5. Ouvrages de rhétorique

L'étude du style des oeuvres littéraires du XIXe siècle doit effectivement prendre en compte cette dérive progressive du statut de la discipline, qui, d'une prééminence absolue, la fait passer à un état de subalternité dont même le dispositif scolaire -- à la fin du siècle -- ne veut plus. Les recherches de Françoise Douay sont éclairantes à ce sujet [cf. supra, n. 15]; constatant la rhétoricité du langage, j'ai pu moi-même opposer la technique rhétorique objective et le savoir rhétorique subjectif ou intuitif, dont l'antagonisme est partiellement responsable du déclin de la discipline(31). Reste que la tradition s'est longtemps maintenue, et que, malgré le plaidoyer de Baudelaire -- dans sa célèbre revendication du pouvoir créatif de la rhétorique(32) -- en faveur du respect de cette organisation de l'esprit, l'impérialisme de cette discipline a exercé sur beaucoup d'esprit une emprise sclérosante tenace, dont l'affranchissement est passé par la révocation pure et simple. C'est pourquoi il y a intérêt à retourner aux ouvrages fondateurs d'une pratique de l'écriture incapable pendant longtemps de s'affirmer comme fracture de la tradition. Le XIXe siècle, en cela, est une nouvelle fois exemplaire.

Dumarsais (C.): Des tropes ou des différents sens dans lesquels on peut prendre un même mot dans une même langue. Ouvrage utile pour l'intelligence des auteurs, & qui peut servir d'introduction à la Rhétorique et à la Logique, Paris, Broca, 1730. Réédition présentée, commentée et annotée par Françoise Douay, Flammarion, 1988.

Itinéraire obligé de la réflexion, entre les fondements aristotéliciens, cicéroniens et les spéculations sur la généralisation du rhétorique développées par le groupe Mu, l'ouvrage de Dumarsais, comme on le sait, est une manière d'appréhender les changements de sens sous l'angle philologique. En associant étroitement syntaxe, logique, étymologie, et contextualisation, l'auteur est en mesure de montrer que le langage ordinaire se sature très vite de figures, et que -- inversement -- le style sublime se révèle souvent sans figures. En quoi se justifie une théorie de la figure qui n'est en rien théorie de l'ornementation du style, mais qui se veut plutôt théorie -- par anticipation -- de la pragmaticité des énoncés en conformité avec les stéréotypes de l'empirisme philosophique. Cette mise en perspective a souvent été oubliée par la suite, et pourtant c'est elle qui légitime la perspicacité de l'analyse de Dumarsais et la pertinence de ses observations, notamment lorsque ces dernières portent sur l'aspect différentiel du rapport liant le signe à son objet : " Toutes les fois qu'il y a de la différence dans le rapport naturel qui donne lieu à la signification empruntée, on peut dire que l'expression qui est fondée sur ce rapport appartient à un trope particulier " [Op. cit. , XXI, p. 182]. De ce Dumarsais, fondateur d'une sorte de pré-sémantique, à l'image simplifiée qu'en ont donnée Beauzée, puis Fontanier, toute une entreprise de récupération s'est développée qui a progressivement fait de lui le théoricien de l'ornementation figurale des discours, le modèle involontaire des exercices scolaires de l'université impériale. Le Dictionnaire des difficultés grammaticales et littéraires de Laveaux, précédemment cité, n'est pas un des derniers à favoriser cette déformation [1ère éd. p. 292-295]. On se souvient, par ailleurs, des affirmations de Quinet lorsqu'il relate les événements de son éducation : " "[...] Une seule chose s'était maintenue dans les collèges délabrés de l'Empire: la Rhétorique. Elle avait survécu à tous les régimes, à tous les changements d'opinion et de gouvernement, comme une plante vivace qui naît naturellement du vieux sol gaulois. Nul orage ne peut l'en extirper. Nous composions des discours, des déclamations, des amplifications, des narrations, comme au temps de Sénèque. Dans ces discours, il fallait toujours une prosopopée à la Fabricius; dans les narrations, toujours un combat de générosité, toujours un père qui dispute à son fils le droit de mourir à sa place dans un naufrage, un incendie, ou sur un échafaud. Nous avions le choix entre ces trois manières de terminer la vie de nos héros, ainsi que la liberté de mettre dans leurs bouches les paroles suprêmes. Je choisissais en général le naufrage parce que la harangue devait être plus courte"(33). Ces remarques, que l'on pourrait redoubler par d'autres citations de Jules Vallès, ou de Renan, exposent une conception que l'on trouve largement développée par toute une série d'ouvrages du premier tiers du XIXe siècle.

