La Préface du G.D.U. passe ainsi en revue les productions précédentes dans le genre. A cet égard, l'ordre du commentaire est éclairant puisque l'auteur, avant de sérier la production sous les rubriques lexicographie, encyclopédie, biographie, envisage les conditions dans lesquelles l'idée de dictionnaire a pu naître. :
" Pour retracer ici un historique aussi complet que possible, commençons par nous adresser cette question : Les anciens avaient-ils des dictionnaires ? connaissaient-ils les encyclopédies ? En termes plus précis, Cicéron mettait-il un dictionnaire latin entre les mains de ce fils dont il faisait avec tant de soin l'éducation ? Alcibiade cachait-il un lexique grec sous sa robe de pourpre, quand il allait écouter les leçons de la belle et savante Aspasie ? Question curieuse, mais à peu près insoluble. Les mots lexique et glossaire ont été créés, il est vrai, par les grammairiens grecs ; mais, par ce mot grammairien (grammatikos) ils entendaient érudit, savant, et non pas seulement professeur de grammaire ; pour désigner celui-ci, ils disaient grammatiste, professeur de grammatistique ; mais ces mots n'impliquent en aucune manière l'existence de dictionnaires grecs. Les plus anciennes compilations auxquelles on puisse donner le nom de dictionnaires ne paraissent pas remonter au-delà du règne d'Auguste. "
Assignant un terme initial plausible à la série des ouvrages relevant du genre dictionnaire, Larousse énonce une série de considérations dans lesquelles s'affirme sa conception globale de l'évolution des langues et des sociétés :
" Un dictionnaire, dans l'antiquité, était chose à peu près impossible. Pour accomplir un tel travail, deux conditions sont absolument indispensables : il faut d'abord que la langue soit arrivée à une période de décadence, ou, tout au moins, à son apogée : un code est nécessairement postérieur à l'établissement de la propriété ; en outre, pour formuler un dictionnaire, il faudrait avoir sous les yeux tous les ouvrages contemporains et antérieurs, et, à l'époque dont nous parlons, personne n'était assez riche pour posséder cette opulente collection. Or, ces deux conditions pouvaient se trouver remplies chez les Alexandrins ; encore les dictionnaires ne revêtirent-ils pas alors ce caractère de généralité qu'on peut leur donner aujourd'hui. "
La série énumérative d'ouvrages immédiatement proposée confirme un tel sentiment en embrassant toute la production qui sépare :
1° le Lexique homérique, œuvre d'Apollonius le sophiste [Alexandrie ; Première édition, par Villoison, Paris, 1773, 2 vol. in-4°]
2° le Glossaire de Suidas [1ère édit., Milan, 1499 ; la meilleure, Cambridge, 1705, 3 vol. in-folio.] ou
3° l'Etymologicum magnum, glossaire grec anonyme, probablement postérieur à celui de Suidas [Venise, 1499 ; Goettingue, 1765].
L'ascendant chez un moderne d'une culture classique se fait ici bien sentir ; non que tout de cette culture, pour Larousse, soit immédiatement transposable, assimilable et intégré aux développements du monde contemporain; parce que Larousse n'a pu pleinement profiter en sa jeunesse de cette culture classique. Mais parce que le lexicographe a conscience que les éléments fondamentaux de cette culture jouent déjà à travers la langue comme des moyens de stabiliser un univers et une société. Dans ce cadre, la constitution du dictionnaire, en tant que genre littéraire et objet matériel, s'avère capitale. Larousse n'omet pas de citer les premiers auteurs qui se sont efforcés dans cette voie :
" Ce n'est qu'au IXe siècle qu'on trouve l'essai sérieux d'un dictionnaire ; il est d'un certain Papia, surnommé le Lombard, qui lui donna le nom de Elementarium. C'est un vocabulaire latin dans lequel l'auteur a fait entrer, comme exemples, des vers et des passages grecs. Au XVe siècle, Jean Crestone, carme de Plaisance, traducteur de la grammaire grecque de Jean Lascaris, rédigea un dictionnaire grec-latin ; à cette époque (1476), un tel travail présentait de grandes difficultés ; il fut accueilli avec reconnaissance. Au XVIe siècle, Guarino de Tavera composa un lexique grec intitulé Magnum ac perutile Dictionarium, compulsé d'Hésychius, Suidas, Phrynicus et autres lexicographes cités plus haut. C'était un livre fort utile pour le temps, encore précieux à consulter aujourd'hui, qui fut publié à Rome en 1523. Dans le même siècle, Henri Estienne, continuant les travaux de son père, mit au jour son fameux Thesaurus lingua graecae [1572, 5 vol. in-fol.]. C'est, en effet, un trésor d'érudition hellénique. Puis on vit paraître le premier dictionnaire où les mots français aient été rangés par ordre alphabétique, celui de Nicot, publié après la mort de l'auteur par le libraire Jacques Dupuys. Ce dictionnaire eut de nombreuses éditions, et la préface de celle qui parut en 1584 porte qu'on l'a augmenté d'infinies dictions françoises, afin de porter l'ouvrage à son comble et à l'égal des grecs et latins dictionnaires. "
