3. Ouvrages de lexicologie et lexicographie

Les ouvrages de ce type sont ceux auxquels on se réfère le plus naturellement pour prendre la mesure du temps qui a passé sur la sémiose lexicale, et pour saisir globalement les déplacements de sémème dont le vocabulaire porte la trace. D'où la tentation de procéder avec eux sous forme de traduction terme à terme, sans égard pour les diverses orbes de contextualisation lexicale, syntaxique, sémiologique, idéologique, culturelle, politique, auxquelles touche le simple emploi d'un élément de vocabulaire. Le substantif " Fée ", par exemple, ne retient plus pour nous que ce qui le rattache aux formes génériques du merveilleux en littérature, et fait disparaître en lui tout ce qui le rattache, par la voix étymologique et celle de ses champs associatifs, au domaine de la parole; tandis que les substantifs " Philosophie " ou " Ville " se délestent dans cette équivalence de ce qui faisait leurs particularités d'emploi dans l'univers empiriques, les contextes scripturaux et les structures cognitives du XIXe siècle(21). Pour tenter de retrouver les justes perspectives, la documentation est extrêmement abondante dans ce XIXe siècle dont H. Meschonnic disait encore récemment qu'il était " le siècle des dictionnaires ". Et je retrouverai sous cette rubrique des auteurs dont l'activité en d'autres domaines du langage a déjà été reconnue.

Boiste P.-C.-V. et Bastien J.-F., Dictionnaire Universel de la langue française, Paris chez l'auteur, 1800.

Cet ouvrage inaugure la longue liste d'une série de rééditions -- 14 jusqu'en 1857 -- qui témoignent de l'importance de la conception nominalo-nomenclaturiste sous laquelle la plupart des lexicographes du début du XIXe siècle envisagent l'organisation du monde et du vocabulaire français. Les rééditions postérieures à 1823 et à la mort de Boiste portent la trace des remaniements imposés par Nodier, qui altèrent sensiblement l'extension et la définition de l'ensemble initialement circonscrit. Le siècle lui-même, et les valeurs dans lesquelles il drape son épistémè, ont changé. La langue, en cette période, noue étroitement à son principe de socialisation une dimension morale et une dimension politique, exprimées par les altérations du vocabulaire, parce que le lexique constitue alors le foyer optique d'une représentation moderne du monde contemporain, tandis que la littérature est pour sa part le foyer axiologique du renouvellement individuel de l'éthique et de l'esthétique. L'étude en série des différentes éditions de Boiste montre, par exemple, comment la population des termes constituant la classe des noms abstraits évolue à travers le temps tout en conservant une certaine forme de stabilité dans ses modes de répartition : morale, intellection, physique, mécanique, sentiment, comme répartiteurs archisémémiques structurent en effet sans relâche un ensemble qui ne cesse de s'étendre(22). Et il y aurait sans doute grave faux sens à vouloir interpréter le terme de " sensibilité " dans nombre de textes du début du XIXe siècle, en omettant de prendre en compte la connotation ironique que le lexicographe laisse percer lorsqu'il caractérise -- par exemple -- de ce terme l'irritabilité de l'égoïsme de Mirabeau...

Cette configuration du lexique -- à la fois stable dans ses principes et variable dans son extension -- qu'entérinent les lexicographes impose donc de ne pas commettre d'erreur rétroactive d'appréciation sur les termes lexicaux, et requiert de placer sur un même pied des ouvrages réputés traditionnels et des ouvrages encore associés à des formes de déviation du canon esthétique. Ainsi de ceux qui s'intéressent aux variétés du langage populaire, qui, même s'ils procèdent déjà à une sorte de régulation de la variation, n'en sont pas moins indicatifs de tendances :

D'Hautel C., Dictionnaire du bas langage, Paris, 2 volumes, 1808.
Desgranges J.-C.-L.-P., Petit dictionnaire du peuple, Paris, 1821.

