Après avoir rappelé les critiques formulées à l'encontre des prédécesseurs, il est désormais temps que je confronte les idées de Pierre Larousse avec leur réalisation effective. La Préface anticipe en effet sur le contenu de l'article Dictionnaire mentionné partiellement en introduction, et propose l'explicitation du dessein global du lexicographe. Le point sur lequel insiste particulièrement ce dernier est celui de l'esprit critique qui a su se répandre dans la société et gagner à sa cause une majorité de sujets soucieux d'analyser le monde ambiant. Par le développement de la littérature, de la philosophie, des sciences et des techniques, par la prolifération des écrits, s'assure au XIXe siècle une diffusion du savoir qui impose une appréhension évaluative de son contenu et la définition d'une axiologie jusqu'alors inégalée dans ses dimensions et ses modes de réalisation. La position du langage est ici centrale ; et, comme j'ai pu le montrer ailleurs au sujet de la philosophie (15), par exemple, la réflexion sur le savoir doit passer d'abord par une analyse spectrale des possibilités qu'offre en langue une configuration historique donnée du matériau sémiologique. Larousse s'appuie ainsi, non peut-être sans quelque présomption, sur l'enthousiasme que procure l'énergie d'une pensée maîtresse d'elle-même ; cette notion d'enthousiasme trahit sans aucun doute la rémanence dans son esprit d'une mythologie romantique de l'intelligence ; mais, peu importe ; le doute interrogatif est ici purement rhétorique :
" Aurons-nous échappé aux défauts que nous avons signalés dans les travaux de nos devanciers ? Nous avons du moins la conviction de n'avoir rien négligé pour cela. On pourra critiquer l'exécution de l'œuvre immense que nous avons entreprise, mais on n'en attaquera pas l'esprit sans blesser l'équité. Nous avons pu nous tromper sur des questions de détail ; nous croyons fermement n'avoir point erré quant à l'idée générale. Notre foi est celle de la France, qui revient, après plus d'un demi-siècle de tâtonnements, à sa vraie tradition politique et philosophique, aux idées qui ont vivifié la grande âme de nos pères.
Nous vivons à une époque où la fiévreuse activité des intelligences, détournée violemment des spéculations politiques, semble s'être repliée un instant sur elle-même pour se lancer ensuite, avec un élan irrésistible, dans la carrière où les sciences et les arts lui offrent, lui ouvrent un horizon sans bornes. Jamais la soif d'apprendre, de savoir, de juger, ne s'était emparée plus impérieusement des esprits ; jamais la pensée, surexcitée sans cesse par de nouvelles découvertes, n'avait abordé un ensemble plus étendu de questions et de problèmes hardis, mais d'une solution féconde ; jamais la raison ne s'était sentie plus affranchie des errements des siècles passés, et n'avait interrogé les mystères de toute science avec une plus indépendante curiosité. Nos savants produisent tous les jours d'excellents ouvrages, et ceux qui peuvent se les procurer et qui ont le temps de les lire, se trouvent ainsi en mesure de satisfaire à tous ces immenses appétits de l'esprit ; mais l'ensemble de ces ouvrages forme une véritable bibliothèque, et il n'est pas donné à tout le monde d'acheter une bibliothèque entière, tout le monde surtout n'a pas le temps qu'il faudrait pour la lire. C'est un livre unique, contenant toutes choses, qui pourrait seul mettre toutes les connaissances à la portée du grand nombre, et que possédons-nous en ce genre ? Encore une fois, des ouvrages surannées au point de vue philosophique et critique, arriérés de vingt ou trente ans au moins sous le rapport scientifique, n'embrassant que quelques spécialités traitées comme les moines de Clairvaux l'eussent fait sous l'œil de Saint-Bernard, avec une timidité qui laisse le moins de prise possible aux points d'interrogation toujours menaçants du pouvoir ou de