La palme revient toutefois à l'entreprise suscitée par Richelieu : le Dictionnaire de l'Académie françoise. Car c'est essentiellement en tant que régulateur de la langue littéraire qu'apparaît cet ouvrage aux yeux de Larousse : expression d'une volonté de ratisser de polissage du langage, dont -- rateau et pierre ponce à l'appui -- se gaussera à peu près à la même époque Charles Nodier, le D.A.F. de 1694 symbolise ainsi pour Larousse la nécessité de solidariser en langue la libre parole d'individus encore trop soumis aux variations de pratiques dialectales, lesquelles sont incompatibles avec l'affirmation du génie de la France monarchique et des Rois qui la gouvernent :
" […] le besoin d'un code était senti de tous les écrivains au commencement du XVIIe siècle ; nous allons emprunter cet exposé curieux à l'excellente Histoire de la littérature française de M. A. Sayous : " Lorsque Richelieu, en fondant l'Académie, voulut fixer la langue française, trop mobile et trop incertaine pour assurer une clarté durable aux productions de l'esprit ; lorsqu'il imagina de la soumettre à une commune législation et de perpétuer par l'obéissance, il eut une pensée qui n'appartient pas seulement à son génie créateur. Cette idée ne date point de 1635 ; depuis le commencement du siècle elle était la préoccupation et presque la manie de tous les esprits cultivés : c'était celle de Malherbe, celle de Guillaume du Vair ; ce fut celle de l'hôtel de Rambouillet et de ses hôtes, de Balzac, de Chapelain, et de tous les membres de cette réunion familière d'auteurs, qui fut l'origine et le noyau de l'Académie française. Le soin de l'expression, l'ambition de n'employer que le bon langage étaient les grandes affaires d'un écrivain à cette époque. Un empressement si général ne saurait être attribué à quelque mode littéraire ; il indique bien plutôt un caractère de nécessité. A ce moment où, après avoir servi à de grandes luttes religieuses et politiques, les lettres commençaient de toutes parts à rentrer dans leur lit, si l'on peut ainsi parler ; quand la société se mettait à chercher aussi ses plaisirs dans la bienséance, dans un ordre élégant et le pacifique intérêt de la conversation, il était naturel que le langage, obéissant à cette révolution, entrât à son tour dans cette recherche universelle de la règle et de la convenance. Quelque passion que l'on eût de se renfermer dans le bon langage, cela n'était facile à personne, car on ne pouvait dire précisément où il était et où il n'était pas. On avait besoin d'être fixé là-dessus, et de telles lois étaient moins difficiles encore à imposer que délicates à choisir. Si la voie était manquée, à quels désastreux errements était condamnée la langue française ! Entre la pédanterie et la licence, toutes deux également à craindre, l'idiome qui allait servir d'organe à tant de chefs d'œuvre courait de réels dangers. Il fallait lui assurer tout à la fois la liberté de ses mouvements naturels et les avantages de la discipline. Vaugelas convenait bien à une pareille tâche, par sa qualité de gentilhomme et d'homme du monde, par son origine aussi qui le rendait indépendant des habitudes et des préjugés provinciaux, et le portait à approfondir l'idiome avec soin, avec étude, comme on le ferait d'une langue savante. Vaugelas n'a point créé la langue française, assurément ; elle ne lui doit aucun développement particulier, aucune beauté nouvelle ; il n'est ni un Calvin, ni un Montaigne, ni même un Amyot ; il n'a pas, comme ces écrivains, révélé par ses écrits le génie de l'idiome et le caractère de ses richesses ; il est moins à la fois et plus que ses contemporains Malherbe et Balzac. Ceux-ci ont mis en circulation un choix restreint de bonnes locutions et de procédés bien français ; lui, il a fait l'inventaire du trésor, en indiquant à quelle marque on pouvait reconnaître le bon et le mauvais or dans le pêle-mêle du vocabulaire usuel de toutes les provinces du royaume " "
La métaphore initiale de son développement place immédiatement l'analyse du texte de Larousse sous l'éclairage juste nécessaire à son interprétation. Le lexicographe marque là son souci de l'ordre, en continuité avec les lignes précédentes ; et l'on comprendra aisément que le résumé de l'histoire des éditions successives soit si cursivement mené :
" C'est en 1694 que l'Académie française publia pour la première fois son dictionnaire, avec une préface de Charpentier. Elle ne crut pas alors devoir suivre absolument l'ordre alphabétique ; elle ne rangea dans cet ordre que les mots qu'elle appelait chefs de famille, et chacun de ceux-ci amenait à sa suite les termes dérivés ou composés auxquels il donnait naissance.