Le premier de ces volumes, plus souvent allégué que le second, n'a pourtant guère occupé l'attention des historiens de la lexicographie et des métalexicographes. Le second a bénéficié naguère du soin érudit et perspicace de Georges Gougenheim(23). Les deux ouvrages sont pourtant d'un intérêt essentiel pour qui veut étudier comment -- à travers la stylisation des parlures notées -- se constitue une nouvelle représentation des hiérarchies sociales, dont la trace stylistique peut être suivie jusqu'à nos jours. En effet, derrière le prédicat de " vicieux " qui -- bientôt -- viendra appuyer dans ces contextes le substantif " langage ", se lit la dérive qui -- chez les historiens -- conduira à homologuer classes laborieuses et classes dangereuses. Que le lecteur d'alors puisse prendre intérêt à des parlures émanées d'un cercle socialement inférieur signe son intérêt pour un objet que notre siècle constituera comme sociolinguistique; mais il est aussi de la responsabilité du lecteur d'aujourd'hui de retourner s'informer des conséquences de l'emploi -- à telle ou telle époque -- de tel ou tel terme. Desgranges notait lui-même : " C'est en rappelant à la masse pour laquelle j'écris, ses fautes journalières, que je prétends l'obliger à moins mal s'exprimer. Point de règles, ni d'exceptions, le peuple n'a pas le temps d'en apprendre. Si, par mon Dictionnaire, un de mes lecteurs se défait de ses fautes les plus grossières, il sera content de lui et de moi " [p.iii]. Et, le lecteur du XXe siècle trouvera dans cet exercice une occasion d'éclaircissements de fond très appréciable. Nous verrons plus loin, à l'heure où la philanthropie du XIXe siècle -- sous l'influence de la loi Guizot de 1833 -- veut généraliser l'instruction publique, comment cette mise en évidence des formes dites fautives(24) peut constituer un instrument intéressant de discrimination des valeurs sémantiques produites dans un texte par l'emploi ou la mention d'emploi d'un de ces items.

Nodier (Jean-Charles), Dictionnaire des onomatopées, Paris, Demonville, Paris, 1808.

Ce dictionnaire a vivement stimulé l'imagination des poètes et irrité la conscience philologique des contemporains qui commençaient à se former à des méthodes plus rigoureuses. Mais, comme l'a montré H. Meschonnic, dans une réédition moderne de cet ouvrage, l'intérêt du dispositif est à chercher ailleurs. Dans son épistémologie, tout d'abord, qui récuse les savants développements de Bopp, Grimm, Schlegel, Humboldt ou Burnouf, premiers accréditeurs du comparatisme linguistiques. Puis dans son économie même, qui, préférant appuyer le raisonnement sur les conceptions déjà anciennes du Président de Brosses, vise avant tout à proposer une glose " poétique " -- c'est-à-dire peu ou prou imitative -- du contenu de chaque forme lexicale retenue. Ainsi, " murmure " peint-il " parfaitement à l'oreille le bruit confus et doux d'un ruisseau qui coule à petits flots sur les cailloux, ou du feuillage qu'un vent léger balance, et qui cède en frémissant. Le mouvement vague et presqu'imperceptible des eaux et des bois, élève dans la solitude une rumeur qui interrompt à peine le silence, tant elle est délicate et flatteuse, et c'est de là que les Langues ont tiré ces expressions si harmonieuses et si vraies, que, tous les jours répétées, elles paraissent toujours nouvelles " [p.134]. Un tel développement montre en quoi et comment ce type d'ouvrage peut aider à mieux reconstituer non seulement les valeurs associées à l'emploi d'un terme, mais aussi la configuration épistémique dans laquelle cet emploi fait sens et prend valeur.

L'Examen critique des dictionnaires français, ou recherche grammaticale et littéraire sur l'orthographe des mots, Paris, Delangle frères, 1828, du même auteur, ne présente pas le même intérêt, quoiqu'il soit probablement le texte " linguistique " le plus important de Nodier. Rédigé et achevé autour de 1812, le volume n'a donc été publié que plus de quinze ans après; ce qui a beaucoup contribué à rendre étrange son argumentation scientifique, par ailleurs soutenue par un ton soit acerbe, soit goguenard, contrastant avec le sérieux des écrits des premiers philologues. En dédiant son ouvrage aux lexicographes, qu'il met au premier rang des " plus honorables ouvriers de la littérature ", Nodier ne cache pas que les travaux de ces derniers sont souvent insatisfaisants : " Si leurs dictionnaires sont mauvais, ce n'est presque jamais de leur faute. C'est d'abord celle de la langue, qui n'est pas bien faite; celle de l'orthographe qui est une des plus mauvaises et des plus arbitraires de l'Europe. C'est peut-être enfin celle des institutions littéraires préposées à la conservation de la langue, et qui ont fait de cette routine un fatal monopole " [p. 14]. Ce faisant, il revendique de corriger des étymologies fantaisistes et fautives, de préciser les définitions de dictionnaires trop généraux, et de statuer sur l'introduction d'un mot dans la langue ou son éviction. Les privatifs, jadis répertoriés par Pougens, sont ramenés de ce fait à de plus justes proportions. Le tropisme hellénique marqué dans le lexique français est fustigé, de même que les séductions de l'italien, de l'allemand, voire du turc, qui sont pourchassées jusque dans les textes de la littérature. Mais c'est principalement par son souci constant de rendre compte de ce que nous appelons aujourd'hui la contextualisation des items lexicaux que Nodier, dans cet ouvrage, mérite encore d'être relu. Car, ce faisant, il pouvait prétendre -- sans peut-être en avoir toujours conscience -- élaborer les principes de constitution d'un véritable et nouveau dictionnaire des synonymes. Ce qu'il écrit, par exemple, de " pléonasme ", " périssologie ", " répétition " et " redondance ", ou de " socialité " et " sociabilité " [p. 371], réoriente indéniablement la construction des sens auxquels nous pouvons aujourd'hui accéder. Il serait à cet égard intéressant de comparer les travaux de Nodier avec ceux de Champollion-Figeac, et principalement le Dictionnaire étymologique de la langue française, accompagné d'une dissertation sur l'étymologie..., de ce dernier, Paris, 1828, Bastien, dans lequel la sûreté philologique, fruit du modernisme de la pensée, réussit à endormir le sens critique du lecteur de cette fin du XXe siècle et à anesthésier sa capacité sémasiologique. Lire Nodier apparaît ainsi comme une des manières possibles de prendre conscience, dans le domaine du lexique, des effets culturels associés qui dérivent de chaque emploi spécifique, et qui conditionnent pour une large part l'expressivité stylistique des oeuvres littéraires.

