez teinte de la couleur poétique : les tours et les mots se rapprochent un peu de la prose, mais je préfère cet excès de simplicité, quoique trop répréhensible, aux défauts pompeux et brillans de la manière qui s'accrédite aujourd'hui. L'auteur peut aisément retoucher et fortifier quelques endroits où son coloris semble pâlir ; on corrige plus difficilement un style contourné avec prétention et tourmenté à dessein "(189). A vouloir éviter les fastes et les pompes rhétoriques de l'énonciation poétique néo-classique -- telles qu'un Gradus français de Carpentier [1822] ou le Dictionnaire de la langue oratoire et poétique [1819] de Planche, précédemment allégués, nous les restituent -- le poète courait le risque d'être confondu avec un simple prosateur.

Or, si, depuis Voltaire, et même chez des critiques dont ont sait qu'ils ont développé de réels sentiments d'affinité profonde avec le romantisme, il est convenu de revendiquer cette supériorité du vers sur la prose et du poète sur le prosateur, certaines fortes personnalités tout à l'inverse revendiquent la précellence de la prose. Voltaire écrivait en effet : " "Les vers, pour être bons, doivent avoir tout le mérite d'une prose parfaite, en s'élevant au-dessus d'elle par le rythme, la cadence, la mélodie, et par la sage hardiesse des figures "(190). A quoi, sous un certain angle, faisait écho le constat de Mme de Staël, relayé ultérieurement par Alexandre Soumet et Émile Deschamps : " "[...] Il est bon de rappeler que les poëtes ont en général été de bons écrivains en prose, quand ils l'ont bien voulu, tandis qu'il n'y a peut-être pas d'exemples de grands écrivains qui soient montés de la prose à la poésie "(191)

En revanche, un Louis-Sébastien Mercier n'hésitait pas -- pour sa part -- à défendre la thèse de la supériorité de la prose, et, par cela même, sur l'exemple constant d'Atala, exigeait une émancipation totale de l'écriture littéraire conforme à ses principes révolutionnaires : " Qui n'aurait pitié de tous ces jeunes gens perdus, abymés dans la versification française, et qui s'éloignent d'autant plus de la poésie! Je suis venu pour les guérir, pour dessiller leurs yeux, pour leur donner peut-être une langue poétique ; elle tiendra au développement de la nôtre d'après son mécanisme et ses anomalies. Médecin curateur, je veux les préserver de la rimaille française, véritable habitude émanée d'un siècle sourd et barbare ; monotonie insoutenable, enfantillage honteux, qui, pour avoir été caressé par plusieurs écrivains n'en est pas moins ridicule. La prose est à nous ; sa marche est, libre ; il n'appartient qu'à nous de lui imprimer un caractère plus vivant. Les prosateurs sont nos vrais poètes ; qu'ils osent, et la langue prendra des accens tout nouveaux : les mots, les syllabes mêmes ne peuvent-ils pas se placer de manière que leur concours produise l'effet le plus inattendu? Nos constructions ne sont pas aussi rigides qu'on a voulu le persuader : je le prouverai [...]. Les athlètes ne montraient toutes leurs forces que lorsqu'ils paraissaient presque nus dans l'arène ; et nous, nous n'avons pas encore osé dévoiler l'ossature de notre langue : c'est notre timidité qui fait tout l'orgueil de nos voisins. A ce mot d'ossature tous nos versificateurs pâlissent ; ils le comprennent fort bien, ce mot ; ils sentent qu'ils ont été de misérables galériens, sillonnant une mer rebelle, tandis qu'ils auraient pu jouir d'une langue sans gène, et qui se prêtât aux scènes éternelles et variées du grand théâtre du monde. Mais la sottise un jour, sous le masque de la rime, est entrée dans le palais de l'imagination : son oeil hébêté ne put suivre la rapidité des images qui l'environnaient ; chargée de richesses factices, elle n'a retenu que le mot de passé, qui l'a introduite dans ce palais ; elle y est, elle y sera encore quelque temps : elle marche en cadençant ses hémistiches ; elle sourit niaisement à ses ritournelles. Nous l'apercevons, nous la distinguons à son pas symétrisé ; mais nous multiplierons nos féeries, comme si elle n'y était pas. [...]. [Après une philippique à l'égard de La Harpe] Assurons à nos écrivains la liberté d'enchaîner tout à-la-fois et des expressions toutes nouvelles, et des inversions hardies ; nous en verrons naître un coloris plus animé, une plus grande harmonie. Ne se plairait-on que dans le travail et dans la gêne? La difficulté vaincue sera-t-elle le premier mérite? Une singulière adresse tiendra-t-elle lieu des sublimes beautés de la poésie? Chercherons nous enfin un vrai plaisir dans une admiration stérile? Quant à moi, je souris de voir s'accréditer des licences qui tourneront à la plus grande gloire de la langue ; j'aime le style d'Attala, parce que j'aime le style qui, indigné des obstacles qu'il rencontre, élance, pour les franchir, ses phrases audacieuses, offre à l'esprit étonné des merveilles nées du sein même des obstacles. Allez vous endormir près des lacs tranquilles ou des eaux stagnantes ; j'aime tout fleuve majestueux qui roule ses ondes sur les rochers inégaux, qui les précipite par torrens de perles éclatantes, qui emplit mon oreille d'un mugissement harmonieux, qui frappe mon oeil d'une tourmente écumeuse, et qui me rappelle sans cesse près de ce magnifique spectacle, toujours plus enchanté des concordantes convulsions de la nature. Allumez-vous au milieu de nous, volcans des arts! "(192)