La seconde édition, à laquelle l'abbé Régnier-Desmarais eut beaucoup de part, fut publiée en 1718, avec une épître dédicatoire composée par l'abbé Massieu. C'est dans cette édition, et surtout dans la troisième (1740), que les mots furent rangés dans un ordre nouveau. " La quatrième édition (1762) est, dit M. Villemain, la seule importante pour l'histoire de notre idiome, qu'elle reprend à un siècle de distance des premières créations du génie classique, et qu'elle suit dans une époque de créations nouvelles ; en général, elle a été retouchée avec soin, et, dans une grande partie, par la main habile de Duclos. " On y admit en plus grand nombre les termes scientifiques ; on modifia beaucoup de définitions pour les rendre plus précises ; aux phrases d'exemple choisies dans le langage le plus familier on en ajouta d'autres propres à la langue des livres, et l'œuvre parut plus digne du premier corps littéraire du monde entier. Cependant l'Académie ne se crut pas pour cela déchargée de la tâche qui lui avait été imposée par le cardinal de Richelieu, son fondateur, et, comme Sisyphe, elle se remit au travail aussitôt pour remonter le rocher qui roulait au bas de la montagne dès qu'il en avait atteint le sommet. Son secrétaire perpétuel, d'Alembert, et, après lui, Marmontel, se mirent dès lors, et sans interruption, à préparer une nouvelle édition, en faisant, sur les marges et dans les interlignes d'un exemplaire de 1762, les additions et les corrections que l'observation des faits leur faisait juger nécessaires. Mais bientôt la Révolution survint, l'Académie fut dissoute, et, d'après une loi du 6 Thermidor an II, l'exemplaire annoté devint propriété nationale. L'année suivante, un décret de la Convention ordonna que l'exemplaire chargé de notes marginales et interlinéaires serait remis aux libraires Smith, Maradan et compagnie, pour être par eux rendu public après son entier achèvement, et enjoignit aux dits libraires de prendre avec des gens de lettres de leur choix les arrangements nécessaires pour que ce travail fût continué et achevé sans délai. La Convention avait parlé, il fallait obéir ; les libraires n'eurent pas de peine à trouver des littérateurs qui se chargèrent d'achever l'œuvre commencée par d'Alembert et Marmontel ; mais ce que l'Académie aurait fait en un demi-siècle, peut-être, fut bâclé en quatre ans, et le nouveau Dictionnaire fut imprimé en l'an VII (1798). On conçoit aisément que l'Académie française, lorsqu'elle fut reconstituée, n'ait pas voulu reconnaître un travail auquel elle avait eu si peu de part : il ne faut donc tenir aucun compte de cette édition de 1798, et c'est en 1835 seulement que parut celle qui est réellement la sixième, et qui doit être regardée comme succédant directement au dictionnaire de 1762. "
Immédiatement, toutefois, l'édition de 1694 convoque à sa suite les éditions et rééditions ultérieures. Le D.A.F. est ainsi institué de facto en série, mais, plus important, cette série elle-même est prise en considération par Larousse comme l'indice grâce auquel les différences d'une édition à l'autre prennent sens. Et, plus que celle d'un Sisyphe éternel, s'impose donc ici l'image d'un travail de Pénélope, qui confère implicitement à la langue française les qualités d'un palimpseste incessamment repris, modifié mais régulé par une norme, et réécrit de génération en génération par les détenteurs d'un savoir et d'une autorité. On retrouvera plus loin cette image même. L'analogie n'est pas sans portée en ce qui concerne le statut des études consacrées à cet objet.
Si la langue peut en effet être assimilée à un palimpseste, et si le passage du temps résulte en relais insensibles d'une continuité du matériau antérieure à toutes les formes variées de sa réalisation, cela signifie que la langue est considérée au départ comme achevée. Larousse retrouve ici le terme originel de son raisonnement, mais doit cependant et simultanément admettre l'inadéquation de cette fixité que l'évolution même des sens des mots dément. Certes, je ne voudrais pas commettre d'anachronisme : la science sémantique, telle tout au moins que la définit Michel Bréal [1883-1897] (8), est bien postérieure de plusieurs années à l'observation de Larousse, mais il est indéniable que les réflexions de ce dernier, essentiellement centrées sur le problème du mot, doivent prendre en considération les facteurs étymologique et morpho-syntaxique qui gouvernent l'adaptabilité de la forme des éléments lexicaux aux conditions réelle de leur emploi en situation, c'est-à-dire, en tant que signes, à l'articulation du réel et du langage. La constatation élémentaire de l'usage des mots dénote immédiatement cette variabilité, de sorte que l'édition la plus récente du D.A.F., préfacée par Villemain, signe la reconnaissance d'un modèle et d'une loi :
" Ainsi les décisions consignées dans le Dictionnaire de l'Académie peuvent être l'objet de nos critiques ; mais cela n'empêche pas les plus rebelles, quand ils ont des doutes sur une question de grammaire ou de lexicographie, d'être les premiers à consulter l'Académie et d'éprouver une réelle satisfaction quand l'avis pour lequel ils inclinent y trouve sa confirmation. Mais ce n'est pas seulement pour la France que la publication de 1835 fut un véritable événement littéraire ; notre langue est étudiée partout, les chefs d'œuvre de nos écrivains sont lus en tous lieux, et notre Académie Française jouit à l'étranger d'une estime et d'une autorité bien moins contestées encore que chez nous : son dictionnaire ne pouvait donc manquer d'exciter partout un grand mouvement de curiosité ; il était depuis longtemps attendu, et il restera comme le vrai code de la langue française, jusqu'à ce qu'il soit remplacé par un autre code, émané de la même autorité. On lut avec un vif intérêt la préface de M. Villemain, placée en tête du dictionnaire et dont nous avons déjà parlé ; on la trouva digne de son auteur, et digne de l'Académie elle-même ; l'admiration générale dont elle fut l'objet était bien faite pour augmenter encore le sentiment de respectueuse déférence avec lequel fut accueillie l'œuvre collective de nos académiciens. "
Une norme respectueuse de cette notion floue et proprement fascinante qu'est le génie de la langue est ici strictement prescrite : après les révolutions de 1789 et de 1830, la langue française répond donc toujours de manière optimale au principe d'obédience que lui imposait Richelieu dans les lettres patentes de 1634 ; toutefois, en 1835, le roi n'est plus le Roi de France et le lieutenant de Dieu sur la terre ; il est devenu beaucoup plus bourgeoisement le Roi des Français, qui garantit à ces derniers une constitution politique par l'intermédiaire d'une charte, laquelle ne serait rien sans l'existence prédéfinie et obligée d'une langue nationale, prédicat dont la grammaire et le dictionnaire des frères Bescherelle feront leur étendard marchand. Et, face à la prolifération extraordinaire du lexique et des divers vocabulaires techniques le composant, reste -- plus prégnante que jamais -- la nécessité de juguler les formes, de retenir les énergies et de limiter l'étendue du lexique enregistré dans le dictionnaire. Larousse ne peut ici que reprendre en partie à son compte, et à son corps défendant, un fragment de l'argumentation des Académiciens ; ce qui est aussi une manière de se situer par rapport à la langue en tant qu'objet, et de la concevoir :
" En 1835, non plus qu'en 1694 et en 1762, l'Académie française n'a point eu la prétention de faire un dictionnaire universel, c'est-à-dire un dictionnaire contenant tous les mots qui peuvent être employés dans toutes les circonstances possibles et par tous les Français, quelles que soient d'ailleurs leur position sociale et la nature ordinaire de leurs occupations ; elle n'a jamais eu l'idée de composer une encyclopédie, ni de mêler à la langue de tout le monde celle qui ne se parle que dans certains métiers, dans certaines carrières ayant un caractère tout spécial ; elle n'a admis d'exception à cette règle générale que pour les termes visiblement français dans leur origine même, quand ceux-ci lui ont paru assez importants pour ne pas être omis. Son but paraît avoir été celui-ci : faire connaître tous les mots dont peuvent se servir les littérateurs, les publicistes, les orateurs, les professeurs, les gens du monde, le peuple en général quand il a la volonté de parler réellement français et non patois.