Duckett W., Dictionnaire de la conversation et de la lecture, Paris, 1832, Bourrier, 68 tomes.

Parmi les nombreuses activités scripturales de Nodier, on connaît celle qui le fit être collaborateur du présent ouvrage. Il ne s'agit pas d'un dictionnaire de langue au sens traditionnel du terme, car les auteurs ont eu comme modèle de référence un ouvrage allemand dont l'ambition était de dresser la carte des lieux communs classiques -- sans péjoration -- de la conversation par lesquels il était convenable de passer pour s'attirer une réputation d'homme du monde et de fin lettré. En adaptant le projet au contexte français, Duckett -- en cette période où la rhétorique dogmatique perdait progressivement son crédit -- a fait de son ouvrage un compendium de ce que Flaubert allait incontinent dénoncer comme " idées reçues ". Relire le Dictionnaire de la conversation ... c'est donc en quelque sorte s'introduire par l'entrée lexicale de la langue dans les labyrinthes et les méandres de la discursivité stéréotypique, pénétrer la dense forêt des clichés qui a progressivement recouvert l'aridité des locuteurs sans idées personnelles, et des orateurs sans vigueur ni rigueur. Et l'on trouve donc là une foule de remarques secondaires par rapport auxquelles se définit en creux la valeur du mot décorseté des préjugés pesant sur lui. P. Larthomas a naguère parfaitement analysé l'emploi du substantif " méandre " dans Madame Bovary (25), mais il me semble que l'on peut même aller plus loin dans l'interprétation des différentes stratifications de l'effet sémémique en se reportant à l'article du Dictionnaire de la Conversation, qui précise : " Méandre, aujourd'hui le Meindres ou Meinder, fleuve d'Asie Mineure, qui prend sa source près de Célènes en Phrygie [...]. Ce fleuve était célèbre dans l'antiquité par ses innombrables détours que les poëtes attribuaient au regret qu'il éprouve de s'éloigner des belles contrées qu'il arrose. Strabon nous apprend que c'est de ces sinuosités sans fin du Méandre qu'était venu l'usage d'appeler méandre tout ce qui était tortueux, et enlacé ; expression qui s'est conservée dans notre langue : les méandres sans fin de la diplomatie ". Une telle glose met effectivement en évidence tout à la fois :

- le rapport du terme avec son concurrent " sinuosité ",

- les mécanismes d'une triple rhétoricité : métonymie à l'origine, puis métaphore, et enfin catachrèse,

- le cratylisme poétique de ses sonorités,

- la sémiose anthropomorphique qui en sous-tend le sens, et qui contamine la représentation générale du monde,

- la relation culturelle avec le secteur antique.

Tous éléments qui entrent dans la réactivation de l'effet de sens produit par l'emploi de Flaubert, non seulement dans la perspective de la dénonciation des poétiques lamartiniennes, mais aussi dans celle d'une ironie agacée jetée par le monde du XIXe siècle sur la récupération des attributs grecs: bonnet grec, chapiteaux et frontispices, lexicologie médicale [" lithotritie ", etc]. Par cette intertextualité oubliée et suggérée, " Méandre " se voit réinséré au coeur d'un dispositif stylistique dont l'impact dépasse les seules justifications que peuvent donner les arguments de la morphologie, de la lexicologie banale et de la syntaxe. Il en va de même pour les termes référant aux théories de l'art ou de la littérature [ex. " Roman, et l'article de Patin], qui sont l'objet dans ce dictionnaire de descriptions et d'analyses auxquelles nous nous trouvons aujourd'hui de plus en plus étrangers, dans leur forme et dans leur application à un univers culturel qui pour nous est aboli. Mais cet ouvrage n'est pas le seul à permettre de telles reviviscences des valeurs du passé. L'oeuvre des Académiciens, notamment en cette époque où Nodier et Raynouard -- contre l'avis de Villemain -- envisageaient la possibilité d'un Dictionnaire historique et littéraire de la langue française, est spécialement significative.