Une telle critique virulente n'avait guère de chance d'être aisément acceptée par les Aristarques de la tradition, et l'on peut voir en elle le germe de cette condamnation qui, parallèlement aux effets de censure grammaticale, et pendant longtemps, frappera encore les premiers essais de poème en prose ou de prose poétique. Tant que pour la majorité des lecteurs et des critiques, règles et écriture classiques font toujours bon ménage avec les nécessités historiques du présent et réfléchissent dans les textes une esthétique de la mesure et de la soumission à des modèles intemporels incessamment répétés, Dussault ne peut tolérer la moindre indulgence dans l'appréciation des essais de jeunes auteurs. Ces derniers sont immédiatement taxés de faiblesse, et d'aveuglement pour ne point observer des principes assis sur la constitution naturelle du Beau littéraire : " "Il y a sans doute beaucoup d'écrivains dont le style est plein d'images incohérentes, de mots nouveaux, d'expressions gigantesques, mais ce n'est point par système qu'ils suivent une si mauvaise méthode ; c'est par impuissance, c'est parce qu'ils veulent faire mieux qu'ils ne peuvent. Incapables de se plier au joug du bon sens et du goût, ils cherchent à se distinguer au moins par leur extravagance ; ignorant leur langue, ils s'en font une bizarre, aussi incorrecte que leurs idées ; trop orgueilleux pour étudier les vrais modèles, ils s'abandonnent à toutes les fougues d'une imagination déréglée. Il est vrai qu'ils veulent quelquefois ériger leurs défauts en système, à peu près comme La Motte et Fontenelle voulurent réformer l'art poëtique d'après leurs poëmes ; mais ils ne sont pas même assez conséquens dans leur folie, pour suivre, en écrivant, des principes, quels qu'ils soient. Et comment pourrait-on trouver quelque trace d'intelligence, de raisonnement et de choix dans le chaos, et dans le désordre de leur style ? [...] La nature fut avare envers les écrivains qui ne savent point obéir aux règles de l'art ; car ces règles qu'ils veulent proscrire ne sont que les lois de la nature même "(193). La même filière critique, farouchement condamnatrice, peut être suivie jusqu'à la fin des années vingt du XIXe siècle . A cette époque, des arrêts aussi explicites que rigoureux, portant non sur les personnes mais sur le genre lui-même, considéré dans son inacceptable mixité, sont alors formulés avec intransigeance. La correction rhétorique préjudicielle, cette épanorthose habile, renforce le pouvoir démonstratif de l'analyse dépréciative ici développée, et soutient très efficacement la modalité déontique de la recommandation qu'elle avance : " "Ne faites point de poëme en prose! C'est un genre qu'il ne faut pas proscrire sans doute, puisque le beau siècle de Louis xiv lui doit un des chefs d'oeuvre qui l'immortalisent, et que l'époque actuelle lui doit un de ces ouvrages où brillent des beautés d'un ordre supérieur ; mais il ne faut pas trop l'encourager, puisqu'il a produit un si petit nombre d'ouvrages remarquables, et tant d'essais malheureux : genre mixte, dont le caractère, les lois et les prérogatives ne sauraient être déterminées avec précision ; qui, s'écartant de la simplicité de la prose, s'affranchissant des règles austères de la versification, n'a ni la grâce naïve et les modestes agrémens du langage ordinaire au-dessus duquel il a prétendu s'élever, ni le mérite de la difficulté vaincue, et les beautés supérieures du langage poétique auquel il a voulu s'élever, et reste ainsi réellement au-dessous de l'un et de l'autre "(194)

