I° Dans le fil de l'époque…

La Préface du dictionnaire, en soi, est un monument ; elle l'avoue au sens propre du terme ; mais pour mieux en saisir la portée, il convient de la replacer dans le contexte des idées scientifiques de l'époque. Et il est immédiatement significatif de rappeler qu'en dépit de toutes les animosités qui pouvaient exister entre les deux hommes, ou plutôt entre deux courants d'idées (4), l'entreprise de Larousse se dote en exergue d'une citation de Monseigneur Dupanloup : "Le dictionnaire est à la littérature d'une nation ce que le fondement, avec ses fortes assises, est à l'édifice". On trouvera ailleurs, dans le corps du G.D.U., les remarques suivantes [s. v. Dictionnaire] :

Ainsi est défini par avance le dessein global de l'entreprise : conférer à la matière des discours une cohésion qui ne peut trouver sa justification que dans la matière du langage, et plus particulièrement dans l'organisation de sa matière lexicale. C'est en effet autour du mot que s'est développée toute la réflexion didactique et heuristique de Larousse. Bien que ce ne soit pas le lieu de développer cette considération, il convient d'en rappeler le contenu pour mieux comprendre le contexte général de la pensée plus ou moins explicite du langage dans laquelle s'insère l'entreprise de Pierre Larousse.

Ainsi, et de facto, l'ambition implicite inscrite dans le projet dictionnairique et encyclopédique est celle de l'édification -- dans tous les sens du terme -- d'un monument. Exegi monumentum… Ce qui se conçoit assez aisément, puisque le substrat de ce dessein global est celui de la première philologie française. Celle qui fut édifiée, dans le droit fil des pensées du XVIIIe siècle, entre 1810 et 1850 environ, et qu'illustrèrent des noms tels que Francisque Michel, Paulin Paris, Xavier Marmier, ou Francis Wey. "Moderne Philologie" -- comme la dénommait Carl Mager -- en opposition absolue avec la philologie classique, qui laissera romanisme et celticisme définir respectivement leurs champs, leurs intérêts et leurs acteurs emblématiques. Les pouvoirs politiques de la France de l'époque, au reste, avaient besoin de recréer un passé mythique, susceptible d'être philologiquement retracé en des textes fondateurs et attesté par des variations de la langue, car c'était pour eux l'occasion d'agir sur la conscience populaire et de faire advenir la reconnaissance des caractéristiques originelles d'un peuple, d'une nation, d'une culture. Le moyen de définir et enregistrer dans les grammaires d'usage une norme moderne du français, socialement contraignante et discriminante, et de justifier celle-ci dans l'histoire, par le recours à tout un patrimoine littéraire dont les racines plongeraient jusqu'aux époques les plus lointaines où -- retardant l'émergence et la reconnaissance d'un français national -- s'étaient diversifiés d'innombrables dialectes reconnus depuis sous les noms génériques d'oc, d'oïl et de franco-provençal.

Dès le début du XIXe siècle, l'Académie celtique spécialisée à l'origine [1804] dans les origines gauloises du français devenait Société des Antiquaires de France [1813] pour l'étude et l'édition des antiquités nationales. Le terme de " linguistique " même -- d'origine germanique -- s'acclimatait en France entre 1812 et 1816 [grâce à Jean-Denis Lanjuinais], jusqu'à être largement diffusé sous des acceptions qui aujourd'hui surprennent, par Charles Nodier à partir de 1828, et se voyait officiellement entériné en 1834 dans les fameuses Notions élémentaires de Linguistique, ou histoire abrégée de la parole et de l'écriture (5). S'ouvrait alors une ère nouvelle de la pensée du langage dans laquelle Pierre Larousse fut immergé dès ses années d'apprentissage et d'étude.

