2. Ouvrages de grammaire

Girault-Duvivier (C.-P.): Grammaire des Grammaires, ou analyse raisonnée des meilleurs traités sur la langue française, Bossange, 1812.

Les grammairiens et linguistes d'aujourd'hui(18) jettent sur cet ouvrage un regard souvent condamnateur, et ne voient guère en lui qu'un fatras d'idées philosophiques mal assimilées et de règles laborieusement extraites non sans contradictions des manuels grammaticaux du XVIIIe siècle, incluant jusqu'aux remarques de Domergue. Il me semble pourtant qu'à côté du relatif insuccès de Girault-Duvivier il ne faudrait pas négliger l'importance qu'il a exercée sur l'art d'écrire de nombreux écrivains., et -- partant -- sur leur conception, sinon leur pratique, du style. Flaubert, par exemple, dont on sait en quelle détestation il tenait Lhomond, Noël et Chapsal, voire Boiste, vouait la plus grande admiration à Girault-Duvivier : " Je couche avec la Grammaire des Grammaires et le Dictionnaire de l'Académie surcharge mon tapis vert "(19). Cet aveu ne sanctionne certainement pas la justesse du sens grammatical de Girault-Duvivier, mais il valide l'influence qu'indépendamment de toute qualité intrinsèque cet auteur a pu exercer. Et, à travers cette influence, une axiologie stylistique fondée sur les qualités classiques de netteté, élégance, logique et harmonie défendues par le grammairien : " L'écrivain embarrassé sur l'emploi de certaines locutions, sur certaines règles qu'il n'a pas présentes à la mémoire, ou qu'il n'a pas approfondies, cherche souvent un guide qui l'éclaire; il ignore quel est le Grammairien qu'il pourra consulter avec confiance; souvent même, dans son incertitude, et craignant de tomber dans une faute, il adopte une tournure qui ne rend pas complètement son idée, ou qui la dénature. Je lui offre le fil d'Ariane, je lui indique la sortie du labyrinthe; et c'est, éclairé par les lumières des plus célèbres Grammairiens et des plus grands écrivains, qu'il reconnoîtra la route à suivre, ainsi que les mauvais pas à éviter " [p. ii-iii]. Présomption ou non, un tel aveu marque nettement l'articulation de la grammaire et du style qu'un esprit conservateur du début du XIXe siècle pouvait exposer sous l'hypothèque éthique conditionnant alors toute définition du Beau : " Bien convaincu que la Religion et la Morale sont les bases les plus essentielles de l'éducation; que les règles les plus abstraites sont mieux entendues lorsqu'elles sont développées par des exemples; et qu'à leur tour les exemples se gravent mieux dans la mémoire, lorsqu'ils présentent une pensée saillante, un trait d'esprit ou de sentiment, un axiome de morale, ou une sentence de religion, je me suis attaché à choisir de préférence ceux qui offrent cet avantage. J'ai en outre multiplié ces exemples autant que je l'ai pu, et je les ai puisés dans les auteurs les plus purs, les plus corrects; de sorte que, si dans certains cas, nos maîtres en grammaire sont partagés d'opinion, si certaines difficultés se trouvent résolues par quelques-uns d'eux d'une façon différente, et qu'on soit embarrassé sur le choix que l'on doit faire, sur l'avis que l'on doit suivre, on éprouvera du moins une satisfaction, c'est qu'on aura pour se déterminer l'autorité d'un grand nom; car, comme l'a dit un auteur, Il n'y a de Grammairiens par excellence que les grands écrivains " [pp. vi-vii]. La position est ferme, et révélatrice; elle frappe de superficialité toute étude de style des textes d'époque soumis à ce postulat, qui ferait l'économie de l'investigation déontologique du geste d'écrire.

Laveaux (J.-Ch. Thiebault de -): Dictionnaire raisonné des Difficultés Grammaticales et Littéraires de la Langue française, Lefèvre, 1818.

