Il serait coupable de quitter le secteur du lexique en omettant l'attraction déjà importante exercée au XIXe siècle par deux ordres de faits lexicaux : celle déjà exercée à l'époque par la langue anglaise, d'une part, et le développement des argots, d'autre part.
De nombreux éléments du lexique s'introduisent alors dans les discours à la faveur des thématiques politiques et commerciales, et de topiques plus précises telles que les récits journalistiques des émeutes luddistes d'Angleterre en 1812, ou des affrontements du problème irlandais et de la réforme électorale entre 1827 et 1832. Des termes tels que : Boop, Cant, Cokeney, Constables, Egotism/-ist, Hustings, Major Officer, Meeting, Middleman, Policemen, Poll, Repealer, Riot-act, Speech, Tories, marquent la prégnance du phénomène. Dans les secteurs technologiques et commerciaux, la même fascination se révèle, on a déjà noté des termes tels que Steamboat, Paquebot, etc. . C'est que -- comme l'a bien montré naguère J.-R. Klein(231) -- l'attraction exercée par la Grande-Bretagne, malgré les aléas de la haute politique, ne cesse de s'appliquer à tous les niveaux de la société et marque l'expression d'une sorte d'hyperbole de l'élégance, qui signe son fashionable. L'homme à la mode intègre à ses comportements sociaux une vague anglicité de façade. Un érudit peut alors s'amuser à rappeler que Budget provient en vérité de l'ancien français bougette, et que nombre de termes ressentis comme anglais sont -- dans leur origine -- bien français. Dans la lignée de ses premiers travaux de philologue, Francisque Michel va même jusqu'à construire d'impressionnants édifices documentaires sur ces bases relationnelles et comparatives, car quantité de mots français ont été acclimatés en Écosse à l'époque de Marie Stuart et de l'Auld Alliance, puis s'en reviennent en France avec le prestige des mythes attachés aux terres lointaines(232). Depuis les années romantiques, dans lesquelles le sublime poétique s'inscrivait et se diffusait dans les keepsakes de la bonne société, la mode est d'ailleurs à l'hyperbolisation généralisée de l'expression, et il est courant de voir s'entasser dans les énoncés des formes telles que : renversant, ébouriffant, esbrouffrant, épatant, à tout casser, splendide, infect, gâteux. Pourquoi pas alors égotiste, sentimental, soda-water, establishment, glass [glasse, pour un verre à boire] et d'autres encore, qui infusent dans les discours une apparence d'élégance que seuls sauront partager les happy few... Le dernier exemple est particulièrement révélateur d'ailleurs de la labilité des frontières qui distinguent les différents registres de la langue française au XIXe siècle , car le terme de Glasse / Glace, attesté dès le XVIIe siècle , manifestement dérivé de l'anglais au sens sus-dit, ne possède pas alors une valeur dépréciative; cette dernière n'apparaît qu'à la fin du XIXe siècle , en des contextes où le vocable est naturellement irradié par les effets de vulgarité de son contexte : " La journaille, j'vas chez l'bistro, quand j'ai assez d'fric pour un glasse "(233). Quid alors de la valeur des anglicismes?
Ces remarques sur la difficulté de fixer des niveaux et des registres de langue montrent clairement que -- malgré toutes les difficultés attachées à ces repérages -- la prise en considération de l'impact des argots sur le lexique français standard ne doit pas être sous-estimée. Il s'agit peut-être là -- en matière d'interaction de la norme et des usages -- du phénomène le plus caractéristique du lexique français du XIXe siècle . Alors que les littérateurs, les critiques et les esthètes ratiocinent sans fin sur les degrés de légitimité de l'emploi de tel ou tel terme -- on se rappellera à cet égard les contre-manifestations programmatiques d'Alfred de Vigny et de Victor Hugo(234), entre autres -- la langue en ses développements quotidiens est appelée à connaître des particularités sociologiques fracturant la belle unité de l'idiolecte national et faisant émerger des formes de parlures qui tendent à se constituer en autant d'hermétolectes. J. P. Wexler avait naguère réédité une pétition de 1827 en argot de typographes, qui permet de prendre rapidement la mesure de la violence du phénomène : " Le projet de loi pour l'abolition de la presse est cause que la France entière gobe une chèvre de loup. Depuis l'année passée, la