Cet ouvrage a conditionné jusqu'au milieu du XIXe siècle tout le débat passionné de la théorie littéraire fondée sur l'opposition des idées de semiosis et de mimesis appliquées aux modèles de représentation des éléments de la nature. Il a ainsi suscité de nombreuses polémiques, parmi lesquelles les prises de position de Louis-Sébastien Mercier -- opposant peindre, qui constitue l'essence de la littérature, et peinturer, qui renvoie à la pratique du peintre -- méritent d'être particulièrement retenues. Ces propositions sont en effet à l'origine du mouvement esthétique moderniste qui soutiendra que l'image littéraire est plus riche que la simple reproduction picturale de l'univers. Et elles engagent dès l'abord les dimensions grammaticales et rhétoriques de la sémiose verbale : " La poésie du style fait la plus grande différence qui soit entre les vers et la prose. Bien des métaphores qui passeraient pour des métaphores trop hardies dans le style oratoire le plus élevé sont reçues en poésie. Les images et les figures doivent être encore plus fréquentes dans la plupart des genres de la poésie que dans les discours oratoires. La rhétorique, qui veut persuader notre raison, doit toujours conserver un air de modération et de sincérité. Il n'en est pas de même de la poésie, qui songe à nous émouvoir préférablement à toutes choses, et qui tombera d'accord, si l'on veut, qu'elle est souvent de mauvaise foi. C'est donc la poésie du style qui fait le poète, plutôt que la rime et la césure. Suivant Horace, on peut être poète en un discours en prose, et l'on n'est souvent que prosateur dans un discours écrit en vers " [Op. cit. p. 96]
Ce texte a été largement diffusé et ses rééditions sont influentes jusqu'au milieu du XIXe siècle. A titre anecdotique, j'en rappellerai une effectuée à Lyon -- chez Blache, en 1820 - l'année même où Lamartine publie ses Méditations poétiques, signal assigné de la naissance officielle du romantisme français... Par ailleurs, le Code des Rhétoriciens, ou choix des meilleurs préceptes d'éloquence et de style, pour servir d'introduction aux Leçons de morale et de littérature de MM. Noël et De Le Place [voir infra], publié par Simonnin, en 1819, chez de Pélafol, fait un très abondant usage de citations extraites de l'ouvrage du Père André, à seule fin de soutenir à l'époque moderne la subsistance de l'ancienne théorie classique d'un Beau éternel. On peut donc considérer l'Essai sur le Beau comme un des textes fondamentaux de l'arrière-plan intertextuel sur lequel se déploient les petites ou grandes querelles esthétiques de l'ère romantique dont les pamphlets, libelles et préfaces, signés Baour-Lormian, Desmarais, Jay, Viennet, Stendhal, Vigny ou Hugo attestent la virulence.
Souvent réduit à un aphorisme déformé et profondément déformant, selon lequel le style pourrait être interprété comme l'indice de la psychologie d'un écrivain se projetant à des fins ornementales, spontanément et sans médiation, à travers les formes de l'écriture, ce Discours -- en tous points conforme aux normes académiques du genre -- affirme au contraire avec force l'organicité systématique du style: "Le style n'est que l'ordre et le mouvement qu'on met dans ses pensées [...]. Les ouvrages bien écrits seront les seuls qui passeront à la postérité: la quantité des connaissances, la singularité des faits, la nouveauté même des découvertes ne sont pas de sûrs garants de l'immortalité; si les ouvrages qui les contiennent ne roulent que sur de petits objets, s'ils sont écrits sans goût, sans noblesse et sans génie, ils périront parce que les connaissances, les faits et les découvertes s'enlèvent aisément, se transforment, gagnent même à être mis en oeuvre par des mains plus habiles. Ces choses sont hors de l'homme; le style est l'homme même. Le style ne peut donc ni s'enlever, ni se transporter, ni s'altérer. [...] Un grand écrivain ne doit pas avoir de cachet; l'impression du même sceau sur des productions diverses décèle le manque de génie". Associant précisément dans la discussion Style et Génie, le Discours de Buffon a très naturellement été récupéré et allégué comme caution au XIXe siècle par tous les partisans d'une mythification romantique de l'individu -- et singulièrement de l'artiste -- qu'ils soient de la première moitié du siècle comme Chateaubriand, Musset et Gautier, ou de la seconde comme Barbey d'Aurevilly, voire Mallarmé. L'article consacré naguère à cet objet par Danielle Bouverot expose avec finesse et force les dérives successives de l'interprétation auxquelles a donné lieu cette réduction de la pensée de Buffon(8), et l'actualité paradoxale de leurs conséquences.