Les travaux de Herbert E. Brekle, dans le cadre du monumental Bio-bibliographisches Handbuch zur Sprachwissenschaft des 18. Jahrhunderts(20), ont bien éclairé la vie et la nature des publications de Laveaux. A côté -- entre autres publications -- de Leçons de langue française [1782], et d'un Cours théorique et pratique de langue et littérature [1784-85], d'un Dictionnaire François-Allemand et Allemand-François [1789-90], d'une Nouvelle Grammaire françoise [1792], d'un Nouveau dictionnaire de la langue française [1820], et d'un Dictionnaire synonymique de la langue française [1826], tous destinés à un lectorat allemand, le Dictionnaire raisonné des difficultés grammaticales et littéraires de la langue française constitue un massif impossible à négliger. Publié chez Lefèvre en 1818, cet ouvrage apparaît immédiatement comme la synthèse récipiente et modérément critique de la tradition de Vaugelas, Bouhours, Ménage, Port-Royal, l'Académie française, Dumarsais, Duclos, Condillac, Beauzée, Voltaire, La Harpe, Marmontel, Jaucourt, Girard, et Roubaud. Il est particulièrement frappant de lire dans le texte de Laveaux un reflet de l'entreprise encyclopédique, dont les différentes rééditions vont prolonger l'ombre portée jusqu'aux premières années du XXe siècle. En effet la seconde édition, chez Ledentu, date de 1822; la troisième, revue par Ch. Marty-Laveaux, est publiée en 1846, et inclut " les travaux philologiques les plus récents "; la quatrième, chez Hachette, est diffusée en 1873; la cinquième, en 1892; et la sixième, en 1910, sera même ultérieurement prolongée par la maison Larousse dans le Dictionnaire des difficultés de la langue française de Adolphe V. Thomas. Cette rémanence remarquable transporte hors de leur historicité originelle des conceptions et des notions dont le lecteur d'aujourd'hui peut tirer profit pour évaluer -- au-delà de sa forme linguistique -- les effets produits par telle ou telle particularité d'écriture qui, autrement, passerait inaperçue. Ainsi, n'est-il pas indifférent de lire les considérations phonétiques qui s'exposent sous l'article Grasseyement, si l'on veut échapper à des survalorisations pseudo-historiques, et éviter de sombrer dans le travers de restitutions historicisées dépourvues d'autres critères de légitimation que celui de l'intuition : " Défaut qui fait que l'on parle gras, que l'on chante gras. On parle gras, on chante gras, quand on donne au c et au d le son du t, au double ll celui de l'y, ou lorsqu'on prononce la lettre r de la gorge, en sorte qu'on la fait précéder d'un c ou d'un g. Ainsi le mot race, dans la bouche de ceux qui grasseyent, sonne comme le mot grâce ou trace dans celle des gens qui parlent ou chantent bien; et au lieu de dire carillon, groseille, on prononce caryon, groseye. Il est rare que dans les premières années on ne puisse pas corriger les enfants de ce vice de prononciation, qui ne vient presque jamais du défaut de l'organe " [Op. cit., éd. 1846, p. 329 a]. Je pourrais de même alléguer dix ou cent autres témoignages lexicologiques [combler, démériter, fragile, parade, etc.], ou grammaticaux [disconvenance, ellipse, syntaxe, etc.] et rhétoriques [image, métaphore, syllepse, etc.], voire poétiques [élégance, harmonie, narration, etc.], qui attestent l'importance du processus de grammatisation dans les effets esthétiques associés qu'il engendre dans la conscience des individus et la constitution de leur sentiment épilinguistique.

Nodier (Jean-Charles), Notions élémentaires de linguistique ou histoire abrégée de la parole et de l'écriture pour servir d'introduction à l'alphabet, à la grammaire et au dictionnaire, Paris, Eugène Renduel, 1834.

De la même manière que le Cours de Belles-Lettres précédemment cité pouvait apporter de précieuses information sur la constitution et l'état du champ littéraire au début du XIXe siècle français, ces Notions, toutes fantastiques qu'elles pussent bien être à certains égards, et notamment au regard d'une linguistique scientifique naissante, renseignent très utilement sur la nature du savoir épilinguistique qu'un Académicien de fraîche date [1833] pouvait faire passer dans le public par l'intermédiaire des quinze articles que Le temps publie d'abord en bonnes feuilles. L'intérêt porté par Nodier au Dictionnaire de l'Académie, à la Philologie française de Noël et Carpentier, au Dictionnaire général de la langue française de Raymond, aux travaux et aux conceptions de David de Saint-Georges, de Court de Gébelin et Volney, signalent en lui et pour nous l'attraction exercée alors par la tentation archéologique, notamment lorsque celle-ci se donne pour mission de creuser le langage national. Si l'historien de la langue, aujourd'hui, comme l'historiographe des sciences du langage, peuvent à juste titre critiquer les faiblesses et les lacunes de l'argumentation de Nodier, le stylisticien peut -- en revanche -- trouver un intérêt plus net aux marques de poésie qui contaminent constamment le raisonnement de l'écrivain, et qui lui furent cependant reprochés comme autant de " tours de gibecière ". Antiquaire formulant le programme des travaux qu'il faudrait accomplir pour réaliser " le chartrier de la langue avec tous ses actes d'origine et d'alliances " [p. 178], Nodier est un excellent guide pour évaluer les modalités d'emprunt aux patois que font de nombreux écrivains du XIXe siècle, et pour apprécier les fonctions idéologiques qu'ils assignent à ces termes dans les limites de la structuration de l'oeuvre artistique. Qu'importe que les développements concernant l'onomatopée et la langue primitive soient irrémédiablement entachés d'amateurisme scientifique; ils exposent sans fard pour le stylisticien -- entre le râteau du XVIIe siècle et la pierre ponce de l'usage -- les conceptions de Nodier relatives à la grammaire, au vocabulaire, et aux dictionnaires du français, contribuant en ce sens à définir les degrés d'une esthétique lexicale et grammaticale dont l'axiologie autrement nous échapperait.

