4. Ouvrages de versification et de poétique

Si le XIXe siècle, du début à la fin de son ère, a été traversé par le débat sans fin du statut de la poésie, et des rapports aussi ambivalents que réciproquement terroristes de la poésie et de la prose, du poème en prose et de la prose poétique, le stylisticien d'aujourd'hui possède un certain nombre d'ouvrages théoriques et critiques qui lui permettent de donner de l'épaisseur à cette discussion aux intérêts idéologiques alternés. De Marie-Joseph Chénier, par exemple, qui affirme : "Nous ne parlerons point des poèmes en prose, quoiqu'il ait paru quelques ouvrages sous cette dénomination ridicule ; elle était inconnue au XVIIe siècle. La Calprenède en copiant dans ses romans toutes les formes usitées par les poëtes épiques n'osa pourtant croire qu'il pût trouver place dans un ordre aussi élevé" [Tableau Historique des Progrès de la Littérature française, Paris, 1818, p. 268], à Baudelaire, qui remarque : "Quel est celui d'entre nous qui n'a pas, dans ses jours d'ambition, rêvé le miracle d'une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s'adapter aux mouvements lyriques de l'âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience?" [Petits poèmes en prose, A Arsène Houssaye]", toute la littérature critique oppose une conception formaliste de la poésie, réduite aux techniques de la versification. Cette conception est appelée à devenir progressivement obsolète. Et une conception libérée de la poésie, dans laquelle celle-ci -- même sous les espèces de la prose -- se réalise grâce aux alchimies d'un verbe dégrevé de la pesanteur du référentiel d'expérience quotidien. Pendant longtemps, le débat fut pendant; Denne-Baron, auteur de la notice du Dictionnaire de la Conversation [cf. supra], écrit ceci : "[...] Pour être poëmes, il faut que toutes ces oeuvres soient rythmées, c'est-à-dire écrites en vers. Nous ne pouvons appeler du nom de poëme une prose poétique. Cependant, nous convenons que la prose élevée, choisie, ornée d'harmonieuses périodes, consacrée à de grandes images ou à de riants tableaux de la nature, est susceptible de présenter les plus belles fleurs de la poésie, bien qu'elle ne soit nullement un poëme. Un poëme est le cadre d'une action, d'un sentiment, d'une peinture, où, comme dans une sonate, un air, un opéra, toutes les mesures sont comptées, carrées même, si l'on veut, mais où les points d'orgue, où les récitatifs n'en ont pas moins une expressivité musicale, d'autant plus charmante quelquefois qu'elle est libre, aventureuse, et sans joug de la mesure, cette rigide maîtresse. C'est ainsi que la prose poétique, si comparable au point d'orgue et au récitatif en musique, sans être un poème, peut enclore une poésie admirable. Disons donc que le Télémaque nous offre un parfum de poésie tour à tour onctueuse comme celle de l'Évangile, tour à tour douce comme celle de l'Odyssée, ce dernier rayon mourant du génie d'Homère; disons que Paul et Virginie reflète une candeur de poésie qui n'a de comparable que la blancheur et la mélancolie d'un lis des champs ; et respirons avec volupté dans Les Martyrs, ce bouquet de poésie formé des fleurs du Liban, de l'Hymète, de Lucrétile et des frais bocages de la Gaule" [Loc. cit., 2e éd., t. XIV, p. 664 a]. Pour repérer les implications de telles positions en terme de style, nous avons deux ouvrages essentiels en ce qui concerne la tradition néo-classique de la versification :

Carpentier (J.-V.-C): Le Gradus français ou Dictionnaire de la Langue poétique, précédé d'un nouveau traité de la versification française et suivi d'un nouveau dictionnaire des rimes, Renduel, 1822.
Planche J., Dictionnaire français de la langue oratoire et poétique, Paris, 1819, 3 volumes, Gide fils.