Dernier grand texte du XVIIIe siècle dont l'influence au XIXe siècle est notoirement avérée, ces Éléments d'un notable pourvoyeur de l'Encyclopédie fournissent une somme presque complète de l'enseignement dont pouvait disposer un lecteur des années 1780 pour apprécier les écrits de ses contemporains. Notions esthétiques et grammaticales -- Amplification, Bergeries, Éloquence, Épithète, Image, Ironie, Mémoires, etc. -- s'entrecroisent dans une description normative qui fait la part belle aux questions de genre. La méthode d'exposition analytique revendiquée par l'auteur sert son dessein didactique. Le relais assuré à ces propos par de nombreux lexicographes, grammairiens, esthéticiens et critiques littéraires du XIXe siècle a vivement contribué à perpétuer cette conception prescriptive. Et la stature de Marmontel, rehaussée de l'aura que lui procuraient ses multiples rééditions, a longtemps recouvert d'ombre les premières tentatives des jeunes rhétoriciens et poètes du début du XIXe siècle. Retourner à Marmontel pour lire des textes littéraires du XIXe siècle, c'est donc projeter sur le fond stable de la théorie littéraire classique et néo-classique les formes neuves de la modernité, qu'un éclairage critique adéquat dote d'ombres sémantiques et des reflets esthétiques quelquefois insoupçonnés sous l'éclairage sans mystère d'une lecture insensible à l'historicité de l'écriture. C'est donc retrouver les reliefs et les volumes d'une oeuvre que l'histoire tend naturellement à aplatir par les effets de la distance.
La dimension initiale de la réception littéraire était orale; ce ne fut que progressivement que se développèrent les conditions de la lecture silencieuse. A la fin du XVIIIe siècle, un théoricien de la diction a pris la peine de consigner les règles précises selon lesquelles doivent être oralisés -- en fonction des divers genres desquels ils ressortissent -- les grands textes de la littérature française. Cet ouvrage -- malheureusement dépourvu de notations phonétiques précises -- donne une juste idée des effets rythmiques, mélodiques et intellectuels de la diction des textes : "Pour frapper et captiver l'oreille, il faut que le lecteur ait une diction exacte, distincte, claire et fondée sur les règles grammaticales qui appartiennent à sa langue; Pour éclairer et convaincre l'esprit, il faut qu'il sache apprécier la force, la valeur et la dépendance des idées, afin de les transmettre avec justesse et avec leurs divers caractères; Pour aller au coeur, il faut qu'il ait la connaissance des diverses passions qui peuvent l'agiter et l'émouvoir; et qu'il possède les moyens de produire ces effets; Et pour plaire aux yeux, il faut qu'il compose son maintien et ses mouvemens extérieurs d'après les divers degrés d'intérêt que présente l'objet de sa lecture" [p. xii-xij]. Ainsi se définissent les conditions d'une lecture analytique qui rende globalement compte au début du XIXe siècle des qualités expressives d'un texte. Une part non négligeable du formalisme scriptural des textes de cette période est directement imputable à cette théorie et à cet art de lire.
Enseignant tout à la fois les belles-lettres, la grammaire et les sciences naturelles, Nodier rédige là -- sous le coup de la nécessité -- un ouvrage dans lequel s'entrevoient déjà les principes critiques et esthétiques desquels procédera la Préface de Cromwell. Les considérations sur le style développées par Nodier se révèlent étonnamment modernes en ce qu'elles en soulignent la fonction vectorielle dans l'acte de communication que réalise la lecture : "[Le style] n'a d'existence réelle que dans son application à la pensée. Le secret du talent consiste à l'attacher avec justesse aux idées qu'il entreprend de faire passer dans l'esprit des autres" [p. 51]. Après avoir décliné de manière toute classique les principales qualités du style -- correction, clarté, précision, concision, convenance ou propriété, justesse, facilité, nombre et harmonie -- Nodier s'attache à définir la notion de Figure, et caractérise plus particulièrement la métonymie, la comparaison, la métaphore, l'allégorie, l'hyperbole, l'apostrophe, la prosopopée -- " qui est la plus hardie des formes du discours" -- suivies de la périphrase, de l'antithèse, de l'ironie, de l'ellipse, de la répétition et du pléonasme; ce qui -- convenons-en! -- réduit déjà à de plus justes proportions les taxinomies proliférantes de Fontanier et ses confrères [cf. infra]... L'observation des développements de Nodier induit donc un relativisme critique susceptible d'atténuer les excès systématiques d'un structuralisme mal assimilé qui, négligeant l'historicité des phénomènes, fait subitement d'ouvrages exhumés et recomposés en une fallacieuse unité de titre -- Les Figures du discours -- les prototypes supposés d'une épistémè hâtivement reconstituée.