La configuration de forces critiques en présence est assez symptomatique. De la recherche initiale d'une conformation idéale et rigoureuse de l'écriture aux modèles versifiés, on est progressivement passé à la promulgation de condamnations frappant sans merci toute prose qui voulait s'annexer les attributs expressifs du vers. Pour que la création littéraire ne soit pas définitivement hypothéquée par cette contradiction et suspendue à son irrésolution, ainsi que l'attestent de nombreux textes rédigés entre 1810 et 1835, restait alors à reconnaître l'impératif de concessions réciproques auxquelles devraient se soumettre les partisans de l'une ou l'autre option. Ainsi, un critique plutôt passéiste, tel que Féletz, pouvait-il tout-à-la-fois : reconnaître l'extrême distinctivité des formes du vers et de la prose ; faire tonner une fois encore la dépréciation du genre mixte qu'est le poème en prose ; et avouer in extremis que l'intelligence d'un lectorat sensible était parfaitement à même de transcender la rigueur de règles trop contraignantes : " "En littérature, les genres sont et doivent rester parfaitement distincts ; ils ont leurs différences réelles, leurs qualités propres, leur langage particulier ; vouloir les confondre, ou faire un nouveau genre du mélange de plusieurs, c'est un abus ; c'est du moins une innovation rarement heureuse : telle est la règle générale et fondée sur la nature même des choses. Dépourvu de talent de poète, vous avez néanmoins de l'esprit, des connaissances et l'art d'exprimer vos idées dans un style clair et élégant : écrivez en prose. Vous vous sentez animé de cet esprit presque divin qui fait les poètes : écrivez en vers. Mais, ne pouvant atteindre au langage de la poésie, dédaignant le langage commun, ou peut-être incapable de le parler avec grâce, vous vous jetez dans un genre mixte, et vous faites de la prose poétique : probablement vous m'ennuierez. Vous avez le talent d'observer et de peindre sur la scène les ridicules et les travers de la société : faites des comédies. Vous savez, dans un style noble et élevé, intéresser le spectateur au tableau de passions orageuses, de leurs crimes et de leur fureurs : faites des tragédies. Mais, ne pouvant ni tenir d'une main ferme le poignard de Melpomène, ni porter avec grâce le masque de Thalie, vous me donnez une tragédie bourgeoise, un drame : vraisemblablement, je vous sifflerai. Vous avez la patience de consulter les anciens monumens et de comparer des écrits contradictoires ; une saine critique qui vous fait discerner le vrai d'avec le faux ; le talent de raconter avec clarté, précision, élégance : écrivez l'histoire. Vous avez une imagination qui crée des événemens, qui les dispose dans un ordre agréable, qui met en jeu des passions factices, et imite la nature en l'embellissant : faites des romans. Mais vous voulez confondre le vrai avec le faux, mêler la fable à l'histoire, et vous m'annoncez un roman, historique : assurément je vous critiquerai. Ce sont là les vrais principes littéraires : mais les gens sensés ne mettent point à ces vérités là plus d'importance qu'elles n'en méritent ; ils sont loin d'en être fanatiques ; ils avouent que le génie et le talent peuvent quelquefois s'élever au-dessus des règles [...] "(195)