Académie Française, Dictionnaire de l'Académie Francaise, 6e éd., Paris, 1835, Firmin Didot.

Cet ouvrage -- duquel il est difficile de dissocier le Complément, publié par Louis Barré, Paris, 1842 -- marque de fait une étape dans l'évolution du genre restrictif qu'a inauguré l'édition de 1694. Certes, l'édition de 1798 a vivement ébranlé l'organisation du discours lexicographique, mais les débuts de la philologie française sont encore plus encombrés de disputes et de débats entre érudits désireux de s'arroger la respectabilité la plus officielle en débusquant chez leurs concurrents des fautes de méthode, voire des malversations documentaires. Un Génin critique violemment Guessard, lequel est aussi vivement critiqué par Fallot, qui lui-même censure vigoureusement Wey, lequel dénigre sans vergogne Paulin Paris; et, quelques années plus tard, un Julien Travers est définitivement proscrit de la corporation des linguistes érudits pour avoir manipulé les sources étymologiques des Vaux de Vire... Il est aisé de gonfler les colonnes des dictionnaires concurrents de l'Académie en multipliant les vocables, les exemples, au besoin en alléguant des citations invérifiables ou inventées. Le Dictionnaire général grammatical des dictionnaires français, de Napoléon Landais, Paris, 1834, Didier, en est un bon exemple. On sait par ailleurs que Jules Vallès ne fut pas exempt de cette faiblesse dans la proximité de ses confrères affamés qu'il nommait les Bescherellisants, Poitevinards ou Boisteux(26).... Pour mieux faire ressortir les qualités du dictionnaire académique, Barré, dans la Préface du Complément de 1842, stigmatise d'ailleurs la pratique condamnable de deux concurrents. Au Sieur Raymond [1829], responsable au reste du Supplément du Dictionnaire de l'Académie, il reproche: " L'auteur semble n'avoir eu d'autre but que de multiplier les articles et les pages; et pour y arriver, il a pris des mots à toutes les sources, il a recueilli les fautes de transcription et d'impression des ouvrages les plus défectueux, il a même créé des formes qui ne peuvent se trouver nulle part.[...] Je n'oserais dire combien de fois le Pirée y est pris pour un homme, et combien d'hommes y sont pris pour le Pirée. En parcourant à la hâte les trois premières lettres, j'y trouve déjà plus d'un millier de fautes..." [p. XXIII]. A Napoléon Landais [1834], immodeste auteur du Dictionnaire général grammatical des dictionnaires français, il fait grief d'avoir produit un ouvrage qui n'est que le résultat d'une machination mercantile fondée sur l'insatiable appétit de nominalisation caractérisant les activités épistémiques de la bourgeoisie : " Cette publication a été faite, non dans l'intérêt de la science [...] mais uniquement pour profiter de l'engouement qui, à une époque funeste, entraînait les capitaux vers les entreprises aléatoires. [...] La précipitation que commandaient les vues spéculatrices de l'éditeur, a dû nécessairement entraîner l'écrivain dans des erreurs considérables. Et peut-être, en tenant compte de ces circonstances, devra-t-on reconnaître que ce lexique ne révèle pas en tout point, comme celui de M. Raymond, une ignorance absolue de ce qui tient à l'antiquité, à l'histoire, aux langues anciennes, à la simple grammaire française; cependant, les connaissances de l'auteur ne paraissaient pas offrir le degré de certitude et d'étendue que réclamait un pareil travail " [id.].