La configuration du champ littéraire français au début du XIXe siècle passe par la promotion de modèles esthétiques que cet ouvrage a particulièrement contribué à faciliter. J'ai étudié jadis la composition et la fonction des deux volumes de Noël et De La Place(9), et montré que, si le projet éthique s'inscrivait naturellement dans le dessein littéraire(10), les auteurs étaient impuissants à penser la littérature autrement qu'au travers des genres convenus, justifiant ainsi l'alliance de l'esthétique et d'une certaine éthique qui prolongera ses effets jusqu'au milieu du XIXe siècle. L'idée de contemporanéité -- et les rares auteurs qui peuvent en témoigner, de 1816 à 1862, ne changeront guère(11) -- souffre indéniablement de cette restriction; reste que l'ouvrage de Noël et De La Place a bénéficié d'une diffusion importante; qu'il a fourni l'idée de développer travaux comparables sur les littératures anglaise, italienne, espagnole, allemande... et qu'il offre aux lecteurs du XXè siècle finissant un ensemble de repères évaluatifs appréciables. Que Thomas, par exemple, soit le premier auteur cité en prose, et Delille en poésie, bien avant Chateaubriand, Fénélon, Bernardin de Saint-Pierre ou J.-J. Rousseau, voire Racine, Corneille, La Fontaine, n'est certainement pas une notation sans portée; ce palmarès impose de remettre en question nos anthologies primées, léguées par certains courants de l'histoire littéraire. La transmission des règles de la littérature implique bien plus alors que le choix de modèles incontestés; au fur et à mesure que la littérature s'institue en ce siècle comme le produit socioculturel type de la bourgeoisie, il devient essentiel que le grand nom soutienne l'appareil moral au nom duquel est jugée l'esthétique des oeuvres. Le style -- ou la manière -- de ces dernières s'en trouve d'autant infléchi.
Il y a intérêt à retourner à cet ouvrage pour retrouver dans les textes du XIXe siècle le conflit d'intérêt entre correctivité grammaticale et expressivité littéraire qui conditionne l'émergence de nouvelles conceptions esthétiques, l'apparition de nouveaux modes stylistiques. Raynaud est un des premiers à oser officiellement la troncation formelle et conceptuelle de l'aphorisme de Buffon précédemment cité. Les premiers mots de la Préface de Raynaud consignent effectivement : " Le style est l'homme, a dit un grand maître en l'art d'écrire. En effet, le style est comme le moule qui donne la forme et l'empreinte aux idées, et qui, les marquant d'un sceau particulier et caractéristique, individualise moralement ceux qui écrivent ou qui parlent " [p. 1]. Mais il ajoute incontinent : " L'art dont il s'agit ici est entre la rhétorique et la grammaire; il n'appartient pas plus à l'une qu'à l'autre. [...] C'est à cause de ce manque de limites précises, que le style flotte au hasard en dehors des préceptes; c'est à cause de ces démarcations indistinctes que le style, qui suivant Buffon est tout l'homme et devrait par conséquent devenir l'objet d'une attention particulière, d'une étude suivie, est si imparfait chez tant de personnes : une lettre épurée par les règles grammaticales et conforme à l'orthodoxie de la rhétorique peut manquer des principales qualités du style " [p. 2]. En réduisant le style à sa seule hypothétique dimension psychologique et à sa dimension morale, empiriquement constatée, Raynaud cautionne tout un pan du développement de l'esthétique littéraire du XIXe siècle visant à la promotion du génie personnel de l'auteur, au détriment de l'observation du rapport dialectique unissant ce dernier aux paroles proférées qui le constituent en sujet de langue. De cette considération découle immédiatement une propension naturelle à la censure de tous les écarts langagiers, et de toutes les libertés prises par rapport aux genres littéraires, car ces formes d'émancipation expressive ne peuvent guère présager que des postulations inquiétantes en faveur de la subversion des règles éthiques.