Les termes de guerre, de marine, d'économie politique, sont admis en assez grand nombre pour qu'il soit possible à quiconque les connaît de comprendre tout ce qui s'écrit pour le public sur ces matières. En géométrie, et en général dans les sciences mathématiques, aucun des mots que les jeunes gens doivent rencontrer dans les études des collèges et des lycées n'est omis : rhombe, parallélépipède, asymptote, monôme, binôme, etc., sont expliqués pour cette raison, quoique par leur forme savante ils semblent se confondre avec les termes spéciaux adoptés par une classe particulière de savants. Quant aux termes de blason, de chasse, de jeux divers, l'Académie en admet encore un grand nombre, bien qu'elle ait cru devoir en supprimer plusieurs, et ici elle a eu un motif très-différent : elle a cru devoir les conserver parce qu'ils sont pour la plupart puisés à une source toute nationale, et que, sous ce rapport, ils peuvent être considérés comme de précieux vestiges laissés au milieu de nous par notre vieux langage. Il en est tout autrement de cette foule de mots forgés par les chimistes, par le géologues, par les physiciens et surtout par les botanistes ; d'abord, ils n'appartiennent point au langage de tout le monde, et, de plus, ils ont une physionomie tellement étrangère, disons le mot, tellement barbare, que ceux qui désirent la conservation de notre langue ne doivent pas même souhaiter qu'ils soient trop connus.
Il est difficile de nier la sagesse de vues que ce cadre suppose, et tout homme de bonne foi conviendra que l'Académie a fait réellement ce qu'elle devait faire, sauf les imperfections inhérentes à tout travail humain. Si elle s'est plus à enrichir ses colonnes d'un très grand nombre de proverbes vulgaires, comme plusieurs le lui ont reproché, c'est encore parce qu'elle aime tout ce qui est essentiellement français par son origine, et c'est en effet dans les proverbes que nous pouvons le mieux retrouver ce genre d'esprit, naïf et malin tout ensemble, qui caractérisait nos ancêtres, puisque nous ne lisons plus leurs livres, quoique souvent nous y pussions trouver des idées tout aussi ingénieuses, et plus sensées quelquefois, que dans nos écrivains modernes. "
Le jugement global de Larousse sur le D.A.F. reste positif en raison même de cette déférence marquée par l'Académie à l'endroit des meilleurs écrivains de la France ; ce qui réaffirme l'idée selon laquelle la langue ne saurait exister sans le soutien et le support de la littérature, qui fournit des exemples et des modèles. On n'est pas peu surpris de trouver là Pierre Larousse en sympathie avec les idées fixistes que Charles-Pierre Girault-Duvivier développait en 1811 dans la préface de la première édition de sa Grammaire des Grammaires (9). Mais, les deux hommes, on le sait, partagent une même ferveur pédagogique et Pierre Larousse est bien celui qui, dans la 3e année de son Cours de Grammaire supérieure, en 1868, écrit encore :
" [en matière de grammaire] celui qui se propose d'écrire pour la jeunesse se trouve placé, au début, en face de deux voies opposées, en présence d'une antinomie : simplifier les lois qui régissent la langue, n'exposer que des préceptes clairs, se faire humble et petit avec les petits, descendre jusqu'à l'intelligence des élèves pour ensuite élever cette intelligence par degrés. […] L'autre méthode consiste à vouloir triompher de toutes les difficultés, à pénétrer hardiment dans tous les arcanes de la syntaxe, à ne dissimuler aux élèves aucun fait accessoire, aucune exception, à les conduire enfin dans tous les détours de ce labyrinthe syntaxique, mille fois plus compliqué que celui de l'île de Crète. […] Nous avions à choisir entre ces deux systèmes ; ne pas être savant, mais être méthodique, simple, clair ; en un mot être compris -- être très savant, très complet, très logique, mais aussi très obscur. Nous avons adopté la première de ces méthodes. " [p. 7-8].