On voit bien ici que la réflexion historique revendiquée par Barré s'appuie sur une connaissance critique du langage qui s'approche des principes de la linguistique, et qui prohibe le recours trop aisé à des citations d'auteurs desserties de leur entourage contextuel. L'auxiliaire précieux de Nodier soutient une nouvelle fois que les lexicographes devraient être attentifs à ces contraintes situationnelles pour discriminer ce qui relève de la langue et ce qui procède des effets discursifs d'une pratique stylistique. La conjoncture des contradictions internes affectant le domaine du langage, qui entoure la date de publication de la sixième édition du dictionnaire académique, est bien plus que le signe d'une crispation passéiste sur des valeurs de représentativité de l'usage déjà fortement érodées. Les tensions antinomiques qui opposent les tenants de la citation authentifiée par un écrivain, laquelle pose un modèle stylistique, et ceux de l'exemple impersonnel, montrent qu'il convient avant toute chose de définir alors autour de l'objet langue une véritable connaissance historique. La transition vers la sémantique (27), perceptible dans les années 1830-1840, voit ainsi se marquer une distinction de plus en plus nette entre deux conceptions de la lexicographie: une lexicographie descriptive visant à donner une image soi disant contemporaine de l'usage admissible, et une lexicographie explicative soucieuse de rattacher l'état présent à une évolution dont les principales étapes peuvent être attestées par des fragments empruntés aux monuments de la culture littéraire. Par des occurrences dans lesquelles le style s'est finalement arrogé la prééminence sur la langue. La première conception a pour objectif de préciser in situ les conditions d'emploi; la seconde choisit d'enregistrer les formes d'usage attestées par des textes authentifiés, et de suggérer une plausibilité d'évolution. La place tenue et le rôle joué par le dictionnaire académique dans cette transformation des conceptions de la lexicographie, sont considérables. Et le lecteur d'aujourd'hui ne peut pas rechercher dans cette 6e édition de simples éclaircissements ponctuels; pour comprendre les effets de sens dénotés dans ses colonnes lorsque ceux-ci sont rapportés à des contextualisations littéraires précises, cet interprète doit prendre en considération la différence des principes épistémologiques et pratiques mis en oeuvre par les lexicographes de l'époque. Soit le substantif " appartement ", tel qu'il est employé par Baudelaire dans " Le Chat - I "  : Ainsi qu'en son appartement ". A première vue le terme ne semble receler aucun mystère et n'offrir donc aucune raison de s'arrêter sur lui; toutefois, les gloses du dictionnaire académique rappellent le sens ancien du terme : " se dit aussi d'un cercle, chez le Roi, auquel sont invitées toutes les personnes de la cour, et quelques-unes de celles qui sont présentées " [t. 1, p. 86 c]. Cette remarque aide à retrouver l'isotopie que l'adverbe " royalement " [v. 19] explicite, et permet de discerner dans le terme une valeur qui transite par le magnétisme faisant du chat le centre d'une compagnie d'admirateurs, avant que de renvoyer à l'évocation d'une propriété immobilière dans l'esprit du XIXe siècle, pour mieux affirmer la fascination qui se dégage de cette intimité suggérée. A cet égard, comme il était signalé plus haut, un contraste frappant apparaît très vite entre les dictionnaires académiques et les correcteurs de niveaux, les niveleurs de correction linguistique.

Platt L., Dictionnaire critique et raisonné du langage vicieux ou réputé vicieux; ouvrage pouvant servir de complément au Dictionnaire des difficultés de la langue française par Laveaux, Paris, Aimé André, 1835.

En effet, la tradition qui voulait que seules les formes choisies du vocabulaire pussent être enregistrée par le dictionnaire n'a pas cessé d'être contestée par une série d'ouvrages désireux de montrer que les erreurs et les fautes de langage, stigmatisées par le prédicat de "vicieux", étaient néanmoins largement attestées dans l'usage quotidien. De Dumarsais aux deux lexicographes précédemment cités, une lignée se développe qui -- à travers cacologies et cacographies, gasconismes, lyonnaisismes corrigés et autres -- aboutit à ce livre d'un " ancien professeur ". Ce dernier affirme dans son propos liminaire que son ouvrage présente ce qui ne doit pas être dit [p. v], et qu'il offre ainsi à ses lecteurs de " l'instruction mâchée " [p. vi]; il rappelle également que les locutions dénoncées, les barbarismes et solécismes cités, et marqués par la trivialité, " se sont glissés dans la bonne compagnie, au barreau, à la tribune nationale, et ont même su trouver la protection de noms littéraires bien connus, malgré le vice dont ils étaient entachés ". Il termine enfin sur l'idée que les vices de langage signalés autour de 1830 ne sont en réalité bien souvent que des archaïsmes. Il conseille ainsi de toujours chercher dans la dimension historique. Ce qui justifie qu'on accorde encore aujourd'hui un peu de considération à ce travail. Non évidemment pour traquer la faute ou l'incorrection dans les oeuvres littéraires, mais pour dénouer l'écheveau dont le fil remonte aux modèles esthétiques sur la forme desquelles l'écrivain calque sa démarche. Un seul exemple. Dans Eloa, Chant I, v. 331, Alfred de Vigny -- évoquant un " enfant de la Clyde écumeuse " -- plante le décor de glaciers, brouillards et de " rocs moussus ". C'est là tout au moins ce que donne l'édition définitive; mais on sait que Vigny a hésité avec " rocs mousseux ", de fin 1822 à janvier 1824. La lecture de Platt aide à donner du sens à cette hésitation. En effet celui-ci écrit : " L'adjectif de mousse, signifiant une espèce de petite herbe, est moussu; l'adjectif de mousse, signifiant écume, est mousseux. Dans notre phrase d'exemple, c'est donc évidemment moussu qu'il faut; c'était moussu qu'il fallait aussi dans le vers suivant : Une grotte mousseuse, un coteau verdoyant [Roucher, Les Mois, ch. vii] " [p. 257]. A travers une simple correction, le Dictionnaire de Platt peut donner l'occasion de saisir concrètement la fascination-répulsion qu'exercent certains modèles, et, en l'occurrence, à travers l'exemple de Roucher, celui de la poésie descriptive sur les premières oeuvres de l'auteur des Destinées...