Cet ensemble de critiques, dispersées dans le journal des frères Bertin, qui était sous le Consulat et l'Empire un organe royaliste, et qui fut confisqué en 1805 par Napoléon, pour devenir le Journal de l'Empire, mérite de retenir l'attention en raison de l'acuité du regard de leur auteur. Jean-Joseph Dussault [1769-1824], littérateur et conservateur de la bibliothèque Sainte-Geneviève, se recommande en effet à notre intérêt par le vaste champ des productions littéraires sur lequel -- de 1800 à 1818 -- s'est exercé son esprit analytique tout empreint de rigueur rationnelle. Les textes de Dussault exposent ainsi de subtiles discriminations qualitatives dans la hiérarchie des genres littéraires pratiqués pendant les deux premières décennies du XIXe siècle, et l'on peut aisément induire de sa lecture les règles implicites de la normativité esthétique ambiante. Les commentaires de Dussault, notamment en ce qui concerne les traductions poétiques, et les interférences qu'elles suscitent entre l'écriture en prose et l'écriture versifiée, se révèlent d'une importance considérable à qui veut -- par exemple -- comprendre les conditions d'émergence du poème en prose ou de la poésie en prose : "La prose descriptive a été singulièrement perfectionnée dans ce siècle : les Buffon, les Rousseau, les Saint-Pierre, ne laissent rien à désirer en ce genre. Il semble qu'à mesure que les ressources de la poésie commencent à s'épuiser, sa modeste rivale ait voulu y suppléer. On sent, en lisant le Télémaque que l'illustre auteur de ce bel ouvrage n'avait vu la nature que dans les poëmes d'Homère et de Virgile ; les grands prosateurs de notre siècle l'avaient eux-mêmes étudié : ce sont leurs propres sensations qu'ils rendent, lorsqu'ils la peignent ; et leurs tableaux ont une vérité, une fraîcheur, une énergie et une originalité qui ne peuvent jamais être le fruit des seuls études du cabinet. Homère et Virgile leur ont sans doute appris à voir la nature ; mais ils ont mis leurs préceptes en pratique, au lieu de se borner à copier leurs descriptions : ils ne se sont pas fiés aux yeux d'autrui, ils ont vu par eux-mêmes ; aussi peut-on les regarder comme de véritables poëtes, très supérieurs à ceux qui ne font qu'astreindre à la mesure des vers leurs confuses réminiscences, et qui défigurent, dans leurs prétendus tableaux, les beautés de la nature, qu'ils n'ont jamais ni étudiée, ni sentie : je connais tel poëme célèbre dans lequel il y a cent fois moins de poésie que dans quelques pages de Rousseau ou de M. de Saint-Pierre"(12). On pourrait alléguer dans divers autres domaines d'innombrables perceptions comparables de la difficulté d'identifier le style d'une oeuvre lorsque l'esthétique littéraire -- en période de transition -- est en pleine et perpétuelle mutation, et que les valeurs socioculturelles et morales attachées à ces formes d'art sont elles-mêmes soumises à l'ébranlement de leurs fondements. De sorte que, parfois, dans la réflexion des miroirs de la théorie littéraire, la critique de Dussault peut paraître aussi moderniste que celle de Vigny -- dans la célèbre Dernière Nuit de Travail du 29 au 30 juin 1837 de Chatterton -- peut sembler rétrograde : "Le poëte se place tout-à-coup au centre de son sujet, et, promenant sur les diverses parties qui le composent, le regard de l'inspiration, il les soumet toutes au plan général qu'il a conçu : il ne doit pas ramper en s'attachant au fil d'une narration chronologique ; il faut que son imagination prenne l'essor, et que du point de vue où elle s'est élevée, elle mesure l'objet qui l'occupe, et l'embrasse tout entier, comme on saisit l'ensemble des choses qu'on voit de très haut. C'est en cela que consiste particulièrement le génie poétique, dont le plus noble privilège est d'imprimer à tout ce qu'il traite un caractère de création, et qui se dépouille de la partie la plus brillante de sa gloire, lorsque renonçant au mérite de l'invention, ou ne trouvant plus en lui-même les ressources qu'elle exige, il se borne à parer des fleurs du style la surface d'une matière polie, qu'il n'a pas su féconder, et se contente de déguiser la faiblesse de l'ensemble, par les coloris des détails" (13). Par l'exposition de l'incertitude planant sur les notions de progressisme ou de réaction en matière esthétique, de telles remarques donnent à entrevoir le système implicite des valeurs sur lequel s'inscrit de facto le style des oeuvres littéraires.
