C'est ainsi en pédagogue, lexicographe éclairé et en démocrate philanthrope que Pierre Larousse donne à travers le D.A.F. une image contrastée de la science du langage de son époque. Pris entre le souci du respect d'une norme esthétique et éthique de qualité et celui de l'adaptation nécessaire de la langue aux conditions réelles de ses emplois, Larousse doit accommoder ses jugements en fonction de son amour de la littérature classique et de son respect de la liberté du citoyen. C'est au reste sous les mêmes contraintes inhérentes à son être qu'il dresse ensuite une chronologie des autres dictionnaires généraux ayant influencé le devenir de pensée de la langue française :
1° Dictionnaire étymologique, ou Origine de la langue françoise, par Ménage ; 1650, in-4°; 1694, in-4°. " Cet ouvrage, qui jouit d'une grande réputation du vivant et même longtemps après la mort de l'auteur, est aujourd'hui de moins en moins consulté par les savants. Ménage avait plus d'esprit que de jugement. Comme tous les étymologistes qui l'avait précédé, il parlait de cette idée fort juste que la fantaisie n'a pas présidé à la formation des mots, et, comme il possédait parfaitement le latin, la grec, l'italien, l'espagnol et le français, il s'obstinait à trouver dans ces seules sources la raison pour ainsi dire mathématique de tous les termes de notre langue, laissant de côté le celtique et, à plus forte raison, le sanscrit, duquel, à l'époque où il vit, on ignorait jusqu'à l'existence ".
2° Dictionnaire français, contenant les mots et les choses, des remarques sur la langue et les termes des arts et des sciences, par Richelet, Genève, 1680. " un des plus anciens monuments élevé en l'honneur de la langue française ".
3° Dictionnaire de Trévoux (14), ainsi nommé de la ville d'où sortit la première édition ; 1704, 3 vol. in-folio, réimprimé pour la cinquième et dernière fois en 1771, 8 vol. in-folio. " Sans doute, le Dictionnaire de Trévoux a considérablement vieilli ; mais il serait injuste de contester les services qu'il a rendus à la langue et aux écrivains ".
4° Dictionnaire universel de la langue française, par Boiste, 1800, in-4°. " Ce dictionnaire, dont l'auteur a voulu faire une espèce d'encyclopédie philologique, est […] un travail très-estimable, dont la nomenclature est beaucoup plus complète et beaucoup plus riche que celle de l'Académie. […] Boiste a fait une sorte d'anatomie lexicographique ; son squelette est complet, il n'y manque ni un nerf, ni un tendon, ni une articulation ; mais la moelle, le sang, la chair, la vie enfin, y font complètement défaut ".
5° Dictionnaire universel de la langue française, avec la prononciation figurée ; 1813, 2 vol. grand in-8°, par Gattel.
6° Nouveau dictionnaire de la langue française, où l'on trouve tous les mots de la langue usuelle, les étymologies, l'explication détaillée des synonymes, etc., par Laveaux ; 1820, 2 vol. in-4°. " Laveaux était un philologue érudit, un savant lexicographe. Ses définitions sont claires, succinctes ; sa nomenclature est plus considérable que celle de l'Académie ; toutefois, les détails qui concernent les animaux et les plantes n'appartiennent guère qu'à l'histoire naturelle pure, et ont une étendue qui est en disproportion avec la partie linguistique proprement dite ; ses exemples sont très-multipliés ; mais ce qui distingue particulièrement cet ouvrage, c'est un tact grammatical remarquable "
7° Dictionnaire étymologique de la langue française, par Roquefort ; 1829, 2 vol. in-8°. " Cet ouvrage contient les mots du Dictionnaire de l'Académie française, avec les principaux termes d'art, de sciences et de métiers. Il est précédé d'une excellente dissertation sur l'étymologie, par Champollion-Figeac, éditeur de l'ouvrage. "
8° Nouveau Dictionnaire de la langue française, contenant la définition de tous les mots en usage, leur étymologie, leur emploi par époques, leur classification par radicaux et dérivés, les modifications qu'ils ont subies, les idiotismes expliqués, développés et rangés par ordre chronologique, de nombreux exemples choisis dans les auteurs anciens et modernes et disposés de manière à offrir l'histoire complète du mot auquel ils se rattachent, par Louis Dochez ; Paris, 1830, un vol. in-4°.