l'index. Le Grand Dictionnaire universel vient donc à son jour, à son heure ; il vient, ce qui sera désormais une nécessité séculaire, dresser la véritable statistique, offrir l'inventaire de la science moderne ; il vient satisfaire des impatiences généreuses, des avidités de savoir légitimes ; il apporte au savant, au littérateur, à l'historien, au philosophe, à l'industriel, au commerçant, à l'artiste, à l'ouvrier, à tout ce qui imagine, à tout ce qui exécute, un inépuisable approvisionnement, un arsenal formidable où sont rassemblés, classés, étiquetés, tous les moyens, toutes les ressources, toutes les forces, toutes les armes que le génie, la patience, les recherches, la science, les méditations des grands hommes, ont mis au service de l'intelligence. Jamais, nous le disons sans être arrêté par une feinte modestie, jamais un si vaste amas de matériaux précieux, de renseignements utiles ou indispensables, n'avait été accumulé dans un répertoire aussi universel. L'Encyclopédie de Diderot, élevée, pour ainsi dire sur les débris d'un monde dont elle a fait crouler les derniers appuis, apparaissant au seuil d'un monde nouveau dont elle jetait les gigantesques assises, l'Encyclopédie de Diderot a largement rempli la tâche qu'elle s'était attribuée, disons mieux, qu'imposaient à ses vaillants auteurs les idées profondes et hardies dont ils s'étaient constitués les apôtres, dont ils furent presque les martyrs. Mais à un autre siècle une autre œuvre ; l'histoire de l'esprit humain est une immense toile de Pénélope que le temps défait sans cesse et qui est toujours à recommencer. Voilà pourquoi nous avons repris en sous-œuvre l'immortel travail des encyclopédistes, non pas, certes, avec la prétention de remuer le monde à leur exemple en y jetant des idées nouvelles, mais avec celle de résumer toutes les connaissances humaines, en les faisant entrer dans un vaste cadre où l'homme studieux puisse, malgré son étendue, les embrasser d'un seul coup d'œil ! Ah ! c'est une redoutable tâche que nous avons entreprise, lorsque nous avons résolu d'élever ce monument au génie de l'homme ; c'est un lourd fardeau que celui que nous portons depuis vingt ans, suivant chaque découverte, notant chaque progrès, analysant chaque idée, appréciant chaque système, épiant, pour ainsi dire, chaque moment où un germe nouveau allait éclore au monde de la pensée. Aujourd'hui que nos recherches sont arrivées à leur terme, que nos matériaux sont complets, nous mettons la main à l'œuvre, et nous allons presser les travaux pour que l'édifice soit bientôt achevé. Et ici s'offre naturellement l'occasion d'expliquer à nos lecteurs le plan de notre ouvrage, et de leur faire connaître nettement quel esprit a présidé à la rédaction de nos articles.
Nous l'avons déjà dit, tout le monde, à notre époque, veut apprendre, connaître, savoir, juger, se rendre compte ; on n'accepte plus les opinions toutes faites, qui se transmettaient autrefois, comme un héritage, d'une génération ou d'une classe d'individus à l'autre ; les préjugés ont cédé la place au raisonnement et à la critique, et, en toute chose, chacun veut exercer son propre contrôle, guidé par l'étude directe des faits et des doctrines. Les temps de foi aveugle sont passés sans retour ; on ne croit plus que sous bénéfice d'inventaire. Mais comment se diriger dans cet effroyable dédale de toutes les connaissances humaines…… "
Lorsque Larousse définit son objet, bien avant l'encyclopédisme, dont on a vu plus haut qu'il devait être traité et contenu dans les strictes limites du langage, c'est donc sa nature linguistique au sens propre, premier et plénier du terme qui s'impose et retient l'attention. On peut voir là une réflexion inverse des critiques portées à l'encontre de plusieurs dictionnaires prédécesseurs, et notamment à l'encontre du D.A.F. Le miroir appréciatif retourne ici les défauts dénoncés chez les autres en qualités observées en priorité :