Dans une perspective similaire, mais à l'autre extrémité du spectre normatif, et avec une absence de souplesse d'autant plus significative, les textes critiques de l'Abbé de Féletz fournissent un excellent ensemble d'informations permettant de ressaisir les tensions ayant traversé le champ littéraire du premier tiers du XIXe siècle. Charles-Marie-Dorimond de Féletz [1767-1850], conservateur de la bibliothèque Mazarine en 1809, inspecteur d'académie à Paris en 1820, et membre de l'Académie française à partir de 1827, collabora également au Journal des Débats de 1801 à 1830. Profondément traditionaliste, il s'oppose à Dussault par une raideur critique plus intransigeante, soutenue par un sens célèbre de l'ironie, dans laquelle se perçoivent en creux -- stigmatisées -- les aspirations de la littérature moderniste de l'époque. Et ses nombreuses diatribes concernant l'infrangible imperméabilité des genres littéraires mériteraient d'être plus souvent rappelées lorsque sont analysés -- sous l'angle de leur genre -- des textes littéraires du premier tiers du XIXe siècle : "En littérature, les genres sont et doivent rester parfaitement distincts ; ils ont leurs différences réelles, leurs qualités propres, leur langage particulier ; vouloir les confondre, ou faire un nouveau genre du mélange de plusieurs, c'est un abus ; c'est du moins une innovation rarement heureuse : telle est la règle générale et fondée sur la nature même des choses. Dépourvu de talent de poète, vous avez néanmoins de l'esprit, des connaissances et l'art d'exprimer vos idées dans un style clair et élégant : écrivez en prose. Vous vous sentez animé de cet esprit presque divin qui fait les poètes : écrivez en vers. Mais, ne pouvant atteindre au langage de la poésie, dédaignant le langage commun, ou peut-être incapable de le parler avec grâce, vous vous jetez dans un genre mixte, et vous faites de la prose poétique : probablement vous m'ennuierez. Vous avez le talent d'observer et de peindre sur la scène les ridicules et les travers de la société : faites des comédies. Vous savez, dans un style noble et élevé, intéresser le spectateur au tableau de passions orageuses, de leurs crimes et de leur fureurs : faites des tragédies. Mais, ne pouvant ni tenir d'une main ferme le poignard de Melpomène, ni porter avec grâce le masque de Thalie, vous me donnez une tragédie bourgeoise, un drame : vraisemblablement, je vous sifflerai. Vous avez la patience de consulter les anciens monumens et de comparer des écrits contradictoires ; une saine critique qui vous fait discerner le vrai d'avec le faux ; le talent de raconter avec clarté, précision, élégance : écrivez l'histoire. Vous avez une imagination qui crée des événemens, qui les dispose dans un ordre agréable, qui met en jeu des passions factices, et imite la nature en l'embellissant : faites des romans. Mais vous voulez confondre le vrai avec le faux, mêler la fable à l'histoire, et vous m'annoncez un roman, historique : assurément je vous critiquerai. Ce sont là les vrais principes littéraires : mais les gens sensés ne mettent point à ces vérités là plus d'importance qu'elles n'en méritent ; ils sont loin d'en être fanatiques ; ils avouent que le génie et le talent peuvent quelquefois s'élever au-dessus des règles. [...] Ne faites donc point de poëme en prose! C'est un genre qu'il ne faut pas proscrire sans doute, puisque le beau siècle de Louis XIV lui doit un des chefs d'oeuvre qui l'immortalisent, et que l'époque actuelle lui doit un de ces ouvrages où brillent des beautés d'un ordre supérieur ; mais il ne faut pas trop l'encourager, puisqu'il a produit un si petit nombre d'ouvrages remarquables, et tant d'essais malheureux : genre mixte, dont le caractère, les lois et les prérogatives ne sauraient être déterminées avec précision ; qui, s'écartant de la simplicité de la prose, s'affranchissant des règles austères de la versification, n'a ni la grâce naïve et les modestes agrémens du langage ordinaire au-dessus duquel il a prétendu s'élever, ni le mérite de la difficulté vaincue, et les beautés supérieures du langage poétique auquel il a voulu s'élever, et reste ainsi réellement au-dessous de l'un et de l'autre" (14). De telles remarques ne peuvent pas ne pas influer sur notre représentation de la théorie des genres littéraires à l'époque considérée; l'historicité de ces formes se construit dans le jeu des prismes et des réflexions auquel donnent lieu les discours critiques de littérateurs encore soumis à la prépondérante emprise de la correctivité grammaticale et lexicale. Les manuels scolaires n'ont d'ailleurs pas tardé à reprendre pour leur propre compte cette pseudo-rigueur du verbe. Dans ces diverses réfractions, c'est bien la notion de modèle esthétique qui s'élabore et se transmet.