Simonnin (P.): Code des Rhétoriciens, de Pélafol, 1819.

Ce volume, destiné à servir de complément aux Leçons de littérature et de morale de Noël et De La Place [cf. supra] , mérite de retenir l'attention pour ce qu'il fait souvent recours aux conceptions esthétiques décontextualisées du Père André [cf. supra], appuyées sur l'exemple de Rollin, et aux avatars de la pensée de Buffon, entièrement " psychologisée " par le XIXe siècle [cf. supra]. Partagé entre une assise classique ou néo-classique et des récupérations progressistes rendues nécessaires par l'évolution des mentalités et les transformations de la culture française, l'ouvrage de Simonnin expose indirectement le malaise qui saisit l'institution littéraire à l'heure du sacre de l'écrivain. Notamment cette appropriation des conceptions de Buffon gauchie par le souci -- ou le besoin -- de l'expressivité, qui, sous l'hypothèque de la liaison des constituants éthique et esthétique, infuse une forte dose d'individualité dans la définition même du style. Dussault, quelques années auparavant, avait pu développer semblable idée : " La connaissance des figures et des métaphores est la partie de la Rhétorique la moins essentielle; car il en est de l'éloquence comme des autres arts, où la méditation des modèles est plus propre à former un artiste que ne l'est l'étude des règles. Tous ces préceptes arides, tous ces mots scientifiques que les faiseurs de rhétoriques ont multipliés à l'infini, et que la mémoire s'efforce si péniblement de retenir, l'abandonnent bientôt dans le feu de la composition. Mais, nourri des beautés supérieures dont les chefs d'oeuvre des grands maîtres auront frappé son imagination, le poète, comme l'orateur, saura donner à ses écrits une teinte de ces mêmes beautés, suivant que son âme en aura plus ou moins conservé l'empreinte. L'éloquence admet cependant des principes généraux, qui sont presque les mêmes dans tous les arts: ces principes sont comme un frein nécessaire au génie, pour empêcher qu'un excès d'enthousiasme ne l'emporte au-delà des bornes fixés par le goût; ce qui est principalement le défaut des jeunes écrivains. On ne saurait trop les prémunir contre un tel écueil, en leur faisant connaître les lois du bon goût, qui sont en même temps celles des bonnes moeurs"(34).

De cet état empli de contradictions résultent presque simultanément deux ouvrages de rhétorique, dont l'un signe la fin d'une ère, et l'autre ouvre sur les transformations souhaitées du champ.

Fontanier (P.): Manuel classique pour l'étude des Tropes, Paris, 1821; Figures autres que Tropes, Paris, Maire-Nyon, 1827; réédition en un volume par G. Genette, sous le titre Les figures du Discours, Paris, Flammarion, 1968.

L'ouvrage de Fontanier, lui-même fortement réapproprié aux besoins démonstratifs a-historiques de son éditeur moderne, est aussi devenu une référence obligée; l'exemple par excellence des taxinomies classificatrices dont la vertu première est de fournir supposément : à l'écrivain, la panoplie des instruments dont il peut se servir objectivement pour illustrer et orner son propos; au lecteur, la trousse des outils mis à sa disposition par la technologie littéraire pour élucider tel ou tel effet de sens. Comme si, par le miracle de cette apparente scientificité du discours, toute difficulté pouvait être nominalement aplanie. Interroger aujourd'hui le style des textes littéraires du XIXe siècle peut bien commencer par l'identification des formes mises en oeuvre, mais ne peut pas se limiter à ce seul exercice de repérage. Fontanier signe la fin de l'ère Dumarsais revu et corrigé par Beauzée. Derrière les indices formels s'élaborent des stratégies expressives qu'il est impossible de réduire au seul besoin de justifier l'existence d'une théorie rhétorique. Chateaubriand, tout imprégné qu'il est de culture classique et des modèles de la tradition, lorsqu'il utilise la prosopopée, désigne une façon personnelle et toute nouvelle d'écrire l'histoire de son siècle.

