^ Le principal protagoniste des débuts de cette transformation et de cette promotion fut indéniablement François-Juste-Marie Raynouard, né à Brignoles en 1761, avocat, poète et philologue, comme le définissent les encyclopédies, collaborateur de la 5e édition du Dictionnaire de l'Académie française, élu en cette institution en 1807, député de l'Empire entre 1806 et 1814, et mort finalement à Passy en 1836. De 1816 à 1821, Raynouard composa et publia une Grammaire comparée des langues de l'Europe latine avec la langue des troubadours, Choix des poésies originales des troubadours, dans laquelle il énonçait la thèse — au reste erronée quoique déjà soutenue à la fin du XVIIe siècle par le poète toulousain Goudouli[n] — selon laquelle le provençal serait à l'origine des langues néo-latines. Mais son ouvrage principal demeure encore aujourd'hui le Lexique roman ou Dictionnaire de la langue des Troubadours comparée avec les autres langues de l'Europe latine, constitué de six volumes publiés de manière posthume entre 1836 et 1844, qui présentait une estimable chrestomathie, moins évidemment par son apparat critique encore insuffisant que par l'ampleur de sa documentation et de ses matériaux admirée de nos jours encore par un Pierre Bec, ou un Max Pfister. Ce qui importe plus particulièrement, en ces balbutiements du savoir philologique, ce ne sont d'ailleurs pas les réussites ou les erreurs dans l’ordre de la phonétique, les approximations étymologiques, ou les imprécisions grammaticales de Raynouard. C'est plus exactement la manière dont l'auteur conçevait l'objet de ses investigations : la langue romane proprement dite et sa place, réputée cardinale, dans le dispositif d'extension d'une romanité originelle qui rattachait définitivement les contemporains de Raynouard aux grandes valeurs de la culture humaniste, fixant ainsi en sol stable les modes d’être du français moderne.
L’idée originelle de Raynouard sur la langue des troubadours est énoncée dans le premier tome de sa Grammaire comparée : Éléments de la grammaire de la langue romane, avant l'an 1000, précédés de recherches sur l'origine et la formation de cette langue, publié dès 1816. Avant la séparation définitive des langues néolatines, qu'on peut dater du début du XIe siècle, le latin a donné naissance à une langue romane intermédiaire dont les Serments de Strasbourg, le 14 février 842, et un fragment épique provençal relatant l'histoire de Boèce, donnent un état écrit. Raynouard note qu'" après la division des États de Charlemagne [vers l'an 1000], cet idiome continua d'être la langue des provinces du midi de la France actuelle ". Il résulte de cette conception que la langue romane supposée est donc tout à la fois la mère et la propre fille d'un idiome qui assure la transmission des valeurs du latin à travers les autres langues de l'Europe méridionale. Raynouard pouvait donc affirmer : " Chacun des idiomes qui continuèrent la langue romane avait ajouté au mot roman la modification et la désinence les plus convenables aux peuples qui devaient le prononcer "
Cette formulation alignait — non sans soulever un pari difficilement tenable — le fonctionnement de la langue sur celui des catégories esthétiques propres à ses locuteurs. Pour Raynouard le mot provençal ou roman Pan, qui remonte à la forme latine panem, avait été simplement modifié en pane [italien] et pain [français] en conformité avec les grands principes de l'analogie et de l'euphonie, qui, selon lui, présidaient à la transformation des langues. Le travail de Raynouard était en cela entièrement sous-tendu par la conscience de l'existence d'une " identité de la langue romane et des autres langues de l'Europe latine ". Et sa présentation descriptive et historique du provençal s'inscrivait dans le cadre intuitif d'une parenté génétique des langues dites aujourd'hui romanes. Raynouard est encore réputé de nos jours pour avoir été le premier à reconnaître, et défendre avec tant de force, le principe d'une prépotence du provençal, qui, au reste, n'a pas semblé immédiatement absurde ou exorbitante aux contemporains. Cette présentation des faits ne pouvait manquer d’avoir une certaine influence sur la représentation de la nature, du statut et des attributs du français.