" Le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle étant, avant tout, le dictionnaire de la langue, la partie lexicographique a reçu des développements qu'on chercherait vainement ailleurs, et qui se suivent dans un ordre logique, clair, méthodique, que tous les dictionnaires avaient trop dédaigné jusqu'à présent : sens propres, sens par extension, par analogie ou par comparaison, sens figurés purs, sont nettement déterminés par des exemples qui font rigoureusement ressortir les nuances et les délicatesses des diverses acceptions ; chaque mot trouve son historique tout tracé par son étymologie, sa formation, et les vicissitudes de sens qu'il a subies pour arriver jusqu'à nous, vicissitudes rendues sensibles par des exemples empruntés à nos vieux chroniqueurs, aux fabliaux, aux trouvères, aux auteurs du XVIe siècle, à ceux du XVIIe et du XVIIIe, et enfin, et surtout, aux écrivains de notre temps. Un dictionnaire du XIXe siècle ne doit-il pas s'attacher de préférence à reproduire la physionomie de la langue au moment actuel ? Les immortels écrivains du XVIIe siècle ont fixé notre idiome, lui ont donné sa forme nationale ; mais ceux de notre époque l'ont assoupli, étendu, plié aux innombrables besoins de l'esprit et de la pensée, et il n'est peut-être pas d'expression qui n'ait revêtu sous leur plume une forme neuve, qui n'ait été enrichie de quelque acception aussi juste que pittoresque. Pourquoi donc, comme presque tous nos devanciers l'ont fait, bannir ces écrivains d'un domaine qu'ils ont si heureusement contribué à cultiver et fertiliser ? Nous leur avons, au contraire, réservé une large place, convaincu que les V. Hugo, les Lamartine, les Alfred de Musset, les Th. Gautier, les Villemain, les Sainte-Beuve, les G. Sand, les Balzac, les Alex. Dumas, les Proudhon, les Henri Martin, les V. Cousin, et tant d'autres que nous pourrions citer, valent bien la plupart de ces fades et insipides auteurs du XVIIIe siècle et du commencement du XIXe siècle, qui partageaient avec Corneille, Racine, Bossuet, Fénelon, La Bruyère, Boileau, La Fontaine, Molière, etc., le monopole des exemples à fournir pour asseoir les différents sens des mots. Tout écrivain de talent, à quelque temps, à quelque opinion ou quelque spécialité qu'il appartienne, a payé son tribut à nos colonnes. Par elle-même, la langue n'a point de doctrine fixe, puisqu'elle doit servir d'instrument à l'athée comme au dévot le plus fanatique, au révolutionnaire le plus exalté comme au partisan de l'immobilisme, et une sorte d'éclectisme est le seul système qui puisse lui convenir. "
S'exprime là un souci d'actualité totale qui, à toutes les époques, met le système du monde et l'organisation systématique du dictionnaire en stricte relation de concomitance par le langage. Cette corrélation -- qui s'expose en langue par des discours -- est lisiblement attestée par les plus grands noms de la littérature et de la culture, aussi bien dans les siècles passés que dans le siècle présent, le premier qui ose se désigner comme l'élément conclusif d'une série ordinale : le XIXe siècle. Et l'on trouve là sous la plume de Larousse, des noms réputés auxquels sont spontanément associés des modèles de beauté et des leçons de morale et de comportement social. Le G.D.U. prend alors les allures d'un compendium descriptif ou illustratif, dialectique et critique du monde, dont les lecteurs découvrent peu à peu le dessein éthique, esthétique et encyclopédique sous l'hypothèque d'une constante explicabilité des phénomènes par les mots qu'articule le discours des notices. Lorsque cette explicabilité, pour quelque raison que ce soit, devient plus incertaine, le schéma, la reproduction, la gravure se substituent comme icônes aux mots, ou en doublent la dénotation. Le G.D.U. sémiologise déjà de manière plurivoque la construction du sens des unités lexicales.