Avant d'arriver enfin au :
9° Dictionnaire de la langue française, par M. Littré, de l'Institut [1866]. " Le dictionnaire de M. Littré donne, ou, pour mieux dire, a la prétention de donner la nomenclature complète des mots du français, les idiotismes, des remarques critiques sur les irrégularités et les difficultés de la langue ; les diverses acceptions des mots rangées dans un ordre logique ; la prononciation, l'étymologie, et un historique de tous les termes de la langue française, dans leur ordre chronologique, depuis son origine jusqu'au XVIe siècle. "
Passons sur les réserves critiques exprimées au sujet du Littré… On voit par cette liste dans quelle lignée métalexicographique se situe Pierre Larousse : une filiation qui oscille notoirement entre les tentations de l'exhaustivité et celles de la sélectivité, entre celles du nominalisme étiqueteur et de l'analyticité classificatrice. Abordant la série des ouvrages encyclopédiques, Larousse est obligé de trancher entre ces différents modèles de composition du dictionnaire ; et il doit en conséquence élargir un peu sa critique. En effet, l'interposition du monde des choses et des êtres -- réels ou imaginaires -- entre l'homme et le langage ne permet plus d'envisager simplement et de manière linéaire le rapport des signes à leur référence ; cette interpolation impose de choisir un ordre pour décrire l'organisation de l'univers. Les mots renvoient à la chose par l'intermédiaire d'un concept, comme il sera ultérieurement rappelé, dont la définition demeure délicate puisque la généralité de l'extension s'y fait l'adversaire de la précision de sa compréhension. Ou l'on opte pour une perspective descendante : du grand Tout, organisateur garant de la cohérence du monde, à ses parties constitutives ; ou l'on adopte alors une perspective ascendante : des quotités constituantes minimales à l'ensemble résultant de la composition de ces parties, selon une organisation qui met l'accent sur la consistance des objets définis par les mots. Je n'affirmerai pas que Larousse ait eu entièrement conscience du problème en ces termes exacts ; mais il est certain que le lexicographe et le pédagogue ont entrevu les difficultés liées au traitement encyclopédique du savoir dans un dictionnaire.
Qui dit encyclopédie et encyclopédisme se donne d'ailleurs immédiatement pour repères les grandes entreprises du passé que Larousse n'omet pas de signaler, ainsi que quelques œuvres contemporaines auxquelles il adresse un salut souvent empreint de quelque ironie. De cet ensemble, je retiendrai ici les éléments principaux, assortis des éventuels commentaires qui pourraient signaler une pensée spécifique de la langue, ou une configuration renouvelée de la science du langage.
1° Dictionnaire historique et critique de Bayle, " œuvre de génie qui a marqué dans l'histoire de l'esprit humain et qui a exercé une immense influence sur la direction des idées au XVIIIe siècle ".
2° Encyclopédie du XVIIIe siècle, ou Dictionnaire raisonné des Sciences, des Arts et des Métiers, par Diderot et d'Alembert, plus généralement désigné par le simple titre d'Encyclopédie, comme Rome se nommait la ville, Urbs ; comme la révolution de 1789 se nomme la Révolution. " Salut à cette œuvre immortelle ; découvrons-nous, inclinons-nous devant ce monument de l'esprit humain, comme nous le ferions au parvis du Parthénon, de Saint-Pierre de Rome ou de Notre-Dame de Paris, que nous contemplerions pour la première fois. Qu'on nous pardonne ce naïf élan du cœur ; mais, génie à part, notre infime personnalité va se reconnaître à chaque ligne, se retrouver dans chaque épisode de cet enfantement laborieux qu'on nomme l'Encyclopédie du XVIIIe siècle, et l'on sait quels furent les reptiles qu'il dut étouffer dans ses bras vigoureux pendant la carrière de près de trente années qu'il parcourut pour achever l'Encyclopédie. "