Landais (N.): Grammaire de Napoléon Landais, Résumé Général de toutes les grammaires françaises, Paris, au Bureau Central, 1835; in-4°, 636 p.

L'oeuvre grammaticale et lexicographique de Landais n'a jamais suscité -- elle aussi -- l'admiration de ceux qui se considéraient à l'époque comme les savants authentiques. Elle a au contraire toujours suscité l'irritation. Mais il n'est pas inutile de retourner à elle, et notamment à cette grammaire, pour prendre la mesure de l'étroitesse du rapport unissant, en cette partie du XIXe siècle, rhétorique et raisonnements morpho-syntaxiques. Le constat de la subversion progressive de la grammaire par des intérêts stylistiques a déjà été fait de nombreuses fois pour cette période. La lecture, ou la consultation de Landais, révèle les conditions dans lesquelles s'est réalisé ce procès inattendu après l'expansion de modes d'explication philosophiques, et au moment même où la rhétorique elle-même commence à perdre le crédit dont elle jouissait. Rendre compte de faits grammaticaux en faisant intervenir la composante rhétorique et ses instruments divers permet de conférer une homogénéité -- et donc une apparence de respectabilité scientifique -- à des phénomènes anomaux. Lorsque le projet est orienté par un objectif didactique, et que l'heure est à favoriser la correction de l'expression par la présentation d'exemples incontestés, servant de modèles esthétiques, éthiques et scripturaux, un dispositif tel que celui élaboré par Landais devient nécessaire. Comparer celui-ci à Girault-Duvivier et aux autres grammairiens de sa génération ne présente guère d'intérêt apparent pour une histoire de la grammaire; car, superficiellement, tous se ressemblent et donnent l'impression de s'entre-démarquer perpétuellement. En revanche, entrer dans l'organisation de la " pensée " de Landais peut servir à mieux comprendre aujourd'hui pour quelles raisons tant d'accusations et de reproches furent formulés à l'encontre des écrivains désireux d'affirmer leur droit à l'émancipation langagière et stylistique, et aide à mieux définir les enjeux socio-culturels qui sont à l'oeuvre en sous-main dans le geste d'écriture. Ce travail est encore plus affirmé dans l'ouvrage qui a finalement servi de repère définitif à la " stylisticisation " de la grammaire française au XIXe siècle !

Bescherelle, Frères. Louis-Nicolas Bescherelle [1802-1884], dit Bescherelle aîné ; et Henri-Honoré Bescherelle [1804-1887], dit Bescherelle jeune: Grammaire Nationale ou Grammaire de Voltaire, de Racine, de Bossuet, de Fénelon, de J.-J. Rousseau, de Buffon, de Bernardin de Saint-Pierre, de Chateaubriand, de Casimir Delavigne, et de tous les écrivains les plus distingués de la France ; Renfermant plus de cent mille exemples, qui servent à fonder les règles, et forment comme une espèce de panorama où se déroule notre langue telle que la Nation l'a faite, telle que la nation doit la parler ; Ouvrage éminemment classique, qui, indépendamment de son but spécial, doit être considéré comme un Cours pratique de littérature française, et une introduction à toutes les branches des connaissances humaines ; publié avec le concours de MM. Casimir Delavigne, de Jouy, Villemain, Tissot, Nodier, de Gérando, É. Johanneau, Deshoulières, Lévi, etc., par MM. Bescherelle frères, de la Bibliothèque du Louvre et du Conseil d'État, et M. Litais de Gaux, Professeur, Membre de plusieurs Sociétés Savantes, 3e édition, entièrement revue, augmentée de nombreuses citations, Et précédée d'un Essai sur la grammaire en France, et de quelques considérations philosophiques et littéraires sur la langue française par M. Philarète Chasles, Paris, L. Bourgeois-Maze, libraire, Quai Voltaire, 21, Dubois-Voilquin Frères, rue du Roule, 11, Leipsieck, Leopold Michelsen, 1841.