On retrouve au reste ce souci de la clarification et de l'exposition compréhensible au plus grand nombre dans les remarques que Larousse porte sur le traitement des gloses définitionnelles du D.A.F. Il s'agit là d'une observation qui permet de comprendre que la langue, avant d'être objet de science, est tout d'abord conçue comme instrument de médiation de l'homme avec le monde. Or, en ces années du dix-neuvième siècle, le statut anthropologique de l'individu est profondément altéré. De sujet soumis à des ordres qui lui échappent et qui l'oppriment, l'homme devient citoyen d'une nation à l'intérieur de laquelle chacun est appelé à occuper sa place selon ses mérites (10) ; il est alors nécessaire que l'institution mette à sa disposition tous les moyens indispensables au développement de ses facultés intellectuelles. Le dictionnaire, dans ces conditions, se trouve investi d'une fonction essentielle de dispensateur de connaissance :
" Pour définir les mots exprimant des idées générales, l'Académie n'a presque jamais eu recours au procédé qu'on pourrait appeler philosophique, et elle a bien fait, car, outre qu'elle n'eût été comprise que par le petit nombre, elle se serait exposée à voir contester l'exactitude de presque toutes ses définitions, tant il y a peu d'accord parmi les philosophes. Elle a mieux aimé appeler à son aide les synonymes et expliquer la plupart de ces mots les uns par les autres. On n'a pas manqué de faire remarquer qu'elle enferme ainsi très-souvent son lecteur dans un cercle d'où il ne peut sortir : ainsi, surprise veut dire étonnement, et étonnement signifie surprise ; économie se définit par épargne, et épargne par économie ; être, pris absolument, se traduit par exister, et exister veut dire être. Au premier coup d'œil, il semble que cette manière de définir les mots soit complètement illogique ; mais, quand on y réfléchit mieux, on reconnaît bientôt que c'est encore la meilleure, et qu'elle suffit presque toujours aux besoins de ceux qui cherchent les mots dans un dictionnaire. En effet, on ne doit pas supposer qu'ils ignorent complètement la langue ; s'il en était ainsi, il faudrait leur donner un professeur, et non pas un dictionnaire ; mais ils ne connaissent point tous les mots de la langue et ils ouvrent le dictionnaire pour y chercher ceux qu'ils ignorent. Or, il n'y a rien d'absurde à supposer que celui qui cherche surprise connaît étonnement, de même que celui qui cherche étonnement peut très-bien connaître surprise; il est même permis de supposer que, dans certains cas, une personne qui ignore à la fois les deux mots, ou qui, du moins, les connaît mal, pourra s'en faire une idée assez exacte dès qu'elle aura appris qu'ils signifient à peu près la même chose; les notions confuses qu'éveille en elle chacun de ces mots s'éclaireront suffisamment les unes par les autres. "
Larousse ne manque pas de souligner ce lien du mot à la grammaire qu'expose le dictionnaire ; perspective somme toute moderne, qui permet d'échapper aux pièges d'une nomenclature uniquement nominaliste, mais que l'on prendra naturellement garde de ne pas confondre par anachronisme avec la conception développée aujourd'hui par certains linguistes d'un lexique-grammaire. Pierre Larousse n'entend pas étudier les propriétés sémantiques des catégories grammaticales et les propriétés grammaticales des catégories sémantiques ; il souhaite seulement définir les conditions dans lesquelles un discours conforme aux principes esthétiques et moraux de la grammaire articule le rapport de l'homme au monde. Il faut bien alors s'en remettre aux relations que la morphologie et la syntaxe autorisent entre les mots :
" Outre l'orthographe et la signification des mots, le dictionnaire de la langue doit encore donner la solution des principales difficultés grammaticales. L'Académie l'a bien compris, et elle résout en effet les plus graves, quelquefois, mais rarement, en posant une règle générale, le plus souvent en donnant simplement un ou deux exemples où le cas douteux se trouve appliqué comme il doit l'être. Certains grammairiens auraient voulu que l'Académie motivât ses décisions : elle en a jugé autrement, et elle a bien fait peut-être au point de vue de son autorité ; car si elle avait raisonné ses opinions, on aurait pu vouloir les discuter avec elle, et chacun sait combien il est difficile de mettre d'accord les grammairiens quand ils entrent une fois dans la voie des controverses. Toutefois, il est regrettable que l'Académie ait laissé sans réponse beaucoup de questions, surtout quand elle a répondu à d'autres tout à fait analogues : ainsi, puisqu'elle indique les formes plurielles de beaucoup de mots en al ou de noms composés, pourquoi ne le fait-elle pas pour une foule d'autres ? Ici encore, nous avons cru devoir suivre une autre marche qu'elle, et nous avons fait en sorte que notre dictionnaire fournit immédiatement la réponse à toutes les questions de grammaire qui peuvent embarrasser les étrangers, et quelquefois les Français eux-mêmes. "