C'est -- me semble-t-il -- dans ce cadre général que la position des études sur le langage prend toute son importance et tout son sens. Comme je l'ai rappelé en introduction, de même que Saussure, ultérieurement, poursuivra une tradition de comparatisme historique en lui conférant une nouvelle orientation, Larousse prolonge un ensemble de réflexions sur le langage qui s'ancrent dans le dernier tiers du XVIIIe siècle, et qui ont connu les vicissitudes de transformation des quarante premières années du XIXe siècle. C'est dire qu'avant de reconfigurer cet ensemble d'idées à son propre usage et selon son dessein personnel, il lui a fallu se frotter à toute une série de tentatives explicatives plus ou moins heureuses, dont le Journal Grammatical de la Langue Française, et d'autres publications similaires, portent la trace. L'éphémère France Grammaticale des frères Bescherelle, en 1838, en serait un exemple au même titre que le Journal des Instituteurs. La réflexion épistémologique, souvent de faible envergure, s'allie dans ces opuscules à des considérations pédagogiques ou didactiques que l'on jugera aujourd'hui superficielles. Reste que le mot est souvent le prétexte au développement d'idées linguistiques qui, pour certaines, trouveront une justification dans la seconde moitié du XIXe siècle. Ainsi, par exemple, des travaux d'Alexandre Boniface [1786-1841], collaborateur régulier du Journal Grammatical de la Langue Française, dont la Grammaire française, méthodique et raisonnée (16) connaîtra 19 réimpressions jusqu'en 1873. Introducteur de la méthode d'enseignement populaire de Jean-Henri Pestalozzi, Boniface confère déjà à la lexicologie une importance décisive dans l'organisation des mécanismes linguistiques et la compréhension de leur systématique. Mais, articulant la lexicologie, la lexigraphie et la syntaxe à la manière des grammaires idéologiques ou métaphysiques de l'époque antérieure, Boniface rate le rendez-vous avec le renouvellement des études grammaticales en n'osant pas fonder sa réflexion sur l'observation minutieuse des faits que Pierre Larousse -- constamment pédagogue avisé -- ente immédiatement sur un riche et profond substrat de connaissances historiques. C'est pourquoi le dictionnaire de langue que renferme le G.D.U. revendique hautement la pertinence de ses analyses de l'étymologie :
" Parlons maintenant de la partie étymologique, à laquelle le Grand Dictionnaire a voulu donner de très-amples développements. Parmi les sciences nouvelles auxquelles le XIXe siècle s'honore avec raison d'avoir donné naissance, il en est une qui attire tout d'abord l'attention par la rapidité avec laquelle elle s'est créée et par la fécondité des résultats auxquels elle a conduit; nous voulons parler de la philologie comparée, qui ne date que d'hier et qui, cependant, a pris rang immédiatement à côté de l'histoire, de l'anthropologie, de l'ethnographie, de la mythologie, pour lesquelles elle est désormais un auxiliaire indispensable. Comme toute science, la philologie comparée, la linguistique a passé par des phases transitoires avant d'arriver à l'état de science constituée. Mais aucune, peut-être, n'a franchi en moins de temps ces périodes, qui sont les âges du savoir humain, les étapes de l'intelligence. On peut dire sans exagération que tous les progrès sérieux, positifs, qu'a faits la linguistique, se sont accomplis dans l'espace de cinquante années, comprises entre l'apparition de la Grammaire comparée de Bopp (16 mai 1816) et nos jours. "
La datation fait référence anecdotique à un événement antérieur d'un peu plus d'un an à la naissance de Pierre Larousse. En attirant d'abord l'attention sur l'essor de la philologie comparée, en assimilant ensuite celle-ci à la linguistique, et en rangeant immédiatement cette nouvelle discipline aux côtés de sciences déjà bien établies, le lexicographe confère à son objet un lustre, un sérieux, une valeur qu'une brève esquisse d'histoire générale des idées philosophiques développées sur le langage suffit à mettre en évidence. Par l'étude sérieuse et approfondie du langage, il est donc possible d'envisager la restauration des monuments documentaires du passé, et un accès renouvelé à leur leçon primitive ; l'histoire des langues et du langage, que l'on aurait aujourd'hui raison naturelle de distinguer, ont encore chez Larousse parties liées, car il existe un lien spéculaire entre la pensée et ses modes verbaux d'expression :
" Ce n'est pas à dire, cependant, que le langage n'ait jamais préoccupé l'attention des hommes avant cette époque. Au contraire, nous retrouvons des traces extrêmement anciennes de ces préoccupations. Mais, de même que la chimie n'a commencé à exister qu'à partir du moment où elle s'est dégagée des théories sans fondement et des notions empiriques de l'alchimie, de même la linguistique ne s'est fondée que lors de l'introduction de la méthode scientifique dans ce terrain où s'étaient perdus auparavant tant de rêveurs. Comme nous venons de le dire, la linguistique date de la publication de la Grammaire de Bopp, qui gardera l'éternel honneur d'avoir posé cette science sur une base solide, et d'avoir ensuite pris une part des plus actives à son développement.