Ainsi, au tournant de la Révolution de juillet, à l'heure ou Aloysius Bertrand et Maurice de Guérin formalisaient leurs inspirations -- ou fantastique ou intimiste -- sous les espèces du poème en prose, derrière la reconnaissance du signe référant à cet objet désormais constitué, étaient encore perceptibles les intérêts idéologiques et esthétiques au nom desquels, depuis près d'un siècle, s'étaient développées tant de querelles agonistiques. Dès lors, est-il probablement plus aisé de comprendre la situation clivée dans laquelle se trouvaient inconfortablement les premiers théoriciens et historiens de la nouvelle littérature du XIXe siècle , qui, à l'instar de ces lignes de Cyprien Desmarais étaient obligés de reverser les constituants du débat critique du côté d'une problématique phylogénèse, et d'un progrès éventuel de l'esthétique littéraire réalisé sous l'influence de la socialisation et de la civilisation, alors qu'il s'agissait peut-être tout simplement d'une nécessité ontogénique du langage, que les philosophes et écrivains d'outre-rhin, sous l'influence de Humboldt et des premières recherches de linguistique, résumeraient sous l'appellation de sympoésie : " L'impulsion que Mme de Staël donnait alors à la philosophie, M. de Châteaubriant [sic] la donnait à la littérature. Je ne sache pas de nom qui, à notre époque, ait acquis une célébrité plus populaire. Il était répété par ceux-mêmes qui regardaient l'auteur comme un fléau littéraire. Tout seconda sa renommée naissante : une époque lasse de tout passé, et qui ne voulait proclamer aucune gloire à moins qu'elle ne fut le fruit d'une idée contemporaine, une religion outragée par le sophisme, vivifiée par les échafauds, et qui protégeait de toute son autorité son brillant apologiste. Des sources nouvelles d'émotion furent découvertes par l'auteur d'Atala. Il a dans ses idées et dans son style quelque chose qui rappelle et la simplicité et l'énergie des moeurs primitives, et qui s'unit, par un contraste plein de aux méditations plus savantes des temps civilisés. On a reproché à M. de Châteaubriant d'avoir ouvert l'école d'un goût faux et d'avoir préparé, peut-être la décadence de la littérature. Ces reproches me semblent peu fondés [...]. Les écrits de M. de Châteaubriant appartiennent, comme les oeuvres de Mme de Staël, à un genre mixte, également éloigné et de la pureté et de la correction classique des écrivains du siècle de Louis XIV, et de la pédanterie philosophique du XVIIIe siècle . Ce sont, si l'on veut, des poëmes ; mais des poëmes en prose, et l'on sent malgré soi que de pareilles pensées et de tels sentimens perdraient la moitié de leurs charmes, assujettis à la loi de la rime et à cette servitude que la mesure impose au poète. La poésie de l'âme appartient à la nature primitive, et les lois de la versification à la nature civilisée "(196).

Par " si l'on veut ", le caractère mixte du genre est une nouvelle fois asserté dans ce contexte sur le mode restrictif d'une concession, tandis que sa justification est imputée à la spécificité de ses thématiques. Ainsi la solidarité contre-nature -- ou, si l'on préfère, contre les règles stables d'une esthétique classique -- de l'expression et du contenu des oeuvres qui résultent de cette esthétique devient-elle prétexte à justifier un argument de nécessité, alors que le rapport dialectique du primitif au civilisé, sur lequel il est au demeurant fondé, reste largement incertain en raison d'une conception de l'histoire uniformément téléologique. En 1830, comme en 1840, le strument verbal -- comme disent certains grammairiens -- ne peut plus être au service d'une instrumentalisation forcée de l'écriture, soumise aux contraintes d'une rhétorique ayant épuisé l'expérience du monde avant que de le nommer; il instrumente désormais le rapport au monde d'un écrivain qui est aussi sujet social, et qui se construit en tant que tel dans l'épreuve du verbal.

