8.2. Correctivité et normalisation de la langue

De manière générale, en effet, la nécessité de standardiser les usages et de parvenir -- par conséquent -- à une véritable union nationale par la langue renforce les conséquences de la correctivité grammaticale. Les frères Bescherelle, tout comme Augustin Vanier, Napoléon Landais, voire Girault-Duvivier revendiquaient des grammaires et des dictionnaires auxquels on pût -- explicitement ou non -- adjoindre le prédicat " national "; lors même que l'on croit s'évader de cette politisation primaire de la langue, les effets de la correctivité, qui vont parfois jusqu'à l'hyper-correctivité grammaticale et lexicale, nous rappellent que l'on n'échappe pas à cette contrainte du politique. Un Bernard Jullien développe sur les barbarismes de tous genres une analyse fort intéressante à cet égard. Distinguant les barbarismes de mots -- barbarolexies -- et les barbarismes de phrases -- acrylogies et cacoépies -- qui obscurcissent le discours et rendent les sens louches, il en vient à revendiquer une pureté de la langue qui ne se trouve pas nécessairement, ou qui ne se trouve plus, chez les grands écrivains, mais qui réside à l'état latent dans la nature intrinsèque de cette langue, et qu'il revient à la grammaire d'exposer sans ambiguïtés afin que le modèle s'en répande largement et promptement : " Une langue consiste essentiellement dans son vocabulaire et sa grammaire. Il est chimérique de lui chercher hors de là des qualités en bien ou en mal, puisqu'elle n'est absolument rien que l'ensemble des mots employés par un peuple dans tous leurs sens et dans toutes les constructions où ils peuvent entrer. La perfection d'une langue consiste donc essentiellement dans les qualités des mots et des phrases, dans l'analogie des primitifs et des dérivés, dans la délicatesse des nuances des mots voisins, dans la clarté des constructions, etc. Or, chose remarquable, ce n'est pas du tout d'après un examen pareil, fait et suivi avec une attention extrême, que nous jugeons de la beauté des langues; c'est toujours d'après la considération tout-à-fait étrangère des ouvrages excellents écrits en ces langues. Qui ne voit cependant que la beauté d'un ouvrage dépend, sans doute, en quelque chose de l'instrument qu'on y emploie, mais bien plus encore du génie ou du talent de l'auteur? Lors donc que nous parlons de la beauté des langues, nous faisons presque toujours entrer dans notre jugement un élément étranger : savoir la valeur des hommes qui s'en sont servis, ou celui des ouvrages qu'ils ont composés, et cela suffit pour fausser toutes les conséquences auxquelles nous arrivons plus tard. [...] On dit souvent que les grands écrivains figent la langue, puisque par les modèles qu'ils nous mettent sous les yeux, ils nous rappellent sans cesse ce qui fut autrefois, et ralentissent ainsi ou diminuent les altérations : mais c'est toujours, on le voit, un élément étranger qu'on fait intervenir dans une question de grammaire; et, d'ailleurs, là comme précédemment, le sens du mot fixer n'est pas absolu; il ne représente jamais une fixation réelle, mais seulement, comme je l'ai expliqué, une série de changements plus lents et moins sensibles "(219). A cet égard, l'obstacle fondamental demeure toujours le médiocre degré de développement de la scolarisation, qui interdit de poser suffisamment tôt dans les consciences les bornes et les repères d'une expression correcte. Nombre de grammatistes, d'anciens professeurs, de grammairiens, et même de lexicographes, s'essaient alors -- comme on l'a vu -- à produire des manuels correctifs : d'Hautel, Dictionnaire du bas langage, 2 vol., Paris, 1808; Laveaux, Dictionnaire des difficultés grammaticales et littéraires de la langue française, Paris, 1818; Desgranges, Petit dictionnaire du peuple, Paris, 1821; Roze, Plus de 500 Locutions vicieuses rectifiées, Paris, 1831; etc. Sans compter bien évidemment le Journal de la langue française et des langues en général, qui consacre toujours une importante partie de chacune de ses livraisons à ces questions de correctivité. Je n'en donnerai ici qu'un exemple; en 1837, le verbe Dépiauter et le substantif Moutard sont également condamnés et renvoyés à la basse extrace des locuteurs qui en font usage : " Il y a beaucoup de personnes d'assez bon genre, et même d'instruction plus que moyenne, qui font encore ce barbarisme sans sourciller. Dépiautez-moi ce lièvre; cette brûlure m'a dépiauté le bras. Nous leur donnerons le conseil de mettre toujours le verbe dépouiller à la place du verbe dépiauter. Dépiauter doit rester la propriété exclusive des équarisseurs de Montfaucon et des gargotiers des barrières.