Les peuples anciens se préoccupèrent, à leur manière, de ce phénomène merveilleux, la parole ; les brahmanes indiens, par exemple, dans les hymnes des Védas, élevèrent, nous apprend M. Max Müller, la parole au rang d'une divinité. Dans les Brahmanas, la parole est appelée la vache, le souffle est appelé le taureau, et l'esprit humain est présenté comme leur progéniture. Mais un peu plus tard on abandonna ces idées mystiques, et l'étude de la grammaire fut instituée par les brahmanes d'une façon qui n'a jamais été surpassée, du moins, sous le rapport de la minutie. " L'idée, dit M. Max Müller, de réduire une langue tout entière à un petit nombre de racines, qu'en Europe, au XVIe siècle, Henri Estienne tenta de réaliser le premier, était parfaitement familière aux brahmanes, au moins cinq cents ans avant Jésus-Christ. " Les grammairiens grecs, représentés par les deux écoles d'Alexandrie et de Pergame, ont exécuté des travaux grammaticaux qui aujourd'hui encore ne sont pas sans valeur. Chez les Romains, ces études furent également cultivées avec grand succès ; il nous suffira de rappeler les noms de Varron, de Lucilius, de Festus, de Quintilien, de Priscien, etc. Si maintenant nous sortons de l'antiquité, nous retrouvons toujours la méthode empirique en vigueur, mais successivement transformée par les notions, de plus en plus étendues, acquises par la connaissance des nouvelles langues. Il faudrait plusieurs volumes pour faire l'histoire de la linguistique avant le XIXe siècle : nous nous bornerons à nommer Vossius, les Estienne, Pasquier, Bochart, Ménage, Huet, de Brosses, Court de Gébelin, Fabre d'Olivet, Larcher, Turgot, etc., qui, même de nos jours, ont encore, hélas ! des disciples obstinés qui refusent de se rendre à l'évidence. "
Larousse ne voit pas la même chose que Littré dans les développements récents de la science étymologique. Là où ce dernier se satisfait du parfait fonctionnement d'une machine linguistique ayant pour moteur une morphologie régulière, l'auteur du G.D.U. apprécie le maillage en quelque sorte cognitif avant la lettre que cette discipline permet d'opérer au-dessus du champ des connaissances générales. La comparaison de la translation de l'alchimie à la chimie organique tel que le savant Allemand Liebig l'élabore entre 1840 et 1850 [traduction française de Gehrardt, en 1853], souligne cet aspect délicat de l'évolution des conceptions du langage et des représentations de son statut scientifique. Le passage se fait insensiblement au fil du temps, mais l'histoire ne retient que des noms, et ces figures symbolisent du même coup autant de ruptures que nous nommerions aujourd'hui épistémologiques. Une certaine continuité se voit ainsi déstructurée au profit de discontinuités qui, chacune, donnent l'impression d'une ère nouvelle condamnant les errements précédents.
Et c'est ainsi que les commentaires de Larousse font paraître une galerie de portraits de linguistes et grammairiens européens célèbres. La même démarche pourrait s'appliquer aux notions techniques impliquées dans la constitution de la science ; et il faudrait pouvoir s'arrêter sur langue, grammaire, mot, etc. Ce que je ne ferai pas ici par manque d'espace, bien qu'il soit à l'évidence très éclairant de revenir sur ce trajet circulaire de la préface aux notices du dictionnaire pour mieux appréhender ce que chaque nom propre et chaque nom commun recèlent de sens profond dans cette reconstitution d'une histoire idéale de la linguistique. L'évocation de la découverte du sanscrit comme élément catalyseur d'une réflexion nouvelle sur le langage fait l'objet de commentaires abondants :
" De très-bonne heure, ces précurseurs de la linguistique voulurent chercher un lien de parenté entre les différentes langues qui leur étaient accessibles. Ces préoccupations donnèrent naissance aux systèmes les plus fantastiques, et les plus inconciliables. Mais ces tendances latentes dénotaient déjà un véritable progrès ; ces aspirations intuitives furent satisfaites par une découverte inespérée, celle de la langue sanscrite, dont la connaissance positive ne date chez les Européens que de la fondation de la Société asiatique de Calcutta, en 1784. Dès lors le rôle des précurseurs est fini ; celui des initiateurs commence : William Jones, Carey, Wilkins, Forster, Colebrooke, etc., sont les glorieux promoteurs du mouvement. L'étude du sanscrit démontra immédiatement sa parenté étroite avec la plupart des idiomes de l'Europe (postérieurement appelés indo-européens) et plusieurs de l'Asie. Puis arrivent les admirables travaux de Bopp, de Schlegel, de Humboldt, de Pott, de Grimm, de Rask, de Weber, de Max Müller, qui achèvent la révolution ébauchée par leurs prédécesseurs.