Travaillée depuis les dernières années du XVIIIe siècle , la mixité de l'écriture du poème en prose et de la prose poétique, si longtemps condamnée, puis peu à peu concédée, se révèle -- sous ses aspects de lexicalisation comme dans sa dimension onomasiologique -- infiniment représentative d'une modernité en cours de gestation. En quoi des remarques analogues à celles qu'un Desmarais formulait dès 1824 étaient d'ores et déjà désormais promises à un grand avenir, ouvrant sur une large postérité qu'illustreraient des personnalités et des oeuvres aussi diverses que celles de Lautréamont, Darzens [Strophes artificielles, 1888], Ephraïm Mikhael [Oeuvres posthumes, 1890], Verhaeren [Poèmes en prose, 1891] et Remi de Gourmont [Proses moroses, 1894]. Aujourd'hui, alors que certains critiques contemporains voient se réaliser autour de 1820 le Sacre de l'écrivain, il me semble qu'il serait plus juste -- sur l'exemple du poème en prose -- de souligner que la littérature, dans cet instant, se découvre grâce à la langue, non sans ironie, comme n'étant plus dans un rapport direct au monde, mais inscrite dans et par la médiation d'un sujet de l'écriture responsable des choix formels qu'il opère : "On fait une objection qui a quelque apparence de gravité : on dit que les romantiques s'occupent beaucoup de la nature matérielle, à laquelle ils empruntent sans cesse des comparaisons et des images, et qu'ils aiment à décrire dans ses moindres détails. Ceux qui font cette objection omettent de tenir compte de quelques observations très importantes sur la théorie du langage. Il est reconnu que chez les peuples comme chez les individus, l'abondance des figures et des images dans le discours est toujours en raison directe de l'exaltation de la pensée : car, en général, la pensée n'a besoin d'être traduite en tropes que lorsqu'elle est trop intellectualisée, et trop subtile pour être comprise par le vulgaire ; et pour emprunter l'expression du philosophe de Koenigsberg, je dirai que la figure ou l'image est la transformation matérielle du Skema poétique. La littérature romantique est donc nécessairement exclusive de toute idée de matérialisme : d'abord, par ce que, pour les peuples modernes, elle s'est propagée avec le christianisme, et parce qu'elle recherche ce type du Beau idéal tel que cette divine religion l'inspire ; ensuite parce qu'elle tend essentiellement vers le spiritualisme, soit par les formes plus poétiques et plus variées de son langage, soit par les impressions mélancoliques et graves dont elle remplit l'imagination "(197)

Que les conditions historiques et sociales aient aidé à sacraliser l'écrivain, cela ne fait aucun doute ; nous sommes là dans l'extériorisation d'une fonction sociale ; mais, probablement faut-il chercher ailleurs que dans cet adoubement les raisons pour lesquelles le nouvel héros du jour a pu se targuer d'être aussi Sage, Mage, Prophète. Et une part de cet ailleurs réside dans la modification intérieure des rapports que l'individu entretient alors avec le langage. Dans le caractère efficace, neuf, créateur d'un langage qui échappe à ses gangues, à ses normes, à ses entraves. Une langue qui, après le traumatisme des Révolutions, accède enfin à la reconnaissance de ses attributs dits aujourd'hui pragmatiques et de sa fonction perlocutoire.