Il ne s'agit ici encore une fois que de décision et d'autorité. Manière détournée d'aborder le problème de l'auctoritas politique, scientifique, idéologique et esthétique, sous laquelle les usages de la parole restent toujours contraints. L'analyse de Larousse se fait alors plus critique à l'endroit de l'Académie française, et plus circonstanciée quant à l'une des grandes questions qui ont travaillé en Europe la pensée du langage au siècle classique ; à savoir celle de l'origine des mots. Avant la conception d'une discipline spécifique, qui aura pour nom sémantique, le problème de l'évolution des sens des mots se partage entre un point de vue historique, celui de l'étymologie, et un point de vue en quelque sorte fonctionnel, celui de la rhétorique et plus particulièrement, depuis Dumarsais [1730], des tropes… ou des différents sens. La perspective étymologique bénéficie elle-même d'une longue tradition, ponctuée par les ouvrages célèbres de Gilles Ménage (11) et la notice rédigée par Turgot pour l'Encyclopédie de d'Alembert et de Diderot. Larousse opte sur ces matières pour une double critique. La timidité des Académiciens à l'endroit des explications étymologiques peut être justifiée par la conscience de la difficulté d'une tâche pour laquelle manquaient peut-être les éléments fondamentaux d'une documentation sûre : la philologie scientifique au XVIIIe siècle étant encore en voie de constitution avec les quarante volumes in-folio manuscrits de Lacurne de Sainte-Palaye [qui ne seront au reste publiés pour la première fois qu'en 1876]. Mais cette réserve, dictée par une certaine sagesse, ne saurait atténuer la portée de la seconde critique qui porte, elle, sur la fausse modestie des auteurs du D.A.F. Il s'agit de la question des exemples et des citations sur lesquels doit s'appuyer la notice si l'on veut que le dictionnaire, selon la célèbre expression de Voltaire, ne se réduise pas à un squelette. J'ai suffisamment traité naguère cet aspect du problème de l'autorité dans l'édition du D.A.F. de 1835 (12), pour qu'il soit inutile d'y revenir. Remarquons simplement que Pierre Larousse souligne ici une fois de plus le lien consubstantiel infrangible qui, dans son esprit comme dans celui de nombre de ses contemporains, unit la langue à la littérature. De sorte que, lorsqu'il vante les mérites supérieurs de son entreprise lexicographique, ce n'est pas l'expression d'une vanité un peu puérile qui se fait jour mais, plus profondément, la reconnaissance d'une valeur : celle qui résulte du retour aux textes dans leur matérialité scripturale la plus stricte … pour l'époque tout au moins ! Et par là, contemporain de Francisque Michel, de Xavier Marmier et de Paulin Paris, Pierre Larousse s'inscrit progressivement dans le développement de la seconde philologie française que produiront les travaux de François Génin, Gustave Fallot, Paul Ackermann et Gabriel Peignot :
" Deux reproches plus sérieux ont été adressés à nos académiciens ; c'est d'abord de n'avoir jamais indiqué l'étymologie ; ensuite de n'avoir cité, comme exemples de l'emploi des mots, que des phrases faites exprès par eux, et dont la plupart n'expriment que des pensées fort insignifiantes. Est-ce la science qui a manqué aux académiciens de notre temps pour donner l'étymologie des mots ? Nous n'oserions pas le dire, et nous inclinerions plutôt à penser que, trouvant la plus grande partie du travail fait par leurs prédécesseurs à une époque où la science étymologique n'existait pas encore, ils ont reculé devant la pensée de tout recommencer et de retarder ainsi indéfiniment l'apparition de leur dictionnaire. Quant aux phrases d'exemples, on pourrait croire qu'ils ont fait acte de modestie en refusant de se citer eux-mêmes, puisque leurs ouvrages se trouvaient nécessairement au nombre de ceux où ils auraient dû, dans un autre système, puiser la plupart de leurs citations. Quoi qu'il en soit, il nous semble évident que le travail serait plus complet s'il faisait connaître l'origine et l'histoire des mots ; qu'il se lirait avec plus de plaisir si l'on y rencontrait à chaque pas quelques-unes des belles pensées exprimées par Pascal, Bossuet, Bourdaloue, Fénelon, Voltaire, J.-J. Rousseau, Montesquieu, Buffon, et par nos littérateurs modernes ; si l'oreille était de temps en temps charmée par l'harmonie des vers de nos grands poëtes. Les lecteurs du Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle verront que, venu après le Dictionnaire de l'Académie, nous n'avons pas voulu qu'on pût nous faire les mêmes reproches : Il fallait de longues et pénibles recherches pour remonter à l'origine première de tous les mots; pour pouvoir donner des phrases d'auteurs comme exemples sur toutes les acceptions, il fallait consacrer un temps considérable à lire les principaux chefs d'oeuvre de notre littérature, depuis le XVe siècle jusqu'au XIXe siècle: nous n'avons pas reculé devant la difficulté de la tâche. "
On peut même lire dans cette attitude la reconnaissance du caractère justificatif et explicatif de l'histoire comme moteur des transformations de la langue et de la société. Même si Larousse n'est pas l'historien exact et précis de la langue qu'on pourrait espérer grâce à des études de première main de la philologie classique, le concepteur du G.D.U. s'inscrit ici en continuateur lointain de l'Histoire de la langue française de Gabriel Henry [Iena, 1812] et s'insère avec ses mérites et ses limites dans la série des travaux contemporains de :
1° Jean-Jacques Ampère [1841 : Histoire de la formation de la langue française],
2° Albin de Chevallet [1853-1857 : Origine et formation de la langue française],
3° Émile Littré [1862 : Histoire de la langue française, 2 vol., dont les articles constitutifs sont bien antérieurs] ou
4° Pierre-Augustin Pélissier [1866 : La Langue française depuis son origine jusqu'à nos jours. Tableau historique de sa formation et de ses progrès].