Sans anticiper ici sur l'article étendu que nous consacrerons dans cet ouvrage à la langue sanscrite, nous ferons remarquer que le sanscrit n'est pas, comme on le croit trop généralement la souches des langues indo-européennes ; c'est tout au plus une branche collatérale (pour la période védique). Dans nombre de cas, le sanscrit classique trahit même, par des symptômes non équivoques, son âge moins avancé par rapport au latin, au zend, etc. Nous signalerons, par exemple, la substitution des palatales aux gutturales dans les racines. L'importance du sanscrit ne consiste donc pas, comme on pourrait le supposer dans son antiquité, mais bien plutôt dans son intégrité, dans l'état de conservation de ses nombreux monuments littéraires. Il nous a ainsi fourni des éléments de comparaison d'une valeur inappréciable, pour grouper tous les idiomes congénères, combler les lacunes qui le séparent, et renouer des liens rompus par des accidents inconnus.
Ces quelques considérations suffiront, nous l'espérons, pour faire comprendre à nos lecteurs l'importance de la science nouvelle, et leur expliqueront pourquoi nous avons cru devoir lui consacrer une aussi large place dans le Dictionnaire du XIXe siècle. "
L'information historique et scientifique de Larousse ne saurait ici être prise en défaut. La science moderne du langage ici évoquée dans les premières étapes de sa constitution se signale :
1° en mettant à l'écart les fantaisies des périodes antérieures ;
2° en proposant un modèle de dérivation généalogique des langues conforme au système de la parentèle qui règle désormais en familles la vie des sociétés ;
3° en conférant une fois encore à la littérature un statut exemplaire.
Travaillant donc la notion de technique et scientifique de " linguistique ", Pierre Larousse développe dans sa préface une argumentation conforme aux éléments précédemment remarqués de sa constitution intellectuelle : à savoir le caractère complexe de l'objet langage, qui, à ses yeux, est simultanément organique et évolutif ; et, d'autre part, la capacité du même objet à ressusciter des objets et des faits disparus :
" M. Max Müller range parmi les sciences naturelles la linguistique, qu'on avait à tort, suivant lui, classée jusqu'ici parmi les sciences historiques. Nous reconnaissons volontiers que l'application de la méthode des sciences naturelles à la linguistique a produit, entre les mains de M. Max Müller et des savants allemands, de merveilleux résultats ; mais nous croyons cependant que les considérations historiques sont d'une extrême importance dans la linguistique, et que la science du langage est mixte, qu'elle touche à la fois au domaine naturel et au domaine historique. Cette restriction faite, nous reconnaissons sans difficulté le côté ingénieux et neuf de la théorie de M. Max Müller. Rien, en effet, ne ressemble plus à un anatomiste armé de scalpel et fouillant un cadavre pour lui arracher les secrets de la vie organique, qu'un linguiste analysant, disséquant un mot, dégageant au milieu des affixes et des suffixes, et des différentes modifications phonétiques internes, une racine primitive. Des deux côtés, il faut la même habileté de praticien, la même sûreté de main, la même intelligence, la même sagacité. Le linguiste a, lui aussi, ses œuvres merveilleuses de restitution inductive ; sur un fragment de livre, sur une phrase, sur un mot, il reconstruit une langue tout entière avec la même infaillibilité que le paléontologiste restitue, sur une vertèbre, sur une dent, un animal, un mode entier. Nous pouvons même dire que, dans certains cas, les résultats obtenus par la linguistique semblent encore plus étonnants que ceux qui le sont par la paléontologie. Les lignes suivantes, empruntées à M. J. Perrot, feront parfaitement comprendre ce fait aux lecteurs :