Les écrivains eux-mêmes peuvent d'ailleurs ne pas rester étrangers à de telles constructions théoriques; et l'on sait que les bibliothèques d'auteurs tels que Balzac, Vigny, voire Barbey d'Aurevilly, renfermaient de ces ouvrages réputés scolaires... Le manuel retenu ici -- parmi bien d'autres -- est l'oeuvre d'un professeur d'institution religieuse qui, en cet instant de l'histoire culturelle de la France où se développe la nécessité de savoir écrire, à choisi de réunir en un compendium exhaustif la théorie et les règles pratiques de l'art littéraire. Dans la 5e livraison du Conservateur Littéraire, en février 1820, Victor Hugo n'avait-il pas déjà affirmé : " [...] il n'y a plus rien d'original aujourd'hui à pécher contre la grammaire "(15). Lefranc présente successivement des considérations sur le Style, la Composition, les Genres en vers ou la Poétique, les Genres en prose ou la Rhétorique et l'Éloquence, tandis que la cinquième partie de son ouvrage est plus directement réorientée par l'objectif didactique et s'attache au recensement de Matières de composition française. Il ne servirait à rien ici de dérouler le contenu de chacune de ces parties; mieux vaut noter qu'une telle disposition du développement soutient des vues encore très classiques : " Le style est l'expression de la pensée, la forme extérieure qui rend sensibles nos idées ou nos sentiments; c'est le moyen de la communication entre les esprits. [...] Le style rend singulières les choses les plus communes, fortifie les plus faibles, donne de la grandeur aux plus simples; en un mot, c'est l'âme de tous les ouvrages qui sont faits pour plaire ou pour instruire " [p. 3-4]. Ainsi est-ce la perpétuation d'une esthétique idéale, tant bien que mal replacée dans les turbulences idéologiques de l'époque, qui se trouve promue au rang de ligne directrice d'un programme d'instruction, et qui -- par là -- se voit rigidifiée à l'encontre de ses intentions initiales. D'où -- comme on le verra un peu plus loin -- les prises de positions antagonistes de théoriciens tels que Cyprien Desmarais ou Émile Deschamps. De telles indications informent indubitablement la lecture que nous pouvons faire aujourd'hui des oeuvres littéraires qui, pour se définir, eurent à lutter contre l'oppression de la tradition et les mépris(es) suscité(é)s par la modernité. C'est d'ailleurs ce qu'illustre encore cette ultime survivance d'une époque toute vouée à la régulation et à la hiérarchisation de ses affects socio-culturels, qu'est l'oeuvre bien plus tardive de :
L'ouvrage composite rappelé ici a pendant longtemps étonné les certitudes des philologues et des esthéticiens de la langue française, et accroché le doute aux réflexions des critiques littéraires. Son auteur n'était pourtant aucunement un philologue de profession; conservateur à la Bibliothèque Nationale, démis de ses fonctions en 1891 à la suite du scandale de la publication de son Joujou patriotique, R. de Gourmont ne souhaitait guère autre chose que produire au tournant du XXe siècle une nouvelle Illustration de la langue française, dans laquelle la défense serait plutôt protection... Il est vrai qu'il s'inscrit alors dans une période de l'histoire de la langue et de la culture françaises qui est aussi celle dans laquelle la littérature moderne a fait cohabiter les traditionalismes de Duhamel, Martin du Gard ou Jules Romain, et les hardiesses de Pierre Louÿs, de Gide, puis -- un peu plus tard -- les iconoclasties de Breton et Tzara... Une époque qui voit aussi la fixation d'une conception artisanale du style, comme on le développera plus loin avec Albalat. L'observation rapide du plan adopté par R. de Gourmont indique assez comment l'auteur envisage son objet. Poussant à l'extrême les conséquences de l'équation tainienne qui associe la race, le milieu géographique et social, ainsi que le moment historique, de Gourmont développe en dix chapitres une brève histoire des relations de la langue française avec son origine gréco-latine et avec ses comparses européennes, notamment l'anglais. Lorsque l'auteur arrive -- p. 119 -- à l'énoncé que " La race fait la beauté