Il fallut effectivement attendre 1836 et la Grammatik de Friedrich Diez, pour que le provençal fût replacé à un rang égalitaire parmi les langues-soeurs du latin. S'interroger aujourd’hui sur les raisons de l'aveuglement de Raynouard, fait remonter des profondeurs de l’histoire des considérations de divers ordres. On sait que le phonétisme de l'ancien français, ou plus exactement des parlers d'oïl, diffère beaucoup de celui des parlers d'oc, et du provençal. Ce dernier reste beaucoup plus près du système des articulations latines, et se teinte ainsi d'une coloration d'archaïsme qui devait être évidente pour Raynouard, et qui a constitué pour lui un point de départ de la réflexion. Mais les véritables fondements de sa conception se situent probablement à un niveau plus souterrain, et relèvent de ce contexte idéologique contemporain que nous essayons ici de retracer.
Une raison de nature philosophique paraît ici avoir exercé une pression déterminante sur l'esprit de Raynouard : celle de la justification- que la grammaire comparée donnait de son propre dispositif heuristique et épistémologique. Lorsque, sur le modèle germanique, cette entreprise scientifique d'un type nouveau se développa en France, elle se donnait en effet comme objectif de remonter, à travers la comparaison indo-européenne, jusqu'aux origines du langage et de la religion, qui donnerait ainsi accès à un état primitif de la culture humaine. Dans cette perspective, on conçoit que les monuments de la langue provençale, ordonnés et classés par Raynouard, aient pu exercer sur lui — par leur caractère archaïque, ancestral et assez homogène — une impression comparable, toutes proportions gardées, à celle que le sanscrit, récemment attesté par Jones [1776], avait produite sur les premiers spécialistes de la langue et de la sagesse des Indiens, pour paraphraser le titre de l’ouvrage que Schlegel publia en 1808 : Über die Sprache und Weisheit der Indier. Or, cette recherche des origines ne pouvait pas ne pas avoir une implication très directe pour la conscience collective française de l'époque. Le passé linguistique, remis à disposition d'un ensemble de lecteurs, de savants, d'érudits, prenant corps sous la forme de textes littéraires aptes à devenir partie intégrante d'un patrimoine culturel, d'une tradition communautaire, participait à la construction d'une conscience identitaire, à la production d'une connaissance nationale par les arts et la science, bien avant l'expression d'une volonté politique. C'est en cela que la philologie pouvait se poser en science fondatrice.
Or à l’époque des recherches de Raynouard, les parlers d’oc apparaissaient dans le paysage français comme minoritaires et gravement endommagée sous l'aspect socio-linguistique, puisqu'on ne cessait de produire des cacologies — provençales, gasconnes, etc. — qui en dénonçaient les défauts aux yeux de Paris, et qui proposaient des correctifs normatifs. Les procédures d'analyse de Raynouard ne révèlent certes pas toujours une rigoureuse exactitude. Mais, en faisant de la langue provençale le prolongement durable d'un idiome ancestral dont il donnait à lire les réalisations littéraires les plus remarquables, Raynouard faisait bien oeuvre réhabilitatrice et inscrivait dans la matière même du langage une dualité de la forme et de l'usage dont se nourrira désormais toute la réflexion linguistique ultérieure.
Dans les premiers temps de la recherche linguistique, Bopp, Diez, les modèles germaniques, et Raynouard isolèrent donc le langage de ce qui l'entourait dans l'expérience humaine. Ils raisonnèrent sur des lettres, des mots, des étymologies, dont ils retraçaient le parcours à travers l'histoire. Dans un second temps, en référant ces formes à l'usage littéraire des troubadours, ils permirent de voir dans la langue le reflet des vérités humaines originelles, ancestrales et fondamentales. On ne s'étonnera donc pas, dans ces conditions que, deux ou trois décennies plus tard, la même philologie, appliquée à la langue nationale, et assurant le passage de l’anthropologie universalisante du langage à une ethnographie linguistique appuyée sur des témoignages documentaires principalement littéraires, ait pu ouvertement servir à soutenir une idée politique.
Dans un XIXe siècle traversé de crises socio-politiques fortes, et secoué par les soubresauts d’une économie rurale que subvertissent progressivement les grosses machines de l’industrie, il est symptomatique de noter que tous les arguments susceptibles de freiner le schisme social en préparation latente servent à proposer et soutenir des aménagements de la partie de la langue la plus superficielle et déjà la plus figée — son écriture et la phonétique contrainte qui en dérive — par laquelle s’affichent sans fard l’origine sociale et la qualité culturelle des interlocuteurs. La fixation d’une grammaire destinée à légitimer ainsi les règles et aberrations de l’orthographe ne saurait être déconnectée du travail de recherche des plus anciens documents de la langue, et du désir de justifier par l’histoire les errements du présent. En quoi la philologie — en sa propre dimension politique — peut bien prétendre à une fonction de discrimination sociologique.