3° Encyclopédie méthodique, éditée par Panckoucke et Agasse ; 1782-1832, 201 vol. in-4°, dont 47 avec planches. " Cette encyclopédie, à laquelle celle de Diderot servit de base, en diffère moins par le fond que par le plan, en ce que les articles y sont classés par ordre de matières, et forment de cette sorte une série de dictionnaires particuliers des diverses sciences. L'Encyclopédie méthodique a remédié à l'incohérence de sa sœur aînée […] L'Encyclopédie méthodique renferme quarante-huit dictionnaires spéciaux: agriculture, amusements des sciences, antiquités et mythologie, arbres et arbustes, architecture, art aratoire et jardinage, art militaire, artillerie, arts et métiers, assemblée nationale, beaux-arts, botanique, chasse, chimie et métallurgie, chirurgie, commerce, économie politique, encyclopédiana, équitation, escrime, dance, finances, forêts et bois, géographie ancienne, géographie moderne, géographie physique, grammaire et littérature, histoire, histoire naturelle, jeux mathématiques et jeux de société, jurisprudence, logique, manufactures, marine, mathématiques, médecine, musique, natation, pêche, philosophie, physique, système anatomique, théologie, etc. "
4° Dictionnaire philosophique de Voltaire, publié en 1764. " On a comparé avec raison le Dictionnaire philosophique de Voltaire à sa correspondance, un causeur vif et étincelant et un causeur universel ; il parle tour à tour de théologie et de grammaire, de physique et de littérature ; il discute tantôt des points d'antiquité, tantôt des questions de politique, de législation, de droit public, et cela sans jamais prendre le ton dogmatique du professeur, sans jamais quitter le ton dégagé de l'homme du monde. Ne lui demandez pas la méthode et la langue de la philosophie et des sciences ; il n'entend pas prendre le long chemin ni se présenter avec le lourd appareil d'un enseignement d'école. Il va, bride abattue, jetant les éclairs de sa raison sur les divers sujets qui s'offrent à lui, déchirant tous les voiles, faisant fuir tous les fantômes graves et mystérieux. "
5° France Littéraire ou Dictionnaire bibliographique des savants, historiens et gens de lettres de la France, ainsi que des littérateurs étrangers qui ont écrit en Français, plus particulièrement pendant les XVIIIe et XIXe siècles, par M. Quérard. Paris, Didot, 1826-1842, 10 vol. in-8° à 2 col., augmentée de deux vol. par MM. Ch. Louandre et Félix Bourquelot.
6° Encyclopédie des gens du monde, répertoire universel des sciences, des lettres et des arts, avec des notices historiques sur les personnages célèbres morts et vivants, par une société de savants, de littérateurs et d'artistes français et étrangers (Paris, Treuttel et Würtz, 1831-1844, 22 vol. in-8°).
7° Encyclopédie moderne, dictionnaire abrégé des sciences, des lettres, des arts, de l'industrie, de l'agriculture et du commerce, publiée par l'éditeur Mongie aîné, sous la direction de M. Courtin ; 24 vol. in-8° et 2 de planches, Paris, 1824-1832 ; réimprimée avec de nombreuses additions, par MM. Firmin Didot, sous la direction successive de MM. Léon Renier, Noël des Vergers et Edouard Carteron, 1844-1863, 27 vol. in-8°, 3 de planches et 12 de Complément. " C'est peut-être la plus considérable et, en somme, la meilleure de toutes les encyclopédies de notre époque. On donne aux mots qui y sont traités toute l'étendue que comporte un article complet. "
8° Dictionnaire de la Conversation et de la Lecture, inventaire raisonné des notions générales les plus indispensables à tous, par une société de savants et de gens de lettres, sous la direction de M. Duckett.
9° Encyclopédie nouvelle, dictionnaire philosophique, scientifique, littéraire et industriel, offrant le tableau des connaissances humaines au XIXe siècle, publié sous la direction de MM. Pierre Leroux et Jean Reynaud (1834 et années suivantes).
10° Encyclopédie Catholique, répertoire universel et raisonné des sciences, des lettres, des arts et des métiers, avec la biographie des hommes célèbres, etc. publiée sous la direction de M. l'abbé Glaire, de M. le vicomte Walsh, et d'un comité d'orthodoxie ; Paris, 1839-1849, dix-huit volumes in-4°. " Le titre seul de cette collection et les noms des collaborateurs, suffisent à indiquer l'esprit qui y préside. C'est une compilation sans aucune valeur scientifique ou littéraire ".