À la création de l'Institut des Langues, en avril 1837, lorsque Pierre Larousse a vingt ans, se marqueront en outre les premiers signes d'une coupure épistémologique entre l'idéologie héritée des Lumières et l'historicisme progressivement conquis par le siècle. La dimension historique des phénomènes linguistiques voit désormais reconnaître toute son ampleur, et les statuts de cette organisation -- prenant acte de ce que l'histoire sert désormais de modèle à la science -- stipulent que " L'Institut des Langues s'occupe de la grammaire et de l'histoire des langues en général, et spécialement de la française ", induisant par là une corrélation promise à un grand avenir dans les dimensions didactique et heuristique de la langue comme objet. C'est précisément ce début de position d'un objet langue susceptible d'être soumis à des procédures d'examen scientifiques que justifie l'article 82 des mêmes statuts : " Toute lecture et toute discussion étrangères à la science qui est le but des travaux de l'Institut des Langues sont formellement interdites ". Ce dernier texte visait probablement à exclure des débats les questions religieuses et politiques lorsque Giuseppe Gaspare Mezzofanti [1774-1849], cardinal, bibliothécaire au Vatican, et Nicolas-Rodolphe Taranne, secrétaire du Comité historique de la langue et de la littérature françaises au Ministère de l'Instruction publique, nommé par Guizot, furent appelés à siéger parmi les administrateurs. Il existe alors autour du langage une collusion explicite entre les autorités religieuses et politiques. Il faudra à cet égard attendre encore un peu plus de deux décennies pour que la question de l'origine des langues soit définitivement proscrite des discussions réputées scientifiques. On reviendra en d'autres lieux sur le rôle que Larousse assigne rétrospectivement à Renan. C'est justement qu'entre temps le français, grâce à la philologie, aura découvert et constitué sa propre histoire.

La fondation de la première Société de Linguistique, le 21 décembre 1839, alors que Pierre Larousse a 22 ans, quelque six ou sept mois avant le départ pour Paris et la reprise de ses études, entérine cette évolution et sanctionne l'attachement à des épistémès et des méthodologies désormais dépassées. L'éviction ou une reformulation majeure du contenu classique de la grammaire générale -- qui figurait dans les intérêts de la Société Grammaticale et disparaissait de ceux de l'Institut des Langues -- est alors le prix à payer pour ce ressourcement. Du côté de la philologie, telle que la pratiquent Raynouard, Fallot, Michel, Génin, Marmier, se situent l'archéologie et l'histoire des langues; du côté de la linguistique se situent la philosophie et la logique du langage. La grammaire générale -- telle qu'elle se définit désormais -- ne s'avère plus en réelle opposition avec ces disciplines; elle les incite au contraire à mieux se définir dans leurs spécificités.

Envisageant les langues dans leurs relations au langage, cette nouvelle grammaire générale incline au comparatisme, et prépare la voie aux études typologiques. Elle ambitionne également de fournir aux élèves des modes d'apprentissage plus rationnels et aisés. Certes, ce sont là des voies que les rédacteurs du Journal de la Langue Française, y compris ceux de sa troisième série, n'avaient probablement pas conscience de frayer, enfermés qu'ils étaient dans des préoccupations fort bornées; mais dont la rétrospection historique permet aujourd'hui de mieux entrevoir les justifications. Ainsi, contrairement à ce qui a pu être écrit jadis, les variations d'intitulé et de contenu de ce Journal ne subtilisaient pas sur des têtes d'épingles; elles accompagnaient la laborieuse constitution en France d'une science du langage soucieuse de s'appuyer désormais -- à parts égales -- sur l'observation des faits de langue et sur leur théorisation en fonction de modèles initialement historiques, puis biologiques et enfin sociologiques. Une science du langage à l'élaboration de laquelle savants, pédagogues, philosophes et politiques apportent leur quote-part d'intérêts et de remarques.

Or, à cet égard, l'obstacle fondamental reste toujours le médiocre degré de développement de la scolarisation, qui interdisait de poser suffisamment tôt dans les consciences les bornes et les repères d'une expression correcte, c'est-à-dire globalement adéquate au dessein idéologique de dresser une topographie stable de la société. Et l'on comprend dès lors que l'obligation de la scolarisation, à partir des lois Guizot de 1833, s'accompagne :

1° d'une recherche des sources historiques de la nouvelle France, qui assure les contours de cette carte, et

2° de la promotion de modèles qui serviront désormais de référence à l'histoire -- Clovis, Charlemagne, Saint-Louis, etc. Ainsi qu'à la littérature -- la Chanson de Roland, les Fables de La Fontaine, etc. Tous ces noms et toutes ces figures dont les notices feront plus tard la renommée du G.D.U.