S’adressant au Roi, six mois après la création de la Société de l’histoire de France, le 31 décembre 1833, Guizot écrivait : " Depuis quinze ans environ l’étude des sources historiques a repris une activité nouvelle. Des hommes d’un esprit clairvoyant, d’une science rare, d’une constance laborieuse, ont pénétré, les uns dans le vaste dépôt des archives du royaume, les autres dans les collections de manuscrits de la bibliothèque royale ; quelques-uns ont poussé leurs recherches jusque dans les bibliothèques et archives des départements. Partout il a été prouvé dès les premiers essais, en fouillant au hasard, que de grandes richesses étaient restées enfouies. […] Depuis que ce fait est constaté, il ne se passe pas un jour sans que les hommes jaloux des progrès de la science et de la gloire littéraire de la France n’expriment le regret de voir l’exploitation d’une mine si riche abandonnée à des individus isolés, dont les plus grands efforts ne peuvent produire que des résultats partiels et bornés. [...] Au gouvernement seul, il appartient, selon moi, de pouvoir accomplir le grand travail d’une publication générale de tous les matériaux importants et encore inédits sur l’histoire de notre patrie. […] Mais chaque jour de retard rend la tâche plus difficile : non-seulement les traditions s’effacent et nous enlèvent en s’effaçant bien des moyens de compléter et d’interpréter les témoignages écrits ; mais les monuments eux-mêmes s’altèrent matériellement. Il est une foule de dépôts, surtout dans les départements, où les pièces les plus anciennes s’égarent ou deviennent indéchiffrables, faute des soins nécessaires à leur entretien. ". Ce texte expose donc sans ambage l’intérêt décisif à entreprendre sur les matériaux langagiers des études historiques. Et Guizot, de préciser encore, lors de la publication de son texte, en 1835 : " Le 18 juillet dernier [1834], j’ai formé, auprès du ministère de l’instruction publique, un comité où se réunissent quelques-uns des hommes les plus considérables par leur savoir et par le mérite de leurs travaux historiques. Ce comité sera spécialement chargé de surveiller et de diriger, de concert avec moi, tous les détails de cette vaste entreprise".
De fait, le comité créé à l’instigation du Ministre de l’Instruction publique avait pour mission de rassembler toutes les bribes dont la récollection contribuerait à la composition de la grande rhapsodie historique et nationale : " Puiser à toutes les sources, dans les archives et les bibliothèques de Paris et des Départements, dans les collections publiques et particulières ; recueillir, examiner et publier, s’il y a lieu, tous les documents inédits importants et qui offrent un caractère historique, tels que manuscrits, chartes, diplômes, chroniques, mémoires, correspondances, œuvres mêmes de philosophie, de littérature ou d’art, pourvu qu’elles révèlent quelque face ignorée des mœurs et de l’état social d’une époque de notre histoire ".
C’est ainsi que Victor Cousin retrouvera près d’Avranche, et éditera, le Sic et Non d’Abailard. Que Sainte-Beuve est chargé " d’un travail spécial, destiné à servir en quelque sorte d’introduction aux publications du comité chargé de la recherche de nos monuments littéraires. […] Ce travail doit consister en un compte rendu précis et complet des développements successifs qu’ont reçus en France, durant les trois derniers siècles, l’étude et l’histoire critique de notre ancienne littérature. "
Sur le détail paléographique des études sollicitées par le Comité, et à la suite des enseignements dispensés depuis 1821 à l’École des Chartes, de précieux renseignements éclairant les conditions techniques de la naissance de la philologie sont aussi révélés par la lecture du document de Guizot :
Parmi les disciplines dont la sauvegarde de l’histoire est envisagée à cette date, la littérature jouit ainsi d’un traitement explicatif spécial, conforme à l’optique précédemment évoquée de Raynouard, et distinct de celui concédé aux textes de Sciences exactes et naturelles, voire de Philosophie. On voit bien là s’opérer un glissement de la littérature à la langue, nationale, et de cette dernière aux patois infâmes et décriés; ceux-ci étant — comme on l’a vu plus haut — le déploiement géographique obsolescent d’un état antérieur de la langue locale :
C’est donc ici qu’à la suite de Raynouard entrent en scène les membres d’une jeune troupe d'érudits impatients : énergumènes policés par l'instruction, et chargés de [re]constituer ce patrimoine historique et littéraire national. Je n’en retiendrai momentanément ici que trois, parmi les plus éminents, pour montrer en quoi consistait leur travail :
^ Gustave Fallot [1807-1836], tout d’abord, auteur de Recherches sur les formes grammaticales de la langue française et de ses dialectes au XIIIe siècle, publié posthume par Ackermann en 1839, avec une notice préfacielle de B. Guessard, membre de l’Institut et Président de la Commission royale.