11° Dictionnaire des arts et manufactures, de l'agriculture, des mines, etc., description des procédés de l'industrie française et étrangère, par M. Charles Laboulaye, en collaboration avec MM. Alcan, professeur au conservatoire des arts et métiers ; Barral, ingénieur ; A. Barrault, ingénieur civil ; Baude, ingénieur des ponts et chaussées ; Bréguet, du bureau des longitudes ; Ebelmen, directeur de la manufacture de Sèvres ; Faure, professeur à l'école centrale ; Magne, directeur de l'école d'Alfort ; Mallet, chimiste ; Rouget de Lisle, ingénieur manufacturier, etc., etc. " Cet ouvrage important, commencé il y a plus de vingt années, en est aujourd'hui à sa troisième édition. C'est une sorte d'encyclopédie technologique, destinée à fournir des renseignements précieux aux industriels, aux mécaniciens, aux manufacturiers, aux agronomes, aux physiciens, aux chimistes, et, en général, et à tous ceux qui s'occupent de sciences pratiques, c'est-à-dire appliquées ".
12° Dictionnaire universel d'histoire naturelle, ouvrage utile aux médecins, aux pharmaciens, aux agriculteurs, aux industriels et généralement à tous les hommes désireux de s'initier aux merveilles de la nature, par M. Charles d'Orbigny, avec la collaboration de MM. Arago, Bazin, Becquerel, Boitard, Brongniart, Broussais, Decaisne, Delafosse, Dujardin, Dumas, Duponchel, Duvernoy, Milne-Edwards, Élie de Beaumont, Flourens, Geoffroy Saint-Hilaire, Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, de Humboldt, de Jussieu, Pelouze, de Quatrefages, Richard, Valenciennes, etc. 13 vol. de texte et 3 de planches gravées sur acier ; Paris, 1841-49.
13° Dictionnaire des sciences philosophiques, par une société de professeurs et de philosophes, sous la direction de M. Franck; 6 vol. in-8°, Paris, 1844-1852.
13° Dictionnaire Universel d'Histoire et de Géographie, comprenant l'histoire proprement dite, la biographie universelle, la mythologie, la géographie ancienne et moderne, par M. N. Bouillet, inspecteur général de l'instruction publique.
14° Dictionnaire général de biographie et d'histoire, de mythologie, de géographie ancienne et moderne, etc., par Ch. Dezobry et Th. Bachelet ; deux beaux volumes de chacun 1500 pages. -- " Ce dictionnaire, composé sur le même plan que celui de Bouillet, lui est incontestablement supérieur. Il renferme un grand nombre d'articles parfaitement rédigés, et qui sont dignes des savants professeurs qui y ont collaboré "
On pourrait reprendre en chacun de ces ouvrages ce qui fait l'objet des critiques " linguistiques " de Larousse ; notamment en ce qui concerne la distinction entre les mots et les choses. Mais il est un texte sur lequel l'esprit de notre auteur s'est plus particulièrement exercé, c'est celui du :
15° Dictionnaire français illustré et encyclopédie universelle, publié par M. Bertet Dupiney de Vorepierre.
Cet ouvrage permet en effet de synthétiser l'essentiel des remarques que suscite le genre encyclopédique.
Larousse note d'abord la partition méthodique distinguant lexique et encyclopédie. Nous sommes depuis lors certainement rompus à cette opposition. Mais, au milieu du XIXe siècle, cette dernière ne devait pas être encore si courante, puisque le terme d'universel suffisait souvent à jointoyer plus ou moins heureusement les deux domaines. Pour évoquer allusivement la difficulté de compréhension de cette distinction, je rappellerai seulement les reproches faits à Anna Wierzbicka, lorsqu'au détour des années 1970, celle-ci formula l'hypothèse des " primitives sémantiques " en lesquelles coexistent ces deux aspects du savoir linguistique : l'envisagement lexicologique et l'envisagement encyclopédique. Et Larousse de noter :
" […] ce livre contient deux parties très-distinctes, la partie lexicologique et la partie encyclopédique, la première ressemblant aux dictionnaires ordinaires de la langue, la seconde donnant des notions sur les diverses branches des connaissances humaines. Cette division, que nous avons adoptée à l'exemple de M. Dupiney, offre l'avantage de séparer, par la différence des caractères typographiques, deux ordres très différents de recherches. On peut, en effet, consulter un dictionnaire tel que celui dont nous parlons, soit pour lui demander la définition claire et précise de tel ou tel mot, soit pour obtenir des renseignements plus ou moins étendus sur telle ou telle question. A ne s'en tenir qu'au titre de l'ouvrage, M. Dupiney semble avoir compris que son livre devait satisfaire à ces deux besoins ".