Dans cette perspective, la littérature n'est plus inévitablement soumise à la reproduction de modèles intangibles. Elle permet de faire entendre et reconnaître une voix singulière s'élevant au-dessus des discours de la collectivité. La reconnaissance du poème en prose, et la validation esthétique concédée aux exercices de prose poétique, ont indéniablement beaucoup contribué à faire advenir cette nouvelle dimension efficace de la parole poétique, qui en s'annexant définitivement les territoires de la prose, ouvre la littérature sur le monde moderne. Un perspicace essai de Castelnau, dès 1825, pressentait cet élargissement de la perspective idéologique : " Le style du Génie du Christianisme n'a pas moins excité l'attention que la conception même de l'ouvrage. M. de Chateaubriand a trouvé dans le genre descriptif le secret de ces heureux rapprochemens de mots, de ces expressions pittoresquement empruntées au langage familier, qui doublent l'apport poétique, et enrichissent, quoi qu'on dise, une langue prompte à se dépouiller à force de délicatesse. A l'époque où son livre parut, la distinction des écoles classique et romantique fut rapidement basée sur les effets nouveaux de ce genre de style. On sentait confusément qu'un tel ouvrage plaçait la littérature dans un point de vue inusité; qu'il sortait du cercle d'idées dans lequel on s'était renfermé jusqu'alors ; mais le critique, prônant le change sur la cause de cette impression, chercha dans la forme extérieure de l'ouvrage une définition qu'il eût été plus juste de tirer du fond même des idées qu'il renfermait "(198)

On ne s'étonnera guère, dans ces conditions, qu'à l'autre extrémité du XIXe siècle , un Huysmans, après avoir loué la concentration de la forme du poème en prose, analyse les effets de diffraction et de multiplication anamorphique de la signifiance que permet cette sublime densification substantielle : " Alors les mots choisis seraient tellement impermutables qu'ils suppléeraient à tous les autres ; l'adjectif posé d'une si ingénieuse et d'une si définitive façon qu'il ne pourrait être légalement dépossédé de sa place, ouvrirait de telles perspectives que le lecteur pourrait rêver pendant des semaines entières, sur son sens, tout à la fois précis et multiple, constaterait le présent, reconstruirait le passé, devinerait l'avenir d'âmes des personnages, révélés par les lueurs de cette épithète unique. Le roman, ainsi conçu, ainsi condensé en une page ou deux, deviendrait une communion de pensée entre un magique écrivain et un idéal lecteur, une collaboration spirituelle consentie entre deux personnes supérieures éparses dans l'univers, une délectation offerte aux délicats, accessibles à eux seuls "(199).

Dans ce texte, c'est la disposition des constituants linguistiques et sa nécessité même, qui sont invoquées comme les principes formels justifiant un dispositif de communi[cati]on sélectif entre lecteurs et créateurs. L'effort de concentration -- auquel fait nécessairement obstacle la linéarité des signes du texte littéraire -- manifesté par la disposition des items lexicaux, et les parallélismes scrupuleux de la syntaxe, si parfaitement représentatifs des déplacements idéologiques et esthétiques qu'ils désignent, seul cet effort d'intériorisation des effets de l'écriture a permis à une forme originellement bâtarde de devenir forme littéraire reconnue et symbolique des espoirs de l'ère moderne. Une manière. -- dira-t-on stylistique? -- de faire advenir en langue et reconnaître en esthétique sa littérarité.

[Suite] – [Table]

Notes

165. Desfontaines, in Le Nouvelliste du Parnasse, t. 1, Paris, 1731, "Dixième lettre sur quelques endroits des Discours de M. de la Motte", p. 238.

166. Paris, 1719, Section 48, Réédition avec Préface de Dominique Désirat, Paris, Énsb-a, Collection Beaux-arts histoire, 1993, p. 163

167. De Jaucourt, L'Encyclopédie, édition originale, t. XII, p. 836 b.

168. De Jaucourt, l'Encyclopédie, édition originale, t. XII, p. 837 b

169. Encyclopédie, éd. originale, t. XIII, p. 494 b, article rédigé par Beauzée

170. L. J. M. Carpentier, Gradus français ou Dictionnaire de la langue poétique, Paris, 1822, Johanneau, p. 975 b.

171. Marmontel, Éléments de Littérature [1789], Paris, Didot Frères, 3 vol., 1867, t. 3 [s. v. Traduction], p. 376.

172. Loc. cit. p. 962 b

173. Loc. cit., t. 2, p. 920 c.

174. id. p. 920, d.