Fallot, secrétaire de la Commission Guizot, était mort à 29 ans, en laissant inachevé un manuscrit qui osait sonder les profondeurs de l’histoire de la syntaxe. Or, si les études de philologie comparée étaient nombreuses et avancées à l’extérieur de la France, il faut attendre 1836 et Eichoff : Parallèle des langues de l’Europe et de l’Inde, pour que soit publié un premier travail français sur l’origine indo-européenne. L’attitude de la France à cette époque devant ces matières est extrêmement complexe et ne saurait se réduire au " silence français " évoqué par Georges Mounin. Cette époque intermédiaire de la linguistique française, entre les audaces de la période révolutionnaire et la nouvelle foi dans le culte de la science positive des années 1860, est un mixte de prémonitions, de contradictions, d’ambitions et d’irrésolution dont Fallot, avec audace et parfois inconscience des dangers, assume les incohérences.
La méthode historico-comparative est généralement connue — mais à des degrés divers — par ceux qu’on appelle les "antiquaires": Fauriel, Ampère, Du Méril, Mandet, Ackermann. Mais cette connaissance ne va pas sans méprise : cette méthode étant appréhendée sans être perçue comme différente, voire contradictoire, de l’ancienne étude philosophique des langues. Deux thèmes dominent alors : l’origine du langage, en premier lieu, puis la formation et la décadence des langues de civilisation. Dans les Notes de l’Introduction du texte de Fallot, on peut lire :
1° les lois d’après lesquelles les langues se forment, les lois de leur origine et de leur formation.
2° Les lois de développement du langage étant connues, il s’agit de rechercher celles de leur dépravation et de leur décadence. — Prouver que, dans leur décadence et dans leur vieillesse, elles reviennent aux formes de leur enfance.
3° Étant connues les lois d’après lesquelles les langues se développent jusqu’au point de leur perfection, d’après lesquelles elles dépérissent et meurent; étant constatées les formes qu’elles revêtent, les modifications qu’elles subissent aux différentes époques de leur existence, il s’agit de rechercher les lois et les règles de leur dérivation, de manière à pouvoir, en l’absence de tout secours étranger, historique, chronologique, ou géographique, déterminer avec certitude la nature, le genre et le degré de parenté entre deux idiomes donnés "
Alors qu’au même instant les philologues germaniques voient les langues apparentées se succéder dans une continuité qui légitime leur parenté, parce qu’elles portent en elles les raisons de leurs transformations, les " chercheurs " français veulent toujours quérir dans l’histoire externe les causes de leurs changements. Fallot innove donc lorsqu’il s’approprie à mots couverts la nouvelle méthodologie comparatiste [" les lois de la dérivation en l’absence de tout secours étranger "]. Mais il est alors le seul. C’est pourquoi, il semble bien que se développent, à l’époque et en Europe, deux paradigmes scientifiques divergents : un paradigme français, qui fait du langage une institution sociale et requiert pour lui des études externes; et un paradigme germanique, qui voit dans le langage une forme pour laquelle il est nécessaire d’élaborer une discipline autonome : la linguistique historique. On remarque de fait que — chez les auteurs français — l’histoire linguistique est alors généralement couplée à l’histoire de la littérature et des populations. Les études sur le " roman provençal " occupant d’ailleurs ici la part la plus grande. Raynouard avait bien montré le cas d’une langue de grande civilisation progressivement noyée dans les tourbillons de l’histoire....