Les ouvrages dont il va être désormais question sous cette rubrique -- en dépit de la distinction qu'il convient de maintenir en métalexicographie rigoureuse entre dictionnaires de langue et dictionnaires encyclopédiques -- peuvent être facilement rapprochés et regroupés. En effet, par leur constitution et leurs dates de première édition, ce sont tous des dictionnaires qui regardent nettement l'avenir de leur siècle, les premières décennies du nôtre, et qui, à ce titre, marquent une coupure dans le XIXe siècle dont les révolutions de 1848, pour les historiens, ont fait le symbole.

Bescherelle (Louis-Nicolas dit l'aîné), Dictionnaire National de la langue française, Paris, Gd. 8°, Garnier Frères, 1°éd. 1846.
Dezobry (C.), Bachelet (T.), Dictionnaire général de biographie et d'histoire, de mythologie, de géographie ancienne et moderne comparées, des antiquités, et des institutions grecques, romaines, françaises et étrangères, Paris, 1857, Delagrave, 2 vol. in-4°.
Dezobry (C.), Bachelet (T.), Dictionnaire général des Lettres, des Beaux-Arts, et des Sciences morales et politiques, Paris, 1862, Delagrave, 2 vol. in-4°.
Littré É., Dictionnaire de la langue française. Paris, Hachette, 1863 - 1873.
Littré É, Supplément au Dictionnaire de la langue française, Paris, Hachette, 1878.
Larousse (Pierre), Grand Dictionnaire Universel du XIX° siècle, Paris, 1866-1887, Administration du Grand Dictionnaire Universel. 15 vol. + 2 suppl.

Ces ouvrages volumineux renferment sous l'apparent paradoxe de leurs développements tentaculaires l'osmazôme idéologique du XIXe siècle de progrès, laïc, scientiste, positiviste(28). Et, à les étudier, se constitue dans l'esprit du stylisticien une représentation de la configuration des axiologies s'étant succédées dans l'histoire, sur lesquelles sont entés les effets de connivence, d'ironie, de connotations, les procédés généraux de la rhétorique démonstrative et argumentative qu'actualise chaque texte lu. Sans cette représentation, bien des aspects fondamentaux du style d'une oeuvre passeraient inaperçus. De nombreuses études récentes(29) ont permis de mesurer l'importance de ce phénomène et me permettront d'être bref sur ce point. Ainsi, le volume publié sous la direction de Jean-Yves Mollier et Pascal Ory, Pierre Larousse et son temps, met-il particulièrement en valeur sous la plume de Henri Mitterand cette archéologie des belles-lettres grâce à laquelle toutes choses créées -- sur fond de relativisme critique -- diffusent leur valeur en contraste et prennent sens. Amour de la science, positivisme, libre pensée, morale définissent ainsi le cadre dans lequel tel ou tel emploi de néologisme -- chez Gautier, Hugo ou Barbey d'Aurevilly -- trouve les coordonnées de référence esthétiques, politiques, idéologiques de son effet stylistique : " Le principe qui avait guidé, jusqu'à la révolution littéraire de 1830, les écrivains, les poëtes, les grammairiens, c'est qu'une expression n'était bonne qu'à condition d'être consacrée, c'est-à-dire de se trouver dans les modèles, d'avoir été apprise par coeur et cent fois répétée par les disciples. Le romantisme prit le contre-pied de ce précepte et déclara qu'un mot était usé quand il avait déjà servi deux ou trois fois; de là , la mise en circulation de vocables étranges et de tours de phrases inouïs, excès inévitables de toute réaction. Quelques-unes seulement de ces conquêtes étaient heureuses; la langue les a gardées et s'en est trouvée bien ". Inutile de rappeler aussi comment le dédoublement de Napoléon et Bonaparte en acteurs historiques opposés permet à Larousse de présenter -- en deux notices -- toute une analyse dissolvante de la légende napoléonienne. Dans les actes récemment parus d'un colloque conjoint de métalexicographes et de spécialistes de littérature, Michel Glatigny montre aussi toutes les implications du rôle de la littérature dans la pratique lexicographique de Littré, ainsi que leur effet de retour sur les représentations qu'un lecteur peut en tirer; il explicite par là les raisons pour lesquelles le rapport à la littérature qu'expose le Dictionnaire de la langue française est aussi un produit de la littérature. Une analyse stylistique ne saurait légitimement se priver de ces témoignages : comment -- par exemple -- comprendrait-on aujourd'hui en contexte la valeur de certaines iconoclasties rimbaldiennes?