" Bien mieux que l'enquête archéologique, si brillamment inaugurée, il y a une trentaine d'années, dit M. J. Perrot, par les savants du nord de l'Europe, l'étude des langues et de leurs formes les plus anciennes nous permet de remonter dans ce vague et obscur passé, où se dérobent les premiers vagissements et les premiers pas de l'humanité, bien au-delà du point où s'arrêtent la légende et la tradition même la plus incertaine. Ni ces grands amas de coquilles, si patiemment remués et examinés par les antiquaires norwégiens ; ni ces lacs italiens et suisses, dont M. Troyon et ses émules explorent les rivages et interrogent du regard et de la sonde les eaux transparentes ; ni les cavernes fouillées par M. Lartet ; ni ces antiques sépultures d'un peuple sans nom, qui se retrouvent des plateaux de l'Atlas aux terres basses du Danemark, ne nous livrent d'aussi curieux secrets que ces riches et profondes couches du langage, où se sont déposées, et comme pétrifiées, les premières conceptions de l'homme naissant à la pensée, les premières émotions qu'il ait éprouvées en face de la nature, les premiers sentiments qui aient fait battre son cœur. Reste des grossiers festins de nos sauvages ancêtres, débris de leurs légères demeures suspendues au-dessus de ces eaux qui les protégeaient et les nourrissaient tout à la fois, monuments authentiques de leur ingénieuse et opiniâtre industrie, faibles instruments qui les aidaient dans leurs premières luttes contre la nature, armes fragiles et émoussées qui leur servaient à se défendre contre les bêtes fauves, étranges bijoux gauches, et naïves parures où se révèlent des instincts de coquetterie contemporains, chez l'un et l'autre sexe, des premiers rudiments de la vie sociale, tout cela n'est ni aussi instructif, ni aussi clair et aussi précis, tout cela ne nous en apprend pas autant sur ces longs siècles d'enfance et de lente croissance, que l'analyse même des mots, que l'explication de toutes ces métaphores hardies dont nous avons hérité, et que nous employons encore tous les jours sans plus les comprendre, que l'examen de tous ces termes figurés, qui, même dans les plus raffinés et les plus philosophiques de nos idiomes modernes, subsistent toujours comme les vivants témoins d'un inoubliable passé, et semblent protester, par le rôle qu'ils continuent à jouer dans la langue, contre les victoires et les conquêtes de l'abstraction. "
De la paléontologie à une palingénésie scientifiquement inavouable alors , l'archéologie du langage à laquelle se livrent les savants évoqués par Larousse instille insensiblement au cœur de la linguistique une poésie du langage, ou plutôt une poesis inconnue jusqu'alors. Ce n'est d'ailleurs pas sans raison que cette période scientifique correspond finalement à celle dans laquelle le langage poétique fait l'expérience de la modernité en découvrant son aptitude à s'introvertir, à se dédoubler et à mettre entre parenthèses les référents mondains extérieurs à son être. Après avoir été forme et énergie [energeia], comme l'affirmait Humboldt, et comme l'avait repris Ernest Renan, le langage pouvait accéder en tant que produit [ergon] au statut d'objet scientifique soumissible aux coupes transversales de l'histoire. Sous les espèces d'un singulier plus massif que comptable, la science du langage revendiquée par Larousse est une dénomination qui permet de fédérer des pratiques disjointes, dont le dictionnaire, dans sa clôture terminologique et son cadenassement métadiscursif, expose les liens invisibles ou ignorés si l'on accepte de l'envisager comme un objet fonctionnel de nature holistique. De sorte que, même si la notice consacrée dans l'ouvrage à Max Müller, n'est pas toujours laudative, c'est le nom de ce linguiste responsable d'une telle dénomination [1864], qui revient constamment dans le dernier tiers de la Préface pour illustrer les développements récents de la science :
" M. Max Müller embrasse sous le nom de science du langage les différentes études successivement appelées philologie comparée, étymologie scientifique, phonologie, glossologie, linguistique, etc., appellations dont il blâme l'impropriété. Il est évident que, comme terme générique, science du langage est un mot très-heureux, très large, qui permet de grouper en un seul faisceau les différentes sciences auxquelles l'étude du langage sert de base. Ces différentes sciences, qui relèvent immédiatement de la science du langage, et dont elles ne sont, en quelque sorte, que les annexes, sont les suivantes :