Mais, pour des raisons similaires à celles que j'ai évoquées plus haut, et qui tiennent à l'étendue de la nomenclature, la dépréciation ne manque pas de survenir :
" Un simple coup d'œil jeté sur la partie lexicologique montre combien l'auteur est loin, dans cette partie, de remplir le programme qu'il s'est tracé. A la place de cet idéal, un livre tenant lieu de tous les vocabulaires, nous avons la plus maigre des réalités, un lexique incomplet et insuffisant à tous les points de vue. Cherchez les mots usuels de la langue, vous y trouverez rarement toutes les acceptions dans lesquelles on les emploie ; rien ne vous indiquera le passage de l'une à l'autre ; la détermination de celles que l'on ne peut vraiment se dispenser de donner n'est pas toujours heureuse, et, comme si elle craignait le contrôle, elle n'invoque que l'autorité anonyme de l'usage, au lieu de s'appuyer sur des citations empruntées aux auteurs. M. Vapereau a noté avant nous cette incroyable lacune : " dans cette partie consacrée à la langue, dit-il, on devrait trouver, à propos de chaque acception d'un mot, des citations de nos bons auteurs, comme exemples et pour sanction." "
C'est ici un défaut de la technique métalexicographique qui est sanctionné. Larousse exprime là une solide conception des rapports du mot à la chose et du traitement que le dictionnaire -- fût-il encyclopédique -- se doit de faire subir au lexique. Comme la perspective d'apprentissage de la langue, et la dimension lexicologique demeurent essentielles à ses yeux, il importe que les mots organisés en notices épuisent le contenu de la chose sans que le lecteur soit incessamment obligé de se reporter à d'autres entrées. Une économie du dictionnaire, anticipant peut-être sur la mise en évidence du principe d'économie de la langue elle-même, est ici strictement requise :
" Si des mots de la langue générale, de la langue littéraire, nous passons à ceux des langues scientifiques, des nomenclatures, nous trouvons matière à des critiques d'un autre genre. La grande préoccupation de M. Dupiney paraît être de faire en sorte que la partie lexicologique ne fasse pas double emploi avec la partie encyclopédique. Il abuse vraiment du renvoi. Nous comprenons les renvois dans la partie encyclopédique, pourvu cependant qu'on s'impose certaines limites, et qu'on ne réunisse pas les notions qu'offre cette partie dans un petit nombre d'articles devenus de véritables traités ; mais ce que nous ne comprenons pas du tout, c'est que le vocabulaire pour les mots scientifiques et techniques nous renvoie constamment à l'encyclopédie. Un dictionnaire qui, pour me donner la définition d'un mot, me contraint d'étudier une question n'est plus un dictionnaire. Je cherche le sens du mot Artérite : M. Dupiney aurait pu me le donner en une ligne ; il me condamne à lire d'un bout à l'autre l'article encyclopédique qu'il consacre au mot Artère. Je veux savoir ce que mon médecin entend par Artériotomie, j'ouvre l'ouvrage de M. Dupiney à ce mot ; j'apprends qu'artériotomie est un substantif du genre féminin, venant de deux mots grecs, arteria et temno. Et que c'est un terme de chirurgie ; M. Dupiney ne veut pas, en cet endroit, m'en dire davantage ; il me renvoie, si je pousse plus loin la curiosité, au mot Saignée, c'est-à-dire au second tome de son immense répertoire ; il a vraiment l'air de me dire facétieusement : Cherchez, et…. Si vous trouvez, ce ne sera pas sans peine. "
Derrière ces considérations, un œil ou une oreille exercés percevront peut-être l'expression des doutes et des craintes que Larousse nourrit à l'endroit de l'encyclopédisme lorsque ce dernier est tenu en bride par le sentiment des convenances et du respect des formes acquises du savoir... Un savoir embrassant toutes les sphères de la connaissance doit ou devrait être en mesure d'accepter l'inéluctabilité de changements perpétuels dans l'ordre des choses. Et nous touchons là à un point qui, dans la configuration bourgeoise du savoir réduit à des lieux communs, oppose absolument le langage et le monde. D'un côté, la langue se reconnaît dans un état de perfection, d'achèvement, et de stabilité ; peut-être dépassé et en butte -- depuis les révolutions -- aux assauts de la décadence des usages, mais bien distinctement perçu ; de l'autre, l'univers du monde qui, sous les coups de boutoir du progrès technique et des avancées de la conscience critique, ne cesse de déplacer les bornes du savoir, de susciter des interrogations, de provoquer des contestations. On aura compris que l'ambition encyclopédique, saisie en ces termes, se teinte rapidement des couleurs contrastées d'un oxymore, certes fascinant mais difficile à prolonger sur toute l'étendue d'un ouvrage :