Le titre, en lui-même, définit éloquemment l'objet du volume et associe l'évolution de la langue française à celle de sa littérature, sous l'hypothèque d'un chef explicatif commun qui est le génie. Génie social de la langue; ou génie individuel des auteurs, dans toute l'ambiguïté volontaire exprimée par le terme au XIXe siècle. Les auteurs revendiquent pour leur ouvrage de grammaire une dimension toute philosophique, philanthropique et didactique : " [après avoir rappelé que les exemples littéraires allégués sont aussi, comme chez Girault-Duvivier, les supports d'une élévation morale et cognitive] Ainsi, tout en croyant n'examiner la langue que sous le rapport des faits grammaticaux, l'élève s'enrichit d'une multitude de connaissances variées. Ajoutez à ce premier avantage, tout le charme que prête l'étude jusqu'alors si aride de la grammaire l'étude même des faits, si supérieure à la vieille routine qui s'obstine à renverser l'ordre naturel en procédant des théories aux exemples. Envisagée de cette façon, il nous semble que la grammaire n'est plus seulement un exercice de collège sur lequel s'assoupit la mémoire; c'est l'histoire de la pensée elle-même, étudiée dans son mécanisme intérieur; c'est le développement du caractère national dans ses intérêts politiques et ses sentiments religieux, analysé ou plutôt raconté par la nation elle-même, par les interprètes les plus éloquents de cette nation " [p. vi]. Cette citation devrait convaincre qu'il ne s'agit pas d'aller chercher dans ce type d'ouvrage des renseignements sur la grammaire de la langue en tant que protocole explicatif: il faut -- et il vaut mieux lire -- et rechercher en eux la verbalisation des constituants du modèle culturel définissant à telle ou telle époque les principes de la sémiose sociale, ainsi que les différents degrés de ses valeurs. C'est pourquoi une théorie du lexique, et celle des représentations du vocabulaire d'une période de l'histoire de la langue et de la littérature françaises, ne sauraient exister comme sens indépendamment de ce soubassement. La valeur accordée au principe de clarté de l'expression se trouve ainsi rattachée à des critères grammaticaux et à des faits de nature stylistique, qu'il appartient au grammairien de lier en démonstration de ses a priori esthétiques. Voyons par exemple comment les Bescherelle justifient la contrainte grammaticale de détermination suffisante du substantif auquel renvoie un pronom : " La première qualité du langage, dit Boiste, est la clarté; toute locution, fût-elle même incorrecte, est bonne, du moins dans le style familier, lorsque le sens est clair; et la suppression même des parties inutiles appartient à l'art de le rendre plus élégant ou plus rapide; qualité nécessaire chez un peuple dont l'esprit léger, impatient, inattentif, n'aime pas à se traîner lentement sur des mots redondants. Au contraire, la phrase la plus grammaticalement correcte devient vicieuse, si toutes les parties du discours, les adverbes, les articles, les particules, les conjonctions, les prépositions qu'elle traîne avec elle, nuisent à sa clarté, alourdissent, suspendent sa marche; et c'est l'observation rigoureuse des règles qui donne au style des grammairiens, en général, cette allure lourde, contrainte, languissante, qui contraste avec la marche hardie du style des gens du monde, dont l'unique but est de se faire entendre et de plaire [Op. cit., p. 368]. De la citation d'un principe d'autorité, les auteurs passent à des considérations esthétiques générales, pour dénoncer ensuite les défauts stylistique de leurs confrères, et aboutir -sans démonstration -- à la reprise du poncif classique déjà inclus dans le premier argument de la chaîne discursive. Face à cette tautologie, ne reste donc plus au lecteur d'aujourd'hui qu'à saisir les reflets d'une idéologie et les rebonds d'une parole, qui affectent les constituants de base de tout style d'époque.

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Notes

18. Sur cet auteur, on peut se reporter à Jesse Levitt : The Grammaire des Grammaires of Girault-Duvivier; a Study of Nineteenth-Century French, Mouton, La Haye, 1968; et Jean-Pierre Seguin : " L'acclimatation du mot " phrase " dans le métalangage des grammairiens : l'exemple de Ch.-P. Girault-Duvivier ", in Mutations et Sclérose : la langue française 1789-1848, p. p. J.-Ph. Saint-Gérand, Franz Steiner Verlag, 1993, pp. 92-106.

19. Lettre de 1862 adressée aux frères Goncourt, citée in J. Levitt, Op. cit. p. 17.

20. Bio-bibliographisches Handbuch zur Sprachwissenschaften des 18. Jahrhunderts. Die Grammatiker, Lexicographen und sprachtheoretiker des deutsprachigen Raums mit Beschreibungen ihrer Werke, Herausgegeben von Herbert E. Brekle, E. Dobnig-Jülch, HansJürgen Höller und Helmut Weib, Niemeyer, Tübingen, 1992 et suivant, 3 volumes publiés à ce jour.