d'un mot ", tout est donc dit, et l'on comprend que l'objectif d'ensemble était de soutenir la précellence de la langue française, en vertu de propriétés innées inscrites dans sa substance, comme auraient dit quelques célèbres précurseurs. A la suite de ce premier ensemble, cinq appendices traitent des modes particuliers de transformation esthétique de la langue française : la Déformation [pp. 125-184], la Métaphore [pp. 187-238], le Vers libre [pp. 239-278], le Vers populaire [pp. 279-300] et le Cliché [pp. 301-337]. L'ouvrage de Gourmont, qui légifère sur les causes et les effets de la bonne et mauvaise déformation [p. 146], qui évalue la forme et les conséquences des tropes sémantiques [p. 232], qui statue -- à la suite de Gustave Kahn -- sur l'avenir du vers libre [p 270], qui disserte éloquemment de la transformation des images en mots et des mots en images [p. 316], malgré ses partis pris et l'approximation linguistique de certaines de ses thèses, constitue aujourd'hui, pour tout lecteur de la littérature française du XIXe siècle, un excellent outil de rétrospection analytique et évaluative. Je terminerai la revue des ouvrages de cette première série par ceux d'un auteur que la récente expansion des études génétiques a curieusement rappelé aux souvenirs de la critique.
Il est significatif de lire dans le premier de ces ouvrages -- et la formule restera tout au long des rééditions du XXe siècle- que " l'auteur d'Atala est certainement le plus grand écrivain de ce siècle, et le véritable créateur de notre littérature contemporaine " [Le travail du style... p. 20]. Cet hommage marque indéniablement la pente rétrospective. Il en va de même avec l'apologie du labeur, au seul terme duquel apparaît le style de l'artiste : " Le travail est la condition même d'un bon style. [...] il n'y a pas de livre bien écrit qui n'ait coûté beaucoup de peine, surtout si, par livre bien écrit, on entend une oeuvre qui réunisse toutes les beautés du style " [id., p. 8-9]. D'où l'importance déléguée dans la critique d'Albalat aux techniques de réécriture, par lesquelles s'accrédite dès longtemps une conception instrumentaliste du style, reprise aujourd'hui par nombre de critiques, après les relais importants que furent Marouzeau et Cressot(16), et qui légitiment dans l'institution universitaire cette représentation outilitaire de l'esthétique : retouches, remaniements, refontes, recherches de mots, originalité des idées, relief des images, mécanisme des phrases, science des tournures, choix des adjectifs, ce sont là les termes mêmes employés par Albalat [id. p. 19], et les catégories grâce auxquelles tout semble devoir s'expliquer, sous quelque apparat linguistique ou grammatical théorique que se développe le commentaire. De sorte qu'un ouvrage du même Albalat, intitulé Comment il faut lire les auteurs classiques français de Villon à Victor Hugo [Armand Colin, 1913], sous cet éclairage prend un tout autre jour; mais rend bien compte du danger sous-jacent à toute analyse stylistique, qui est de définir -- hors du temps -- un protocole de lecture et d'interprétation intangibles justifié par un impératif de nature morale. On ne trouve peut-être là, au reste, que le développement des germes contenus dans l'ouvrage de 1899 : L'Art d'écrire enseigné en vingt leçons, dans lequel s'affirmait déjà la tentation de vulgariser une pratique instrumentalisée de la langue mise au service des " jeunes gens, débutants, étudiants, jeunes filles, gens du monde [...] qui attendent impatiemment un ouvrage qui leur apporte la démonstration claire des procédés de l'art d'écrire " [loc. cit. p. vi-vii]. Dans la perspective qui est la mienne, quelque dépassés que soient ces ouvrages, il n'en gardent pas moins le mérite d'être pour nous les repères d'une épistémè laborieuse, découvrant que, derrière la technicité du langage, les réussites esthétiques de la littérature peuvent également s'appréhender et s'expliciter sous l'application de modèles idéologiques, lexicologiques et grammaticaux, se substituant peu à peu aux dissections rigides de la rhétorique condamnée par l'institution scolaire(17).