[Quant à Moutard] Ce mot est assez généralement employé aujourd'hui dans la conversation pour signifier un enfant. C'est un emprunt fait à l'argot, et nous n'en voyons nullement l'utilité. Laissons aux théâtres des boulevards faire usage d'un patois intelligible à leurs habitués, et n'allons pas y chercher des expressions qui ne peuvent être que surabondantes ou inconvenantes. La mode, inspirée par une farce dramatique, a adopté ce mot de moutard. Nous comptons sur l'inconstance habituelle de cette stupide puissance, pour jouir bientôt de la chute de ce mot favori "(220).

On se rappellera que Philarète Chasles, pourtant défenseur des prérogatives émancipatrices des écrivains, maintenait en matière de néologie un subtil distingo entre les effets de l'art, volontaire, réfléchi, pratiqués par les grands écrivains et les entraînements de la stéréotypie et de la reproduction de procédés mécaniques dont font malheureusement preuve les plus médiocres : " Les vrais grammairiens ce sont les hommes de génie; ils refont les langues, ils les échauffent à leur foyer et les forgent sur leur enclume. [...] Tous, ils inventent des expressions, hasardent des fautes qui se trouvent être des beautés; frappent de leur sceau royal un mot nouveau qui a bientôt cours, exhument des locutions perdues, qu'ils polissent et mettent en circulation. [...] Ainsi, de faute en faute, d'audace en audace, toujours téméraires, toujours réprouvés par le pédantisme, ils fournissaient des aliments nouveaux à leur vieille mère, à cette langue française qu'ils empêchaient de mourir. [...] Mais, ouvrir la porte au néologisme, dont la plupart de nos écrivains abusent misérablement, excuser ou encourager les fredaines de style qui font tant de bruit autour de nous; augmenter cette rage de vieilles expressions, de phrases mal faites, d'emprunts maladroits à Ronsard et à Jodelle, ce n'est pas mon intention. A côté du talent qui invente, près de l'habile artiste qui rajeunit les débris du langage, se trouvent toujours les manouvriers dont la gaucherie et l'exagération sont fertiles en essais ridicules "(221). Comment, dès lors, proposer une grille socio-culturelle et linguistique(222) homogène d'évaluation de la dynamique du français en chacun de ses secteurs, notamment dans celui de son lexique?

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Notes

219. B. Jullien, Cours Supérieur de Grammaire, 1ère partie : Grammaire proprement dite, Paris, Hachette, 1849, extrait du Cours Complet d'Éducation pour les Filles, p. 5 a, b.

220. Journal de la Langue française et des langues en général, rédigé par M. Mary Lafon, et G.-N. Redler, 3e Série, 1ère année, décembre 1837, Paris, Au Bureau du Journal, Quai Saint-Michel, n° 15, p. 282-283.

221. Philarète Chasles, De la Grammaire en France et principalement de la Grammaire Nationale, avec quelques observations philosophiques et littéraires sur le Génie, les Progrès et les Vicissitudes de la langue française, en introduction à Bescherelle frères, et Litais de Gaux, Grammaire Nationale ou Grammaire de Voltaire, de Racine, de Bossuet, de Fénelon, de J.-J. Rousseau, de Buffon, de Bernardin de Saint-Pierre, de Chateaubriand, de Casimir Delavigne, Paris, Bourgeois-Maze, 1836, p. 9

222. Et ce terme même, comme celui d'étamine, implique une forme de filtrage séparant la substance agréée et les résidus, le reste, comme il a été vu plus haut.