Au reste, le goût pour l’histoire des civilisations ne vient certainement pas en France de Schlegel, Bopp ou Grimm, à peine de Humboldt, mais bien plutôt de Volney. Dans la première Société de Linguistique, il n’y a pas antagonisme de fond entre la linguistique nouvelle et la grammaire générale. Sylvain Auroux rappelle d’ailleurs que l’érudit périgourdin frotté d'archéologie, Jean-Léon Desalles — pour distinguer entre linguistique historique et linguistique philosophique — reprend la vieille distinction art /vs/ science : l’approche historique des langues fait ainsi partie de l’aspect scientifique de leur étude [grammaire générale]. Le glossographe dresse ainsi l’histoire des langues; le grammairien, quant à lui, enseigne à s’exprimer correctement; le philologue, pour sa part, fournit commentaire et interprétation des textes; le linguiste, enfin, n’est plus polyglotte, mais crée et explique la philosophie des langues. La période considérée se caractérise ainsi par :
1° un regain d’intérêt pour l’étude historique des langues, littératures et civilisations [Volney];
2° un regard nouveau sur une partie décriée de l’histoire nationale, le Moyen Âge, le romantisme étant ici parfaitement antinomique de la grammaire générale et de l’esthétique classique;
3° une attention nouvelle aux productions symboliques populaires [patois; folklore];
4° une épistémologie philosophique, héritée des Lumières, et qui sert de cadre méthodologique et de programme aux recherches engagées.
En outre, la France ne présente aucune structure unifiée pour organiser la recherche, comme le faisaient en Allemagne les universités. Le seul atout national étant le fond documentaire des 100 000 manuscrits entreposés à la Bibliothèque royale et dans les Académies provinciales. En 1832, Fallot reçut de l’Académie de Besançon une pension de 1500 francs pour asseoir les bases de son travail de recherche et développer ses investigations à l’École des Chartes. C’est en ce lieu que le jeune bisontin formula l’hypothèse selon laquelle l’histoire linguistique est la succession de langues dans le temps, reflétant les bouleversements socio-politiques vécus par les peuples :
Dans la langue française du XIIIe siècle, Fallot distingue donc trois ensembles dialectaux en variation : le normand, le picard, le bourguignon, et des tendances à la fixation, tandis que ses " Principes généraux de linguistique justifient le début d’équilibre atteint par le français au début du XIIe siècle par ces " règles de l’harmonie " qui permettent d’entrevoir un fonctionnement cohésif de la langue. Même si — au demeurant — ces lois ont plus à voir avec le Nodier du Dictionnaire des Onomatopées [1808, rééd. 1828] et des Éléments de Linguistique [1834] qu’avec Grimm. En restreignant ensuite son champ d’étude au XIIIe siècle, Fallot pressent une description en quelque sorte " synchronique " de cet état de langue : " Je prends la langue française telle que nous la montrent les textes de la première moitié du XIIIe siècle; et, sans m’occuper ni de ce qu’elle a pu être au temps de son origine, ni de ce qu’elle a été à aucune de ses époques antérieures, je cherche à retrouver et à faire connaître les règles grammaticales qui la régissaient alors ". Ce travail — que l’on qualifierait volontiers aujourd’hui de dialectologie historique — rassemble les méthodes de la philologie, par la prédominance concédée à l’écrit, le cadre théorique de la grammaire générale, par son insistance sur les parties du discours, et une étude de type comparatif des différences dialectales — principalement phonétiques— et des états de langue entre le XIIIe siècle et l’âge classique.
Le programme de Fallot apparaît dès lors explicitement dans sa hardiesse quelque peu imprudente, mais novatrice, même si la brièveté de sa vie l’a empêché d’en atteindre le but ultime. Il se voulait essai d’une théorie de la linguistique, sur la base d’objectifs analogues à ceux de la grammaire générale. Et pour cela, il proposait successivement de s’arrêter sur :
1° Les langues considérées dans leur rapport avec les idées, dans leur organisation métaphysique; soumises lois de leur formation théorétique, — ou grammaire générale. A quoi succédaient cinq chapitres dévolus au système d’écriture.
2° Les rapports généraux des langues entre elles : a) le rapport métaphysique pour lequel il suffit de renvoyer à la Grammaire générale de Port-Royal; b) les rapports physiques concernant la morphosyntaxe; c) les langues considérées dans leur organisme matériel [sons]; d) les langues considérées dans leur parenté génétique : langues mères, dérivées, collatérales; e) les causes qui influent sur les rapports entre les langues; f) le secours que la linguistique fournit à la philosophie et à l’histoire.