Le Clerc (J.-V.): Nouvelle rhétorique extraite des meilleurs écrivains anciens et modernes, suivie d'observations sur les matières de composition dans les classes de Rhétorique et d'une série de questions à l'usage de ceux qui se préparent aux examens dans les Collèges Royaux et à la Faculté des Lettres, Delalain, 1823.

Le petit volume de Le Clerc, en revanche, ouvre une nouvelle ère pour la rhétorique, et réhabilite les trois grands genres du démonstratif, du délibératif et du judiciaire dans une perspective qui fait des figures de pensée les véritables attitudes du discours. Un tel bouleversement, derrière l'apparente sauvegarde des catégories traditionnelles de la rhétorique taxinomique, engage une réorganisation intégrale de l'édifice dont Georges Molinié a dégagé l'essentiel lorsqu'il conclut une analyse comparative de Crevier, Fontanier et Le Clerc sur ces mots : " Le texte est d'abord comme une sorte de tâche, ou d'application, dans lesquelles on sent comme une tension à l'égard d'un nouveau rapport du verbal et du mondain, visant à l'autonomie du littéraire à l'égard du rhétorique. La littérature, dès lors, sort des lieux convenus "(35). Si l'on observe le développement des pratiques rhétoriques tel qu'il est attesté par les écrivains -- prosateurs et versificateurs -- de la seconde moitié du XIXe siècle, il est indéniable que cette transformation a totalement orienté la littérature vers d'autres objectifs que ceux d'une ornementation gratuite de l'expression du rapport transparent que les signes entretenaient dans l'ère antérieure avec les realia et le monde extra-linguistique. Et, passant d'une rhétorique restreinte en son principe à la seule taxinomie -- fût-elle proliférante -- de se figures, l'on a pu ainsi voir Renan -- comme beaucoup de ses contemporains -- affirmer dans la rhétoricité le principe anthropologique fondateur du langage, et en reconnaître la manifestation jusque dans les modes de constitution des langues : " Le transport ou métaphore a été [...] le grand procédé de la formation du langage " [L'Origine du langage, p. 123]. Le stylisticien, lecteur des textes littéraires du XIXe siècle, pour comprendre ce qui se passe derrière les mots, leur nature et leur fonction au sein des énoncés, ce qui est envisagé derrière leur mise en oeuvre énonciative, ne peut se dispenser de dresser la représentation de ces modifications épistémologiques à l'arrière-plan de son raisonnement. En quoi je rejoindrai la remarque faite récemment dans une stimulante réflexion sur l'état présent des études de style en domaine français : " La stylistique a une portée critique ", au meilleur sens du terme(36).

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Notes

31. Jacques-Philippe Saint-Gérand, " Ces bouquets de feux d'artifice... Rhétorique et politique dans la France du XIXe siècle ", in Rhetorik, 12, Niemeyer, Tübingen, 1993, pp. 50-59.

32. " Les rhétoriques et les prosodies ne sont pas des tyrannies inventées arbitrairement, mais une collection de règles réclamées par l'organisation, même de l'être spirituel ", Salon de 1859, 4. " Le gouvernement de l'imagination ".

33. Edgar Quinet: Histoire de mes idées, autobiographie, Oeuvres Complètes, tome X, éd. Germer-Baillière, Paris, 1880, pp.166-167.

34. Dussault [1805], p.p. Eckard, Annales Littéraires, t.2, Paris, 1828, Maradan éd., pp.415-418.

35. Georges Molinié, " A propos de la distinction figures de style, figures de pensée " in Mutations et sclérose : la langue française 1789-1848, éd. J.-Ph. Saint-Gérand, Franz Steiner Verlag, Stuttgart, 1993, pp. 82.

36. Je n'avais pas connaissance de la très riche mise au point rédigée par Éric Bordas et François-Charles Gaudard, "Propos sur l'état présent des études stylistiques françaises ", in Champs du Signe, Sémantique, Rhétorique, Poétique, Concours et Recherche, Presses Universitaires du Mirail, 1996, pp. 147-167, lorsque j'ai rédigé les lignes précédentes. Les études de ce volume, jointes aux réflexions livrées dans ce numéro de l'I. G. témoignent bien du caractère positif de la critique et de la discussion qui s'échangent sur l'objet du style.