Exorde

Quelle image a-t-on aujourd’hui de la philologie et des philologues français du XIXe siècle ? Qu’était-elle au temps de ses origines? Et qui étaient donc ces jeunes gens — certains trop tôt disparus, d’autres fixés en nos mémoires sous les traits d’austères mais savants vieillards — qui firent faire aux imaginations et aux savoirs le saut décisif dans nos univers modernes d’une analyse répondant à des principes épistémologiques rigoureusement définis ?

Pour répondre à cette triple question, il est nécessaire d'esquisser brièvement le cadre culturel général dans lequel cette discipline a trouvé en Europe occidentale les raisons de son émergence. La fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe siècle européen ont été caractérisés outre Rhin et en Grande-Bretagne par des mouvements de pensée analogues. Dans l’un et l’autre pays, un gigantesque effort de promotion et de reconnaissance des bases populaires de la culture se fit alors jour : Goethe, Schiller, Wilhelm von Humboldt, et bien d’autres encore en Allemagne, Bobbie [Robert] Burns en Écosse, pour ne citer que les plus célèbres, ont alors cherché par tous les moyens à faire reconnaître la validité de leurs conceptions anthropologiques. Car l’anthropologie est alors une science toute neuve : Chavannes, en 1768, et Blumenbach, en 1795, en avaient alors tracé les premières esquisses, qui — par le biais des langues — rapprochent cette curiosité des intérêts à venir de l’ethnographie [1819]. La plupart des prédicats symboliques que nous connaissons aujourd’hui et considérons comme traditionnels — des kilts des Highlands écossais au sapin de Noël germanique — ont ainsi été forgés, codifiés, identifiés et enregistrés à cette époque. Une extension naturelle de ce programme culturel a consisté dans la codification et la promotion corollaire des langues populaires — vernaculaires — comme instruments d’expression littéraire, ainsi que le montrent les tentatives de fixation du dialecte écossais de l’anglais auxquelles se livre Burns, et le recours à l’allemand commun — celui des ballades populaires — comme forme de langue littéraire élaborée. Le programme s’amplifia même jusqu’à susciter de " nouvelles " langues : le norvégien à partir des dialectes parlés sur le territoire attribué à l’ancien norois, les formes modernes du tchèque, voire la résurgence d’un finnois oublié destiné à chasser le suédois et à devenir l’une des pièces maîtresses du renouveau nationaliste finlandais.

Dans tous les cas, les langues — par le fait même de l’arrière-plan idéologique et politique assurant leur promotion — devinrent le meilleur moyen de souligner les différences distinguant les peuples qui les pratiquaient et les nations dans lesquelles ils se reconnaissaient. Dans cette configuration générale, la France et le français — s'ils furent initialement retardés par le caractère labile d’une recherche d’amateurs et non de savants institutionnels — ne restèrent pas isolés; mais, comme je tenterai de le montrer par la suite, surent adapter à des buts différents les procédures de codification et de standardisation exposées et pratiquées par leurs voisins. C'est ainsi que pour nos aïeux naquit la philologie. Certes!

 

Définition et ambitions

De nos jours, ce terme désigne une discipline générale dans laquelle le texte est soumis à procédures d’évaluation critique sous l’aspect de sa constitution verbale : l’écrit y prime sur tous les autres aspects, et l’orthographe n’y est point perçue comme obstacle à l’étude phonologique, bien au contraire, elle est point d’appui de l’étude étymologique, et permet de saisir la trace des variations " harmoniques " d’une langue qui se déploie en harmonie avec l’Histoire. Son histoire s’inscrit par là dans une succession d’événements et de personnes qui surent patiemment rechercher les documents sans lesquels cette discipline ne saurait exister. Ces documents que l’on appelle des " Monuments "… et qui contribuèrent circulairement à édifier ce nouveau savoir du XIXe siècle qu'est la philologie romane, ou "moderne Philologie" — comme la dénommait Carl Mager — sur la base d'une opposition absolue avec la philologie classique. Ayant connu bien des difficultés pour se faire admettre à l'instar de l'"Altphilologie " dans les cursus ordinaires des universités allemandes, il n'est pas étonnant que cette nouvelle discipline ait éprouvé — un peu plus tardivement, toutefois — les mêmes difficultés à se faire reconnaître de l'institution française, qui, à l'époque, n'était heureusement pas encore liée aux contraintes du nombre d'étudiants inscrits sur ses bancs ou du nombre des publications effectuées! Et qui avait d'autres buts en visée, d'autres grandes réalisations en perspective.

De manière générale, la création d’un passé mythique, susceptible d’être philologiquement retracé à travers la recherche des textes fondateurs et des variations de la langue, fut aussi l’occasion d’agir sur la conscience populaire et de faire advenir la reconnaissance des caractéristiques originelles d’un peuple, d’une nation, d’une culture. Et c’est là que l’expérience française, développée à partir des incitations politiques de la Monarchie de Juillet, se singularise totalement en se démarquant des entreprises voisines de Grande-Bretagne ou d’Allemagne. Pour résumer la problématique, il s’est alors agi, à des fins simultanément politiques et socio-culturelles, de définir et enregistrer dans les grammaires d’usage une norme moderne du français, socialement contraignante et discriminante, et de justifier celle-ci dans l’histoire, par le recours à tout un patrimoine littéraire dont les racines plongeraient jusqu’aux époques les plus lointaines; en ces temps où le bas latin et les barbares langues celtes et germaniques s’étaient diversifiés en innombrables dialectes reconnus depuis sous les noms génériques d’oc, d’oïl et de franco-provençal. Comment de cette invraisemblable fragmentation faire surgir l’unité nationale désormais rêvée par la monarchie constitutionnelle du roi des Français : Louis-Philippe? C’est là — juste avant que la linguistique comparée et historique ne se développe — que les spéculations les plus audacieuses sur l’origine, et les captations de filiation les plus spécieuses, eurent grâce à la première philologie française leur heure de légitimité et de gloire. Voyons maintenant comment.

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