La langue fixée par l'Académie autoriserait en quelque sorte une paléontologie linguistique en laquelle il est possible d'entrevoir les premiers éléments de cet organicisme dont Schleicher et Max Müller doteront le langage afin d'en faire, au détour des années 1860, l'objet d'une science généalogique et fonctionnelle. Larousse entend en quelque sorte ce discours porté par l'air du temps :
" On le voit donc, le culte que nous avons voué à l'Académie n'est pas une idolâtrie; nous mettons la raison au-dessus d'elle, mais nous reconnaissons que, dans l'ensemble de son travail, elle n'a pas eu elle-même d'autre guide que la raison. Les critiques que nous nous sommes permises n'ôtent rien au respect que ce corps illustre nous inspire et qu'il nous a toujours inspiré. Pour le prouver, nous allons, en terminant cette partie de notre revue lexicologique, rappeler ce que nous écrivions, il y a plus de dix ans, dans la préface d'un dictionnaire destiné surtout aux jeunes gens des écoles : " Depuis les factums de Furetière et les boutades de Chamfort, il est de venu en quelque sorte à la mode, parmi nos grammatistes modernes, de débuter dans la carrière par une critique à l'adresse du Dictionnaire de l'Académie, et ces critiques sont d'une extrême vivacité, comme tout ce qui est produit par l'ardeur bouillante et l'inexpérience de la jeunesse. Après avoir rompu cette lance, on est de droit grammairien, comme autrefois on était armé chevalier après une action d'éclat. Tous ces critiques n'ont jugé le travail de l'Académie que sur la lecture de quelques articles isolés, et non d'après une étude attentive et surtout suivie ; ils n'en ont pas suffisamment saisi le plan et la méthode. L'Académie avait à s'occuper avant tout du sens des mots, de leurs acceptions propres et métaphoriques, de nos locutions proverbiales ; en un mot, elle avait à fixer cette langue qui, à une clarté admirable, ajoute la pureté, la vivacité, la noblesse, l'harmonie, la force et l'élégance. C'était là son programme et elle l'a consciencieusement rempli, en faisant de ses colonnes le dépôt des locutions, des constructions, des tours puisés dans nos meilleurs écrivains, et qui forment le fond même de la langue ; de sorte que, si un nouveau vandalisme littéraire venait à détruire tous nos chefs d'œuvre, le Dictionnaire de l'Académie seul survivant, il suffirait à reconstituer notre belle langue française, et à en faire retrouver toutes les ressources et toutes les richesses aux successeurs des Corneille, des Racine, des Molière, des Buffon, qui y puiseraient les matériaux nécessaires pour enfanter de nouvelles merveilles, comme les petits-fils des anciens preux n'auraient qu'à pénétrer dans un musée, à détacher les vieilles armures et à s'en revêtir, pour ajouter de nouveaux exploits à la gloire de leurs aïeux. "
Toutefois cette aménité du jugement n'empêche pas le lexicographe de critiquer des aspects plus ponctuels du travail des Académiciens par lesquels se révèlent chez eux des insuffisances dommageables au regard de l'avancement du savoir linguistique. Il s'agit tout d'abord de la question de la prononciation, dont on sait qu'elle devint -- en dépit de la supériorité patente de l'écrit sur l'oral -- un facteur de discrimination sociologique important ; la prononciation, d'une part, dénote l'origine géographique du locuteur, et, d'autre part, elle signe son niveau de culture générale, et notamment sa connaissance des langues étrangères. Il importe, en conséquence, de fournir aux usagers des repères à respecter ; à l'orthographie discriminante correspond une orthoépie discrétionnaire dont le dictionnaire doit donner la clef… La pensée du langage réitère là sa fonction prescriptive :
" Il est encore un autre point sur lequel nous avons cru pouvoir faire mieux, ou tout au moins autrement que l'Académie : notre langue renferme un grand nombre de mots dont la prononciation est douteuse, même pour les Français ; et pour les étrangers, on peut dire qu'une foule de mots offrent, sous ce rapport, des difficultés presque insurmontables ; or, l'Académie ne les résout que pour un très-petit nombre de cas. Fallait-il, pour être plus complet, essayer de ramener notre prononciation à des règles générales ? Si cela eût été possible, l'Académie l'aurait fait certainement ; nous avons tenté nous-même ce travail, et nous avons reconnu que, presque partout, les règles qu'on aurait pu poser auraient dû être suivies d'exceptions si nombreuses qu'on ne pourrait plus distinguer les unes des autres. Nous en avons conclu qu'il fallait s'en tenir à l'usage comme règle unique, et nous avons constaté cet usage en indiquant la prononciation de chaque mot, isolément, au moyen des lettres mêmes de notre alphabet, considérées comme représentant partout le même son et les mêmes articulations, c'est-à-dire qu'après avoir donné l'orthographe usuelle de chaque mot, nous l'avons mis sous les yeux de nos lecteurs tel qu'il devrait être écrit si l'orthographe était toujours la peinture fidèle de la prononciation. "
En une période qui voit la prolifération la plus extensive qu'ait connue jusqu'alors le lexique français, le reproche le plus sérieux adressé au D.A.F., dont Larousse en successeur Boiste et de Gattel se préserve soigneusement, est celui de la restriction d'une nomenclature limitée aux termes non techniques. Indubitablement au regard de l'encyclopédiste et du pédagogue, cette frilosité des Académiciens paraît incompatible avec le souci de donner à chacun les moyens de représenter et étiqueter les constituants du monde ambiant. Et il est en particulier un point sur lequel Larousse fait spécialement porter sa critique : celui du quasi-mutisme qu'observe l'Académie devant les procédures dérivationnelles et compositionnelles, dont on sait qu'elles sont les grandes pourvoyeuses de création lexicale. Taire au public les modes de production linguistique des mots et les objets lexicaux qui résultent de leur application donne à l'auteur de la Lexicologie des écoles primaires [1849] et de tous les ouvrages qui en dérivent (13) l'impression que l'on prive les usagers de la possibilité de maîtriser l'instrument par lequel ils s'expriment :
" Parmi les mots qu'on regrette de ne pas trouver dans son dictionnaire, il en est plusieurs qui méritaient à tous égards d'y occuper leur place ; tels sont : achalandage, capitaliser, coloration, confortable, décigramme, diorama, éditer, incorrectement, moralisation, démoralisation, démoraliser, etc. Il est vrai que, dans les explications qu'elle donne , aux articles où elle traite des particules de, in, sous, re, elle dit formellement que l'usage permet d'employer ces particules pour former un grand nombre de mots composés qu'il serait inutile de réunir dans un dictionnaire. Elle aurait pu dire la même chose des finales age, able, ible, ment, des initiales contre, déci, centi, entre, etc., et par là elle se serait excusée de la plupart des omissions qu'on lui reproche ; mais elle ne l'a pas fait, et tout ce que peuvent dire ses défenseurs, c'est qu'elle l'a laissé entendre. Cela suffit-il quand on a reçu la mission spéciale de résoudre toutes les difficultés de la langue ? Il est permis d'en douter, surtout quand il est évident qu'une vingtaine de pages ajoutées à chacun des deux volumes auraient suffi pour donner place à tous les mots dont l'absence est vraiment regrettable ; car, encore une fois, personne ne songe à exiger que le Dictionnaire de l'Académie soit un dictionnaire universel. "