Sans doute, la méthode historico-comparative appliquée en Allemagne n’a pas laissé pas Fallot indifférent. Ackermann note d’ailleurs : " Fallot composa sa grammaire, inspiré par l’étude de la grammaire allemande de J. Grimm, et aidé par de solides études à l’École des Chartes. Il avait entrepris cet ouvrage dans un but de philologie comparée, et c’est de ce point de vue qu’il doit être jugé ". Le cas de Fallot montre ainsi qu’aucun obstacle de nature conceptuelle ou épistémologique n’empêchait en France l’éclosion — dès 1830 — d’une véritable école romaniste. La première Société de Linguistique en laisse percevoir les linéaments; mais les morts précoces de Fallot et d’Ackermann, en l’absence d’une relève que l’Université aurait pu institutionnellement fournir et qu’elle était dans l’incapacité structurelle de produire, ont finalement suspendu le mouvement pour plusieurs années.... jusqu’aux voyages à Bonn et autres lieux, de Paul Meyer, Gaston Paris et Michel Bréal.
^ François Génin [1803-1856], sera la seconde figure de ce triptyque. En tant que Secrétaire du Comité historique de la langue et de la littérature française, Génin dresse le 1er décembre 1838 un Rapport au Roi sur les activités du Comité :
La première comprendra le manuscrit de Barbazan, c’est-à-dire les quatre livres des Rois, qui en sont la moitié la plus intéressante, avec le texte latin et le commentaire en langue vulgaire. Dans la seconde partie, les spécimens des versions successives de la Bible seront réunis synoptiquement. Le texte suivi par le traducteur sera mis en regard de la version, de manière à faire ressortir les infidélités de l’interprète par des blancs ménagés suivant l’occurrence, tantôt dans le latin, tantôt dans le français. La version et le commentaire seront complètement séparés. Des notes courantes seront placées au bas des pages. Enfin un essai de glossaire devra être présenté, d’après lequel le comité jugera s’il y a lieu de terminer cette publication par un glossaire renfermant non seulement les expressions d’origine autre que latine, ou bien d’une forme difficile et peu connue. D’après le désir unanimement exprimé, M. Villemain veut bien se charger d’exposer dans des observations préliminaires les idées et le but du comité. […]
Telles sont, monsieur le Ministre, les mesures prises pour donner à la France un ouvrage qui deviendra la base de tous les travaux critiques sur l’histoire de notre langue. Ce livre, qui n’a de modèle nulle part, peut rendre à la linguistique un service immense en invitant nos voisins à réunir aussi dans de semblables répertoires les preuves généalogiques de leurs divers idiomes.
[…] M. Nodier a été prié de vouloir bien se réunir à M. Fauriel pour l’examen des poésies bretonnes. "
Et l’on voit bien dans ces remarques se mettre en place un triple dispositif historique, littéraire et linguistique, visant à fournir les preuves d’un lignage, les éléments constitutifs d’une généalogie fondée sur des faits irréfutables.
^ Il eût été possible de faire intervenir ici les figures de Claude Fauriel, Philarète Chasles ou de Xavier Marmier, dont Daniel Madelénat a évoqué par ailleurs les contours, mais je retiendrai plutôt celle de l’infatigable et indéfiniment travailleur que fut Francisque Michel [1809-1887]. Chargé par Guizot, en 1834, de copier à Londres la Chronique en vers des ducs de Normandie, par Benoît de Sainte-More, texte écrit en langue normande du début du XIIIe siècle, Michel fait quotidiennement preuve d’un appétit de défrichage et de déchiffrement qui — aujourd’hui — laisse encore pantois, comme en témoignent les documents suivants. Après Sainte-More, Michel se lance dans l’édition princeps et la publication de La Chanson de Roland [1837]. Les méthodes d’approche et de captation des textes peuvent laisser perplexes, et tiennent quelquefois de l’aventure; de même les protocoles éditoriaux peuvent-ils encore laisser à désirer. Reste que Guizot écrit déjà de lui, à l’issue de sa première mission : " Le voyage de M. Francisque Michel en Angleterre a donné des résultats assez considérables. Il a transcrit la Chronique rimée des ducs de Normandie, par Benoît de Sainte-More, l’Histoire des rois Anglo-Saxons, de Geoffroi Gaimar ; le poëme désigné par le savant abbé de la Rue sous le titre de Voyage de Charlemagne à Constantinople, et plusieurs autres ouvrages dont les originaux manquent à la France. Il a fouillé les vastes collections du Musée britannique, les bibliothèques des universités d’Oxford et de Cambridge, et a pris note de tous les manuscrits qui lui ont paru offrir quelque intérêt pour notre histoire et notre ancienne littérature nationale ".Pour reprendre du service, et étancher son appétit de transcription, le savant écrit d’ailleurs à Guizot :
A ma première visite au Musée Britannique, je m’empressai de demander communication du manuscrit harléien 1717, qui contient l’Estoire et la genealogie des ducs qui unt esté par ordre en Normendie, par Benoît, trouvère anglo-normand du XIIe siècle : il fut mis sur le champ entre mes mains, aussi bien que le manuscrit royal 16. E.viii, qui renferme un ancien poëme sur l’expédition supposée de Charlemagne à Jérusalem et à Constantinople, ouvrage de 870 vers rimant par assonances, que M. de La Rue prétend être le plus ancien poëme français connu, tandis que M. Raynouard, d’accord en cela avec d’autres savants, persiste à le regarder comme appartenant au XIIe siècle. J’en pris une copie, que je m’empressai de vous adresser ; et vous-même, monsieur le Ministre, vous la transmîtes à M. Raynouard, qui en fit l’objet d’un rapport succinct à l’Académie des inscriptions et Belles-Lettres. Plus tard vous eûtes la bonté de m’accorder l’autorisation de publier ce poëme, en m’indiquant les points que je devais tâcher d’éclaircir dans mon introduction.