La période qui -- dans l'évolution française des représentations du langage et de la langue -- voit ainsi s'effectuer le passage de la dominante idéologique à la dominante pratique, toute orientée par les nécessités sociales de la scolarisation, est en outre celle d'une intense activité spéculative au cours de laquelle furent aussi déplacées les question de l'origine du langage et de la langue originelle. Et c'est dans ce contexte global que Pierre-Athanase Larousse, l'immortel, développe alors ses idées non académiques sur l'instruction, l'enseignement et le langage

La translation d'un paradigme scientifique ancien vers un paradigme scientifique moderne conditionne ainsi en profondeur une nouvelle représentation de la langue, délibérément mise en place à partir de la seconde moitié du XIXe siècle.

Au lieu de considérer la langue, dans son principe, comme un reflet de la pensée et, dans sa nature, comme une logique, les grammairiens s'efforceront désormais d'étudier les caractères physiques de la langue. Pour mieux comprendre le renversement qui s'opère à l'heure où s'étiole définitivement la tradition issue de la grammaire générale et philosophique, il conviendrait à titre illustratif de dresser la liste de tous les ouvrages grammaticaux qui, désormais, s'attachent à cerner les détails de la grammaire dans l'ensemble de la langue. Ou, pour parodier une formule célèbre, pourquoi et comment " de tout petits faits bien choisis, importants, significatifs, simplement circonstanciés et minutieusement notés " sont-ils appelés à constituer en langue " la matière de toute science " (6). Nous sommes là désormais dans une nouvelle manière d'envisager les problèmes du français, et de statuer sur le sens de son évolution depuis ses origines retrouvées. Une nouvelle donne qui accompagne le développement de la langue, et que des grammaires telles que celles de Cyprien Ayer, Brachet et Dussouchet, de Dottin et Bonnemain, Guérard, et de Pierre Larousse (7) en personne, illustreront dans la seconde moitié du siècle. A s'appuyer d'ailleurs sur le détails de ces faits, c'est tout l'ensemble de la problématique qui évolue. L'historicisation du raisonnement grammatical fait peu à peu porter l'accent sur le rôle du mot. C'est donc autour de cette notion qui permet si aisément d'étiqueter les objets du monde, de définir les limites de la connaissance, et les bornes du pouvoir du locuteur, que va se développer la réflexion de Larousse.

[Suite] – [Table]


Notes

4. On se reportera à l'article de plus de six colonnes consacré à l'homme au " vaste parapluie bleu ", évêque d'Orléans, et membre de l'Académie française : " Ce prélat est, sinon une des grandes physionomies, au moins une des plus originales de l'épiscopat français [t. 6, pp. 1401 a - 1402 d]…

5. Même si, évidemment, la nature du contenu affecté par Nodier à Linguistique ne correspond en rien ou presque, dans cet ouvrage, au contenu scientifique que nous connaissons aujourd'hui, et qui était alors en cours de constitution. On se reportera ici à la rubrique « Histoire, Philologie et Comparatisme » du présent site, s. v. Charles Nodier.

6. Hippolyte Taine, préface de l'ouvrage intitulé De l'Intelligence, Paris, 1870, p. iv.

7. Par ordre chronologique strict : 1851, Ayer, Grammaire française, ouvrage destiné à servir de base à l'enseignement scientifique de la langue, Lausanne, Georg. 1851, Guérard, Cours complet de langue française. Théorie et exercices, Paris, Dezobry et Magdeleine. 1852, Larousse, La lexicologie des écoles. Cours complet de langue française et de style, divisé en 3 années; 1ère année, Grammaire élémentaire lexicologique, Paris, Maire-Nyon; 2e année, Grammaire complète syntaxique et littéraire, Paris, Larousse et Boyer [1868]; 3e année, Grammaire supérieure formant le résumé et le complément de toutes les études grammaticales, Paris, Larousse et Boyer [1868]. 1875, Brachet et Dussouchet, Petite grammaire française fondée sur l'histoire de la langue, Paris, Hachette. 1893, Dottin et Bonnemain, Grammaire historique du français, accompagnée d'exercices et d'un glossaire, Paris, Fouraut.