" Si la partie lexicologique du livre de M. Dupiney fait assez pauvre figure à côté des dictionnaires qu'elle affiche la prétention de remplacer (à côté du dictionnaire Poitevin et du dictionnaire Dochez, par exemple), en revanche la partie encyclopédique est assez riche ; elle ne se contente même pas d'être riche, elle frappe l'œil par le luxe qu'elle étale : des gravures ! des gravures ! - Était-il bien nécessaire, dira-t-on, de nous offrir l'image d'un âne à l'article âne. - On pouvait peut-être s'en passer, répondrons-nous ; mais, après tout, si cela n'apprend rien, cela peut amuser les enfant de voir au milieu de ce texte ces oreilles si connues. Et vraiment il suffit de lire quelques articles encyclopédiques de M. Dupiney, pour voir que l'illustration convient au public auquel il s'adresse ; sauf peut-être dans les articles d'économie politique, il ne peut satisfaire que des intelligences encore sur les bancs ; il n'entend pas dépasser la sphère de l'enseignement officiel ; aucun bruit des idées nouvelles, des théories nouvelles, des sciences nouvelles, ne pénètre dans ce temple. Ce n'est pas là que vous trouverez l'exposition impartiale des travaux et des vues philosophiques de Lamarck, d'E. Geoffroy Saint-Hilaire et de Blainville en histoire naturelle, ceux de Gerhardt et de Williamson en chimie, de Grove en physique, de Cl. Bernard en physiologie ; ce n'est pas là que vous apprendrez à connaître et à juger les grandes constructions philosophiques de l'Allemagne ; à discerner ce qu'il y a de chimérique et ce qu'il y a de raisonnable dans les efforts et les espérances du socialisme français ; ce n'est pas là que vous pourrez prendre quelque teinture des progrès faits à notre époque par l'archéologie, la linguistique, la mythologie comparée ; ce n'est pas là, enfin que vous vous initierez à ces grands travaux d'une théologie libre, qui disputent au surnaturel et s'efforcent de rendre à l'histoire les origines du christianisme. En matière de théologie, M. Dupiney ne dépasse pas le point de vue de Bossuet ; en matière de philosophie, M. Dupiney, celui de Descartes ; en matière d'histoire naturelle et d'anthropologie, celui de Cuvier et de M. Flourens. Le livre de M. Dupiney appartient, par l'esprit, au XVIIe siècle ; l'Église n'en interdira pas la lecture à ses fils. Lisez l'article Ange : vous y apprenez que " la croyance aux anges est du nombre de celles qui se retrouvent chez presque tous les peuples, à toutes les périodes de leur histoire, témoignage irrécusable de la légitimité de cette croyance. " Allez plus loin, vous rencontrerez les mots Antéchrist, Apocalypse, Apôtre, Ascension, Assomption, tous traités d'une façon également édifiante. L'orthodoxie sereine de M. Dupiney a fermé la porte à l'esprit du XIXe siècle ; elle répète les vieilles formules sans paraître même soupçonner la nécessité de les défendre, et d'essayer contre le flot montant de la critique et de la science un combat inégal. "
Le sourire amusé de Larousse à l'endroit des puérilités iconographiques de son prédécesseur ne saurait dissimuler longtemps la pertinence de la critique de fond. Nul ne peut prétendre donner au lecteur une connaissance encyclopédique s'il n'est en mesure d'affirmer que son ouvrage est bien conforme à l'ensemble des idées contemporaines que chaque discipline scientifique et technique développe sur le secteur qui lui est propre. La référence à la linguistique, dans ce dernier texte, rappelle que la science du langage, en conformité avec les intérêts de l'époque, jouit d'une place cardinale dans la pensée lexicographique et les conceptions sémiologiques de Larousse.