Ce volume qui est encore sous presse à Londres, chez William Pickering, contiendra : 1° une dissertation sur la tradition qui sert de fondement au poëme ; 2° un examen de l’opinion de M. l’abbé de La Rue sur l’antiquité qu’il lui attribue ; 3° une description détaillée du manuscrit 16. E. viii ; 4° une description du manuscrit royal 15. E. vi, qui renferme un poëme sur les aventures de quelques paladins de la cour de Charlemagne, que ce prince aurait envoyés en Orient ; 5° une analyse de ce poëme ; 6° une indication des autres romans ou passages de romans relatifs au prétendu pèlerinage du grand empereur à Jérusalem et à Constantinople ; 7° le texte du poëme contenu dans le manuscrit 16. E. viii ; 8° un glossarial index très-étendu, et conçu sur un plan nouveau, tout au moins en France, dans lequel je me suis appliqué surtout à rechercher dans le gothique, l’anglo-saxon et les autres anciens idiomes du Nord, les racines de certains mots employés par le vieux rimeur, mot dont la plupart sont restés dans la langue française actuelle, et auxquels le grec et le latin ne peuvent fournir d’étymologie probable. De plus, lorsqu’un mot du poëme se retrouve sous une forme reconnaissable dans quelqu’une des langues anciennes ou modernes de l’Europe, je me suis fait un devoir de le consigner dans mon index sous toutes ses diverses physionomies.
En même temps, monsieur le Ministre, je m’occupais activement à transcrire la Chronique de Benoît, qui ne nous était connue que par ce qu’en avait dit M. de La Rue dans l’Archæologia, et par les fragments qu’en avaient publiés MM. De La Fresnaye et Depping. Je ne fus pas longtemps à reconnaître qu’à quelques différences près Benoît suivait pas à pas Dudon de Saint-Quentin, Guillaume de Jumièges et Wace, jusqu’à l’époque où s’arrête le dernier de ces chroniqueurs, c’est-à-dire au commencement du règne de Henri II, sous lequel ils florissaient tous deux. Là se termine son travail, qui contient environ 48,000 vers, auxquels on ne saurait refuser une certaine valeur historique et un véritable mérite littéraire […] "
On pourra déjà être sensible dans ces lignes à quelques-unes des caractéristiques du travail scientifique de Michel : une indéniable capacité à fixer la teneur de documents anciens dispersés, une sensibilité réelle aux faits historiques, une attention intéressante à certains aspects proprement linguistiques de ces textes, tel le relevé des formes hétérographes. Mais il faut surtout remarquer le talent avec lequel le savant se lance à la poursuite de documents littéraires réputés disparus :
Il est fascinant, à cet égard, de noter la largeur des intérêts manifestés par le chercheur, et son sens de l'adaptation aux requêtes qui lui sont faites, en vue d'un intérêt documentaire d'état supérieur
Dans le dernier extrait cité ci-dessous, il est en outre intéressant de noter le souci de retracer — même en latin — les faits les plus anciens de la mémoire désormais "nationale" dont l'inscription peut être tangiblement attestée; le sentiment déjà nationaliste, et teinté des reflets d'une religion jouant habilement de la prédestination, y est aussi un signe symptomatique des tensions qui travaillent l'époque :
Dois-je mentionner ici, monsieur le Ministre, que désireux de fournir à mes compatriotes qui voudraient étudier l’anglo-saxon et le gothique, une bibliographie spéciale qui pût les guider à leurs premiers pas, j’ai dressé un catalogue de tous les ouvrages en anglo-saxon et en gothique, ou sur l’anglo-saxon et le gothique, que j’ai pu trouver dans mes recherches ? Me permettrez-vous d’ajouter que ce catalogue, que j’ai lieu de croire aussi complet que possible est maintenant, avec votre autorisation, sous presse à Paris, chez le libraire Silvestre ?