Notes
8. On se reportera ici à la section « Sémantique » du présent site, s. v. Michel Bréal.
9. Il n'est d'ailleurs pas sans intérêt de noter que la phraséologie des deux auteurs recourt parfois aux mêmes expressions analogiques, telle celle du labyrinthe : " L'écrivain embarrassé sur l'emploi de certaines locutions, sur certaines règles qu'il n'a pas présentes à la mémoire, ou qu'il n'a pas approfondies, cherche souvent un guide qui l'éclaire; il ignore quel est le Grammairien qu'il pourra consulter avec confiance; souvent même, dans son incertitude, et craignant de tomber dans une faute, il adopte une tournure qui ne rend pas complètement son idée, ou qui la dénature. Je lui offre le fil d'Ariane, je lui indique la sortie du labyrinthe; et c'est, éclairé par les lumières des plus célèbres Grammairiens et des plus grands écrivains, qu'il reconnoîtra la route à suivre, ainsi que les mauvais pas à éviter " [p. ii-iii]. Présomption ou non, un tel aveu marque nettement l'articulation de la grammaire et du style qu'un esprit conservateur du début du XIXe siècle pouvait exposer sous l'hypothèque éthique conditionnant alors toute définition du Beau : " Bien convaincu que la Religion et la Morale sont les bases les plus essentielles de l'éducation; que les règles les plus abstraites sont mieux entendues lorsqu'elles sont développées par des exemples; et qu'à leur tour les exemples se gravent mieux dans la mémoire, lorsqu'ils présentent une pensée saillante, un trait d'esprit ou de sentiment, un axiome de morale, ou une sentence de religion, je me suis attaché à choisir de préférence ceux qui offrent cet avantage. J'ai en outre multiplié ces exemples autant que je l'ai pu, et je les ai puisés dans les auteurs les plus purs, les plus corrects; de sorte que, si dans certains cas, nos maîtres en grammaire sont partagés d'opinion, si certaines difficultés se trouvent résolues par quelques-uns d'eux d'une façon différente, et qu'on soit embarrassé sur le choix que l'on doit faire, sur l'avis que l'on doit suivre, on éprouvera du moins une satisfaction, c'est qu'on aura pour se déterminer l'autorité d'un grand nom; car, comme l'a dit un auteur, Il n'y a de Grammairiens par excellence que les grands écrivains " [pp. vi-vii]
10. Inutile de revenir ici sur tous les textes philosophiques, politiques ou littéraires qui abordent cette question. Que l'on se rappelle tout simplement le passage du Stello de Vigny dans lequel Chatterton fait la description de l'organisation de l'état anglais : " … nous sommes tous de l'équipage, et nul n'est inutile dans la manœuvre de notre glorieux Navire. " [xvii]
11. Isabelle Turcan a rendu justice aux qualités de ce travail sur lequel Boileau et Molière avaient trop rapidement jeté le discrédit, et a montré toute l'importance du D.E.O.L.F. de 1694, et la somme de connaissances qu'il renferme alors pour l'époque ; elle a également bien établi que la réédition de 1750, en raison des avancées de la connaissance, a contribué à en périmer superficiellement le contenu, d'où la mise au point méthodologique de Turgot, pour laquelle Pierre Guiraud, en 1964, n'hésite pas à parler de " l'extraordinaire article de Turgot qui formule déjà en des termes vraiment prophétiques les principes d'où sortira la philologie moderne "… [L'Étymologie, Paris, Que Sais-Je n° 1122, P.U.F., 1964, p. 15.] Voir I. Leroy-Turcan, Introduction à l'étude du Dictionnaire étymologique ou Origines de la langue françoise de Gilles Ménage (1694), Lyon, 1991.
12. Voir Jacques-Philippe Saint-Gérand : "Le statut des Exemples dans le Dictionnaire académique et ses entours : transitions du XVIIIe au XIXe siècle", Paris, Palais de l'Institut, Colloque Le Dictionnaire de l'Académie et la Lexicographie Institutionnelle Européenne, 17 novembre 1994, Actes publiés par Bernard Quemada avec la collaboration de Jean Pruvost, Honoré Champion, 1998, pp. 271-294
13. Cours lexicologique de style [1851] ; Petite grammaire lexicologique du premier âge [1852] ; La Lexicologie des écoles [1854] ; Méthode lexicologique de lecture [1856]….