Ces deux volumes ont déjà fait l'objet de notices descriptives(30) substantielles, permettant de faire l'économie d'une présentation en détail. Je rappellerai donc seulement qu'à une époque où la stricte conformité aux modèles reconnus définit la seule liberté émancipatrice reconnue aux poètes innovants, ces ouvrages donnent une image assez fidèle et précise de ce que l'on peut appeler le degré zéro de l'écriture poétique, lorsque cette dernière prend les allures d'un mécano poétique. Carpentier présente : " Chaque terme susceptible d'entrer dans la langue poétique, avec sa prononciation exactement notée, et le nombre de ses syllabes déterminé d'après l'autorité des poètes; les Synonymes, les Épithètes et les Périphrases; Un recueil précieux de descriptions, de tableaux et de portraits, ainsi qu'un grand nombre d'encadrements, de coupes poétiques, d'alliances heureuses de mots; les noms des principales divinités de la Fable, avec l'indication des images sous lesquelles les peintres et les poètes se sont plu à les représenter, et les allusions, les allégories que ces derniers ont empruntées à l'ingénieuse Mythologie; les remarques littéraires ou grammaticales de Ménage, de Voltaire, de la Harpe, de Geoffroy, etc., sur les expressions, sur les locutions heureuses, hasardées ou condamnables employées par nos poètes du premier ordre ". Un tel programme, analogue à celui de Planche, qui se fait fort de recenser tous les mots du langage poétique et de définir par l'exclusion tous ceux qui relèvent d'un langage ordinaire, définit non sans ambiguïtés le carrefour de l'onomasiologie et de la sémasiologie où se rencontrent -- en ces temps de fixité prescriptive -- auteurs et lecteurs de textes littéraires. L'appréhension de la dimension rétrospective donne la possibilité de mieux saisir la spécificité stylistique des textes, et de corriger les effets de lectures stéréotypiques par défaut d'information. Ainsi de l'expression que Vigny utilise dans " La Sauvage " : " [le breuvage] De son sein nud et brun à son enfant sauvage ", qui, exposant une caractérisation de couleur inusitée pour prédiquer normalement la dénomination synecdotique de la femme, associe à cette hardiesse l'atténuation d'un archaïsme graphique. L'ensemble produisant un complexe d'abandon aux prestiges de la sensualité et de tension inhibante soutenue par le rappel des règles classiques de la versification, lesquelles proscrivent tout hiatus interne au vers. Le modèle prosodique moderne se conquiert ainsi sur la tradition par une succession d'avancées dissimulées et de soumissions proclamées dont l'équilibre ne peut se définir que par référence à des instruments tels que ceux sur lesquels nous nous arrêtons ici. De sorte que, lorsque commence à poindre la conscience d'une véritable modernité poétique, les repères traditionnels perdent progressivement toute efficace. C'est ce qu'atteste l'ouvrage de :

Ténint (W.): Prosodie de l'École moderne, Paris, Didier, 1844, réédition, avec des documents inédits et commentaires par Patricia Joan Siegel, Paris - Genève, Champion, Slatkine, 1986.

Préfacé par l'auteur des Études françaises et étrangères [1828], Émile Deschamps, qui fait don à Tenint de sa Nécessité d'une prosodie, et précédé d'une lettre à l'auteur de Victor Hugo, ce petit volume doit retenir l'attention des stylisticiens pour les vues qu'il expose sur l'histoire, la nature et les effets de la versification classique. Face au rempart néo-classique précédent, stimulé par les voeux de Gautier réclamant des écrits théoriques sur la versification romantique, Tenint est effectivement le seul critique à tenter une synthèse d'actualité des tendances poétiques et des mouvements esthétiques de l'époque, sous l'angle de leur rapport à la technique versificatrice. Même si sa terminologie peut nous apparaître aujourd'hui rétrograde -- voire fautive : ex. " pied " -- il est indéniable que les réflexions de Tenint ont durablement influencé le développement du vers français tel qu'il apparaît chez Baudelaire et Rimbaud. Musset, pour sa part, comme auteur ayant courageusement osé se déprendre des grands genres, est régulièrement cité par le critique. Les chapitres consacrés à la rime [pp. 172-186], à l'inversion et à l'enjambement [pp. 187-200], à l'harmonie imitative et figurative [pp. 201-212], aux hiatus [pp. 213-215], diphtongues [pp. 217-220], et au choix des mots [pp. 221-223], constituent des développements grâce auxquels le lecteur moderne peut retracer la frontière ténue et zigzaguante séparant tradition et innovation en matière de poésie. A cet égard, l'ouvrage de Ténint mérite la précellence sur le Petit traité de la poésie française de Théodore de Banville [1872], d'application plus justifiée pour les productions de la seconde moitié du siècle, qui s'est beaucoup inspiré de lui. Celles qui, en un sens, ont abandonné le modèle rhétorique du sens au profit d'un modèle sémiologique beaucoup plus libre dans ses associations et ses règles de production d'effets expressifs.

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Notes

30. Voir successivement, Ferdinand Brunot, Histoire de la langue française, t. XII [Charles Bruneau], Paris, Armand Colin, 1968, p. 52-54 et 570-572; Pierre Larthomas, " Tradition classique et romantisme : le langage poétique " in XVIIe siècle, octobre/décembre 1980, n° 129, 32e année, n° 4, pp. 421-431; Jacques-Philippe Saint-Gérand, Les Destinées d'un style; Essai sur les Poèmes philosophiques d'Alfred de Vigny, Paris, Minard, 1979, pp. 173 - 230.