Hatzfeld (Adolphe) et Darmesteter (Arsène), Dictionnaire général de la langue française, du commencement du XVIIème siècle jusqu'à nos jours, précédé d'un traité de la formation de la langue, Gd. in 8°, Paris, 1890, Delagrave.

Certes, le passage du temps accrédite au XIXe siècle d'autres conceptions de la lexicographie, et -- la linguistique historique prenant le relais de la philologie comparée -- le développement de l'histoire de la langue permet de poser peu à peu de nouvelles bases aux mécanismes sémantiques jusqu'alors exploités, lesquels restaient assez peu distincts des modes de la rhétorique. Avec l'ouvrage ici présenté, s'affirme une conception scientifique -- le titre en fait foi -- qui prétend définir les mots de la langue écrite et parlée, déterminer leurs diverses applications, indiquer le véritable emploi de ces termes, et en rendre compte par l'explication de leur origine. Un tel projet, à l'articulation traditionnelle du XIXe et du XXe siècle, synthétise les avancées de la sémantique façon Bréal et entérine définitivement la conception déjà entrevue chez plusieurs de nos témoins antérieurs selon laquelle les archaïsmes -- en tant que rémanences lexicales ou syntaxiques étranges -- sont en mesure de rendre compte de nombre de faits d'usage anomaux, voire de fautes. L'idée d'un état de langue stable, tel tout au moins qu'on peut le trouver dans un texte littéraire, disparaît au profit d'une remontée obligée aux origines : " Menuisier s'est dit primitivement de l'ouvrier d'un corps de métier quelconque qui était chargé des ouvrages les plus menus, les plus délicats : il y avait des menuisiers en serrurerie, en orfèvrerie, etc. " [p. iv]. On connaît la fortune des clichés qui ont fleuri sur des mots tels que " charme ", " étonner "... Et -- dans leur textualité lexicale -- les oeuvres de Mallarmé, qui abandonnent toute tentation de décrire pour ne viser qu'à la suggestion, tout comme les éjaculations " scrupuleuses " de Valéry, ont pu trouver naturellement à s'accorder avec cette régression qui confère à l'histoire du mot un pouvoir explicatif. Ce dernier est cependant d'autant plus illusoire qu'il risque de s'appliquer mécaniquement -- comme principe -- à toute production littéraire, y compris en dehors de toute légitimation historique, et qu'il neutralise la contextualisation syntaxique des occurrences et l'intertextualité obligée du projet littéraire. Mais, en raison de cette propension à faire du modèle étymologique historique le principe explicatif de toute signification, le Dictionnaire général... constitue un témoin irremplaçable pour le stylisticien d'aujourd'hui scrutant principalement les textes du XIXe siècle. Et il permet de prendre connaissance de cette rétrospection des sens sur l'horizon duquel s'affirment les valeurs d'emploi stylistiques. Ainsi, chez Huysmans, le Drageoir à épices de 1874, comme le " burgau ", les " succulences " font-ils références à une postulation décadente en direction de l'érudition, et des curiosités de la langue dans sa dimension historique, dont à la même époque Remy de Gourmont, déjà rencontré, faisait l'éloge dans Le Latin mystique [1892], prototype oublié de tout un secteur du lexique français moderne. Le commentateur moderne du style de ces ouvrages pourrait être bien inspiré de ne pas oublier que décadence esthétique et progrès linguistique se conjuguent alors inversement dans la dimension de l'histoire. A nous, lecteurs du style des oeuvres, d'extraire l'historicité du paradoxe!

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Notes

21. Voir successivement sur ces objets : J.-Ph. Saint-Gérand, "Les mots de la femme-fée dans la lexicographie du XIXe siècle ", in Images de la Magie, Fées, enchanteurs et merveilleux dans l'imaginaire du XIXe siècle, p. p. S. Bernard-Griffiths et J. Guichardet, Annales Littéraires de l'Université de Besançon, n° 504, 1993, pp. 191-212; "Sens interdits en Ville: Alfred de Vigny et le Dictionnaire", in Romantisme, 83, 1994, et "Philosophie: le Mot et les Choses au crible des dictionnaires du XIXe siècle français", in Romantisme, 89, 1995.