175. Nouveau Tableau de Paris, Paris, Mme Ch. Béchet, 1834-1835, La Langue à la mode, t. 6, p. 210

176. Loc. cit. 2e éd., t. XIV, p. 664 a

177. Napoléon Landais, id. p. 455 c

178. id. , t. 2, p. 406 b

179. Recueil des pensées de M. Joubert [ 1824] publié par Chateaubriand, Paris, Le Normant 1838, pp. 184.

180. Dussault, Annales littéraires, p. p. Eckard, Paris, 1828, t. 2, A propos de la traduction des Métamorphoses d'Ovide par M. de Saint-Ange [1808], p. 507.

181. Malfilâtre, Le Génie de Virgile, ouvrage posthume, publié d'après des manuscrits autographes par P. A. M. Miger, Paris, Maradan, 1810 p. v.

182. Dussault, Annales littéraires, Paris, 1828, t. 3, A propos de traductions en prose des Oeuvres de Virgile, 1806, p.p. Eckardt, p. 78.

183. Léonard, Oeuvres complètes, Liège, 1778, Lemariée, p. 192.

184. Laveaux, Dictionnaire des Difficultés Grammaticales et Littéraires de la Langue française, 3e éd., Paris, 1846, p. 591 [décalque de l'article de l'Encyclopédie [éd. origine., t. Xiii, p. 494 a], rédigé par Beauzée].

185. Dezobry & Bachelet, Dictionnaire Général des Lettres, des Beaux-Arts, et des Sciences morales et Politiques, 4e éd., Paris, Delagrave, 1876, t.. 2, p. 1442

186. Atala, ou les amours de deux sauvages dans le désert, éd. originale, Paris, Migneret, 1801, p. xiii, n. 1.

187. Philippon de la Madelaine, Dictionnaire portatif de rimes, Paris, Capelle et Renaud, 1805, p. 5.

188. Dussault, Annales littéraires, p. p. Eckard, Paris, 1828, t. 1, A propos du poëme de l'Univers [1801], p. 140.

189. Dussault, Annales littéraires, p. p. Eckard, Paris, 1828, t. 2, A propos de Chênedollé [1807], p. 394.

190. Poétique de M. de Voltaire ou Observations recueillies de ses ouvrages, Paris, Genève, Alcôve, 1766, p. 16.

191. Deschamps, Études françaises et étrangères, Paris, 1828, p. xxiii

192. L.-S. Mercier, Néologie, ou vocabulaire de mots nouveaux, à renouveler ou pris dans des acceptions nouvelles, Paris, Moussard, 1801, p. XIV, in G. Bollème, Dictionnaire d'un polygraphe, Coll. 10/18, Paris, 1978, p. 351-354

193. Dussault, Annales littéraires, Paris, 1821, "A propos de l'Allemagne de Mme de Staël", 1800, p. p. Eckardt, p. 30

194. Féletz, Mélanges de Philosophie, d'Histoire et de Littérature, Paris, 1830, t. 6, p. 121

195. Féletz, Mélanges de Philosophie, d'Histoire et de Littérature, Paris, 1830, t. 6, pp. 109-110

196. Desmarais, De la littérature française au XIXe siècle, Paris, 1824, Chap. XXVII, p. 173

197. Desmarais, Essai sur les Classiques et les Romantiques, Paris, 1824, p. 105

198. Castelnau, Essai sur la Littérature Romantique, Paris, 1825, p. 172

199. J.-K. Huysmans, A Rebours [1884], Chap. XIV, éd. Folio Gallimard, 1977, p. 320