Un tel parcours, parmi les ouvrages de théorie esthétique, suggère déjà que l'épistémologie de la linguistique dans laquelle s'inscrivent ces préceptes est prioritairement de l'ordre de l'empirisme didactique et prescriptif. La description des auxiliaires techniques suivants confirmera cette première approche.
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Notes
8. Danielle Bouverot, "Et si nous relisions Buffon: Le Style est l'homme même", in Mélanges de Langue et de Littérature française offerts à Pierre Larthomas, PÉNS J.-F., n° 26, Paris, 1985, pp. 61-66.
9. Jacques-Ph. Saint-Gérand, " Remarques sur l'enseignement du modèle littéraire au XIXe siècle " in La Licorne, Publication de la Faculté des Lettres et des Langues de l'Université de Poitiers, 1984/8, pp. 221-238.
10. Les auteurs du recueil notent effectivement en introduction : "Chaque morceau de ce Recueil, en offrant un exercice de lecture soignée, de mémoire, de déclamation, d'analyse, de ddéveloppement oratoire, est en même temps une leçon de vertu, d'humanité ou de justice, de religion, de dévouement au prince et à la patrie, de désintéressement ou d'amour du bien public, etc. Tout dans ce Recueil est le fruit du génie, du talent, de la vertu; tout y respire et le goût le plus exquis et la morale la plus pure. Pas une pensée, pas un mot qui ne convienne à la délicatesse de la pudeur et à la dignité des moeurs " [p. xj].
11. Chateaubriand, Ballanche, Bonald, Baour-Lormian, Legouvé, Soumet, tout renommés qu'ils fussent, ne peuvent cependant guère passer pour des novateurs audacieux... Le dispositif d'inculcation esthétique et littéraire repose donc sur le principe de notoriété édifiante.
12. Dussault, Annales littéraires, p. p. Eckard, Paris, 1828, t. 1, A propos de l'Atala de Chateaubriand [1801], pp. 93-94.
13. Dussault, Annales littéraires, p. p. Eckard, Paris, 1828, t. 2, A propos de Bruguière de Sorsum, [1807], p. 246; on comparera utilement avec le texte de Vigny : " Il a médité dans la retraite sa philosophie entière; il la voit toute d'un coup d'oeil; il la tient dans sa main comme une chaîne [...], etc. ". Le rapprochement est d'ailleurs d'autant plus intéressant en ce qui concerne Alfred de Vigny que les critiques de ce dernier ont depuis longtemps noté l'influence exercée sur lui par... Bruguière de Sorsum, son lointain parent, et l'un des premiers traducteurs en vers de Shakespeare... Qui a dit qu'il ne pouvait y avoir de stylistique que limitée aux repérages des instruments formels de l'écriture, sans considération pour le fond sur lequel ces instruments dégagent leur harmonie?
14. Féletz, Mélanges de Philosophie, d'Histoire et de Littérature, Paris, 1830, t. 6, p. 109-110, et 121
15. Éd. Marsan, Paris, Hachette, 1922, t. 1, p. 254, à propos de A.-J.-C. Saint-Prosper, auteur de L'Observateur du XIXe siècle.
16. Jules Marouzeau : Précis de stylistique française, Paris, Masson, 1941; Marcel Cressot : Le Style et ses techniques, Paris, Presses Universitaires de France, 1947.
17. Voir à ce sujet l'article de Françoise Douay : " Y a-t-il renaissance de la rhétorique en France au XIXe siècle? ", in Renaissances of Rhetoric, edited by S. Ijsseling & G. Vervaecke, Leuven Uiversity Press, 1994, pp. 51-153, notamment p. 150-151.