calance était presque générale, et les trois quarts des typographes ne tortillaient plus que par hasard. [...] Nous avons beau nous retourner in-12° ou in-8°, il est aisé de concevoir qu'il nous sera impossible de tomber en registre. [...] Mettez-vous dans la boule que depuis qu'on patine à la glacière, il ne fait pas bon à faire michaut sur la hauteur et surtout qu'on ne peut vivre sans tortiller "(235). Il est facile de deviner les raisons de l'ostracisme qui frappe de telles pratiques langagières au regard du commun de la société : niveau social inférieur, spécialisations professionnelles, voire isolement de l'incarcération, sont autant de facteurs qui relèguent les argots aux marges de l'intégration lexicale de la langue. Michel Dubois avait naguère donné un état intéressant de l'argot utilisés par les bagnards emprisonnés à Brest vers 1820, d'après un texte ayant appartenu au fonds Coquebert de Montbret de la Bibliothèque de Rouen. Les quelques termes suivants peuvent donner une idée de l'hermétisme attaché à ces pratiques en dehors du plus strict cercle des initiés : Bachasse, pour galère : " Gerbé à vioc, si tu rejoins la bachasse, tu es marron "; Bayaffe à deux jetées, pour pistolet à deux coups : " J'ay une paire de bayaffes à deux jettées [sic], que j'ai grimé [sic] à un messière "; bloquir pour vendre : " J'ai bloqui ma camelotte au fourgat, il n'y avait point de carle à son boucard "; .Bruge pour serrurier : " Il faudrait affranchir le bruge pour qu'il fasse une carrouble "; Carrouble pour clef : " J'ai une carrouble qui débride la lourde de sa turne "; Gaff pour sentinelle : " En entrant en vergue le gaff m'a fait tomber "; Solisseur de Combre pour Chapelier : " Le solisseur de combre m'a retaillé, j'en avais le taf ", etc.(236). On reconnaîtra bien sûr dans ces vocables des éléments qui -- ultérieurement -- seront intégrés aux lexiques standardisés, éventuellement par la voie de la stylisation littéraire désireuse de reproduire une image plausible de l'oral, comme chez Zola, et, plus encore, au XXe siècle , chez Céline ou Queneau. Ce qui pose sans doute la question de distinguer entre les registres de langue ordinaire et populaire... Le problème atteindra son niveau d'acuité le plus élevé au XXe siècle .
De manière générale, indépendamment de l'irruption de mots nouveaux, de quelque origine et de quelque niveau de langue qu'ils relèvent, la difficulté la plus grande présentée par le vocabulaire français du XIXe siècle tient à son extraordinaire extension formelle et sémantique, qui, démultipliée par les discours tenus et les conditions sociologiques d'énonciation de ces derniers, aboutit très souvent à des glissements de valeur aujourd'hui très difficiles à reconnaître. Ainsi Georges Gougenheim avait-il jadis lumineusement montré comment et pourquoi s'inversaient autour de 1840 les effets de sens de Portier -- jusqu'alors désignant une fonction subalterne -- et de Concierge -- dénommant au contraire une charge importante de responsabilité(237).
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231. J.-R. Klein, Le Vocabulaire des moeurs de la " vie parisienne ", sous le Second Empire, introduction à l'étude du langage boulevardier, Louvain, Nauwelaerts, 1976.
232. Voir J.-Ph. Saint-Gérand, "Raynouard, Michel, Marmier, et Paris : les débuts de la philologie française au XIXe siècle ", Actes du Colloque Mythes et Origine du C.R.R.R., novembre 1993, Paris, Les Belles Lettres, 1996. On se reportera plus loin à la section Naissance de la philologie, infra p. xxxx.
233. L. de Bercy, " Le Rameneur ", in Le Chat Noir, 16 septembre 1882, p. 4 b.
234. Respectivement Lettre à Lord ***, et Réponse à un acte d'accusation dans Les Chatiments.
235. P. J. Wexler, " Une pétition de 1827 en argot de typographes ", in Le Français moderne, XXIXe année, 1962, pp. 133-137. Et il faudrait ajouter à cette documentation le Petit dictionnaire de la langue verte typographique d'Eugène Boutmy, Paris, 1874, réédité en 1981, Paris, Les Insolites,ainsi que Le Langage parisien au XIXe siècle de L. Sainéan, Paris, 1920.
236. M. Dubois, " Argot en usage au bagne de Brest en 1821 ", in Le Français moderne, XXVIIIe année, 1961, pp. 279-288, et XXIXe année, 1962, pp. 53-60, 195-205.
237. G. Gougenheim, " Lexicologie du XIXe siècle ", in Le Français moderne, 13e année, 1946, Octobre 1946, p. 251-252.