Abordant enfin la rubrique des dictionnaires biographiques, je pourrai passer plus vite. D'une part, parce qu'il s'agit là d'un ensemble fourni de compilations sur lesquelles Larousse n'a guère d'observations proprement linguistiques à formuler ; d'autre part, parce que les nécessités des convenances sociales imposent trop souvent de recouvrir l'expression du jugement des voiles d'une politesse fausse. Le seul témoignage de l'ouvrage le plus célèbre en ce genre :
16° Dictionnaire universel des contemporains, publié en 1858, par M. Vapereau,
fournit l'occasion de rappeler a contrario le courage polémique et l'intelligence engagée, donc provocante ou provocatrice, de Larousse :
" La biographie contemporaine n'est pas nouvelle dans notre pays ; contentons-nous de citer Rabbe et Germain Sarrut, les modèles du genre, ainsi que les petits in-18 de MM. de Loménie, Eugène de Mirecourt et Hip. Castille ; mais cette littérature a trop souvent servi à la satisfaction des rancunes ou des sympathies personnelles. Toutefois, entre l'éloge aveugle et le dénigrement à outrance, il y a l'indépendance, qui prend pour drapeau la vérité.
Quel est le mobile qui a dû diriger ceux qui ont confié la rédaction de ce travail à M. Vapereau ? Évidemment ils ont fait miroiter à ses yeux cette épigraphe empruntée au fabuliste : Contenter tout le monde et son père. Si l'on en croit La Fontaine, ce accord est impossible, mais on sait que le bonhomme était naïf, et qu'il n'y avait chez lui aucune des qualités de l'éditeur. Donc, M. Vapereau est hors de cause. C'est un écrivain distingué : sa plume a de la ressource ; elle est diserte, habile, rhétoricienne, et dans une question de bienveillance, aucune situation embarrassante ne l'embarrasse. Comme homme, cette bienveillance systématique est la plus précieuse des qualités ; comme historien, c'est peut-être le plus fâcheux des défauts. On devine donc l'esprit dans lequel est rédigé le Dictionnaire des contemporains. M. Vapereau ne dit son fait à personne. Son livre est un almanach qui n'enregistre que le beau temps, afin que Madame la Lune n'ait pas à s'en fâcher. Avec ce prudent dictionnaire on peut être apostat, voire même renégat en religion, en politique, en philosophie, et dormir sur ses deux oreilles sans craindre les insomnies. Il enregistre vos noms et prénoms, ainsi que votre âge, question qui n'est délicate qu'à l'égard des dames ; il dit si vous avez été préfet ou sous-préfet, vainqueur à Sébastopol ou vaincu à Castelfidardo, membre d'un congrès ou fondateur d'une société de tempérance, orthodoxe ou rationaliste, protectionniste ou libre-échangiste ; mais tout cela prudemment et discrètement.
Ces sortes de biographies, on le comprend, servent peu à la critique, et encore moins à la philosophie de l'histoire contemporaine. Cette bienveillance systématique, répétons le mot, ne saurait entrer dans le plan du Grand Dictionnaire, qui appelle un chat un chat, et qui sait distinguer Cartouche de Montyon. Avec cette méthode on se fait des ennemis ; nous en savons déjà quelque chose, sed magis amica veritas ; et cette compensation est de nature à consoler des attaques de la vanité froissée.
Comme tout ce qui sort de la plume de M. Vapereau, le Dictionnaire des contemporains est très-bien écrit ; on y retrouve à chaque ligne le normalien qui s'est nourri de la moelle des génies de l'antiquité.
Cependant cette critique manquerait encore de justice si nous n'ajoutions pas que le dictionnaire des contemporains est un des livres qui nous ont le plus aidé dans notre travail. Il nous a épargné une correspondance pénible et fastidieuse. La biographie contemporaine est un champ que M. Vapereau a péniblement défriché à notre profit, et s'il ne l'a semé que de guimauves, s'il n'a pas jugé à propos de rompre un peu la monotonie du coup d'œil en l'émaillant de quelques bouquets de ces plantes aromatiques que l'art culinaire appelle assaisonnements, nous ne pouvons nous empêcher de reconnaître que le Dictionnaire des contemporains est une œuvre éminemment utile, où l'on trouve une foule de renseignements précieux et presque toujours exacts. "
La dénonciation des défauts n'exclut pas l'aveu d'une reconnaissance d'autant plus librement exprimée que le matériau de base bénéficie d'une amélioration sensible de son contenu. La lexicographie, dans ses dimension lexicologiques et encyclopédiques, est bien un art, tout comme la dictionnairique constitue un métier.
Notes
14. Au sujet de cet ouvrage sériel, il convient désormais de consulter le site élaboré à son sujet par Isabelle Turcan, à l'adresse internet : http://www.univ-lyon3.fr/siehldaweb/trevoux/