Je crois convenable de vous indiquer deux ouvrages dont l’importance ne saurait être mise en doute, et dont cependant il m’a été impossible, faute de temps, de prendre copie. Je veux parler ici d’une chronique latine sur des faits passés en France de 683 à 820, et surtout d’un poëme en vers anglo-normands de douze syllabes, composé par Jordan Fantosme, trouvère du XIIe siècle, sur la guerre que suscita Henri le Jeune à son père Henri II, roi d’Angleterre : deux manuscrits qui se trouvent dans la bibliothèque de la cathédrale de Durham. Je n’ai pu également me rendre à Lincoln, où se conservent aussi quelques curieux manuscrits en langue anglo-normande, entre autres un exemplaire de la Chronique de Geoffroy Gaimar, dont il a déjà été question dans ce rapport. Un autre sera plus heureux que nous, et publiera bientôt, nous le souhaitons vivement, l’ouvrage de Jordan Fantosme. Dieu veuille que cet éditeur soit un Français ! "
Quoique fort décrié, le travail de Francisque Michel ne mérite certainement pas le discrédit dans lequel il est tombé. Michel cite des sources scientifiques valides : Jakob Grimm pour le Museum für altdeutsche Literatur und Kunst, vol. II, pp. 284-316, à propos de l’histoire du roi Horn ; Adelung — Altdeutsche Gedichte in Rom, vol. II, pp. 55-68 et 92-97 — à propos du poëme d’Ogier le Danois . Il est vrai qu’il n’est pas lui-même hors de portée de toute critique scientifique lorsqu’il s'en prend sévèrement ses prédécesseurs :
Dans le rapport de la seconde mission que lui a octroyée le ministre, Michel relate l’intérêt d’être sur place pour éditer les manuscrits conservés dans les bibliothèques britanniques :
^ À la même génération, sans que je puisse véritablement m’arrêter sur eux dans le cadre ici imparti, figurent également Paulin Paris [1800-1881], longtemps titulaire de la chaire de Langue et Littérature du Moyen Âge au Collège de France, Émile Egger [1813-1885], directeur de l’École Normale Supérieure, et Ernest Renan [1823-1892]. Il faudrait également faire une place particulière à Jean-Jacques Ampère dont — comme je le rappelais plus haur — l’Histoire de la formation de la langue française pour servir de complément à l’Histoire littéraire de la France [1841, 18713] a révolutionné les méthodes d’approche du texte médiéval en permettant la constitution d’une grammaire effective de cette langue " exotique " au bourgeois du XIXe siècle. Tandis qu’à une génération plus tardive appartiennent Albert Terrien Poncel, baron de Lacouperie [1845-1894], professeur de philologie indo-chinoise au University College de Londres, directeur de Babylonian and Oriental Record, élu membre de la Société de Linguistique de Paris, le 8 février 1889, célèbre pour avoir écrit : "La langue n'est autre chose que la manifestation extérieure de l'esprit des peuples; leur langue est leur esprit, et leur esprit, leur langue, de telle sorte qu'en développant et perfectionnant l'un, ils développent et perfectionnent nécessairement l'autre. Jointe à l'étude des religions, des coutumes et pratiques du culte, des us et coutumes juridiques, l'étude des langues nous éclairera sur l'histoire des races, la constitution des nationalités et le rôle que chacune joue dans l'histoire"; figurent aussi de plein droit dans ce paradigme Gaston Paris [1839-1903], Paul Meyer [1840-1917], James Darmesteter [1849-1894] et Antoine Thomas [1857-1935], par lesquels — on le verra — cette philologie romantique deviendra moderne au sens historico-comparatif du terme avant de se convertir pleinement en linguistique sociologique sous l’impulsion d’Antoine Meillet [1866-1936].