22. Jacques-Philippe Saint-Gérand, " L'abstrait et la pratique du lexicographe : le cas du nom dans le Dictionnaire Universel de Boiste (1800-1857), in Les Noms abstraits, p. p. Nelly flaux, Michel glatigny, Didier Samain, Presses du Septentrion, 1995, pp. 175-178.

23. Georges Gougenheim, La Langue populaire dans le premier quart du XIXe siècle, d'après le Petit dictionnaire du peuple de J.-C.-L.-P. Desgranges, Thèse complémentaire, Paris, 1929, Les Belles Lettres.

24. Le même Platt consigne en préface ceci : " Oui, tout homme qui estropiera la grammaire, ne devra jamais se flatter d'exercer une grande influence intellectuelle sur ses concitoyens. Il verra avec amertume, malgré toute son éloquence, le rire dédaigneux effleurer les lèvres de ses lecteurs ou de sesauditeurs, et détruire peut-être le germe d'une pensée utile ou généreuse, qui, ornée d'une phrase correcte, eût laissé un ineffaçable et fécond souvenir " [pp. i-ii]

25. Pierre Larthomas, " Flaubertiana ", in Mélanges offerts à André Lanly, Prersses Universitaires de Nancy, 1980, pp. 475-476.

26. Jules Vallès, Le Bachelier, éd. Livre de Poche, 1973, p. 168.

27. Dans Semantic Theories in Europe, 1830-1930, Benjamins, Amsterdam, 1992, Brigitte Nerlich rappelle que la première occurrence de ce terme apparaît d'abord dans une lettre à Angelo de Gubernatis, puis dans le célèbre article de l'Annuaire pour l'encouragement des études grecques en France, " Les lois intellectuelles du langage; Fragment de sémantique ", 1883, 27, pp. 132-142. Une prémonition de la définition du concept apparaît en 1840 dans l'article de Paul Ackermann, l'auxiliaire de Charles Nodier, " Examen de quelques faits relatifs à la formation et à la culture de la langue française ", in Journal de la langue française et des langues en général, 3e série, 1840, pp. 105-130, dans lequel il distingue entre les idées et le mots qui leur servent d'expression [p. 108].

28. Pour leur opposer une contrepartie religieuse -- comme jadis Trévoux et Bayle, puis les Encyclopédistes pouvaient s'affronter -- il faudrait citer :

Migne (Jacques-Paul), Nouvelle encyclopédie théologique, Paris, J.-P. Migne éditeur, 1844-1866, 3 séries, 171 volumes...

Guérin, Mgr. Paul, Lettres, Sciences, Arts, Encyclopédie universelle, Dictionnaire des Dictionnaires, Paris, 1877, Motteroz, 6 volumes in-4°.

Non que ces derniers ouvrages fussent réellement intéressants sous l'angle de leur documentation, mais parce qu'ils exposent sans fard une conception anthropologique fondée sur l'hypothèse du mono-génétisme divin, qui renvoie ultimement l'usage du langage et des langues, et donc de leurs produits stylistiques, à une conception théologique de l'univers. Il n'est là que trop d'exemples qui -- de Chateaubriand à Bloy, en passant par de Bonald, Brizeux et Lamennais -- attestent en ce siècle cette influence de la dimension anthropologique, ou plus exactement anthropo-catholique, sur l'expressivité stylistique des oeuvres littéraires. Ce qui constitue une manière historicisée de réactiver le fond culturel émanant de la Bible et des Évangiles dans les sociétés judéo-chrétiennes. Sur la position du problème de l'anthropologie selon Migne, qui est de conséquence pour notre propos et la situation d'une anthropologie du langage, par où se définit le style, voir : Cl. Bénichou & Cl. Blanckaert, " Le Dictionnaire d'Anthropologie de L.-F. Jéhan; Apologétique et histoire naturelle des races dans la France de 1850 " in Histoires de l'anthropologie XVIe-XIXe siècles, Britta Rupp-Eisenreich éd., Paris, Klincksieck, 1984, pp. 353-386.

29. Pierre Larousse et son temps, sous la direction de Jean-Yves Mollier et Pascal Ory, Larousse, 1995, notamment pp. 475-492, et Dictionnaires et littérature / Littérature et dictionnaires, Lexique n° 12/13, Septentrion, 1995, numéro coordonné et présenté par P. Corbin et J.-P. Guillerm, notamment pp. 79-87.