D'abord l'étymologie, ou l'histoire des origines individuelles des mots, la généalogie des termes d'une langue. Les lecteurs verront comment nous avons traité cette partie, qui, dans un dictionnaire français, doit être considérée comme une des plus importantes, au point de vue de la connaissance exacte des mots. Le Dictionnaire du XIXe siècle est le premier jusqu'ici, nous pouvons le dire sans vanité, qui ait inauguré en France ce progrès capital. Jusqu'ici l'on se bornait, même dans les dictionnaires les plus récents et les mieux faits (nous citerons pour exemple celui de M. Littré auquel d'ailleurs nous avons rendu toute justice), à donner l'étymologie latine ou grecque la plus voisine du mot français, sans remonter au-delà. Quelquefois on allait jusqu'à rapprocher les termes congénères, tels que nous les présentent les langues néo-latines ou romanes. Nous avons procédé tout autrement : non content de donner les étymologies immédiates d'un mot, nous avons, avec Pictet, Pott, Benfey, Kuhn, Weber et tant d'autres savants, franchi ces colonnes d'Hercule de la philologie classique. Nous nous sommes attaché à faire l'histoire complète d'un radical, à suivre les transformations multiples qu'il a subies en passant en français, en latin, en grec, en sanscrit, et dans les autres idiomes collatéraux : persan, zend, langues germaniques, slaves, etc., en un mot, dans toute la grande famille indo-européenne. Nous croyons avoir ainsi rendu un véritable service à nos lecteurs, en élevant l'étymologie, ce procédé auparavant si restreint, et, pour ainsi dire, si mécanique, à la hauteur d'un enseignement philosophique et historique.
Une autre science dérivée de la linguistique, c'est la mythologie comparée, à peine connue en France, et cependant si prodigieuse dans ses applications. Nous ne pouvons pas donner ici la définition complète de cette science, qu'on trouvera traitée à son ordre alphabétique. Nous ferons seulement remarquer que si, comme le dit spirituellement Max Müller, la mythologie est une maladie du langage, il existe contre cette maladie un remède spécifique dont les effets, quoique rétrospectifs, n'en sont pas moins certains : c'est la linguistique, la linguistique seule, qui peut guider l'historien dans ce dédale des mythes primitifs sans cesses transformés, fondus, défigurés, intervertis, substitués. Le lecteur verra ce que cette science peut produire en parcourant les principaux articles que nous avons consacrés aux mythes, aux légendes, aux personnages fabuleux, de l'Inde, de la Grèce, du Latium, de la Perse, etc.
La linguistique proprement dite, qui rentre également dans la science du langage et en constitue un des éléments les plus personnels, a été de notre part l'objet d'une grande attention. Toutes les langues importantes ont été étudiées individuellement dans le Dictionnaire, au point de vue grammatical et au point de vue littéraire. Cette tâche était des plus ardues, parce qu'il n'existe pas un corps d'ouvrage renfermant tous les documents nécessaires pour l'accomplir. Nous eussions pu, il est vrai, à l'instar de nos devanciers, puiser sans scrupule dans certains ouvrages incomplets, mais commodes. Mais nous nous sommes imposé l'obligation de recourir toujours, sur chaque langue, aux travaux spéciaux dont elle a été l'objet. Nous avons fouillé quelquefois, pour un dialecte d'une importance médiocre, plusieurs grammaires écrites en différentes langues européennes, nous avons mis à contribution les relations de voyages, les revues linguistiques, les vocabulaires, de volumineux recueils publiés par des Allemands, des Anglais, des Italiens, des Espagnols, des Russes, etc., en nous tenant au courant de tous les ouvrages nouveaux. Souvent même nous avons eu, grâce à la complaisance de quelques savants, des renseignements complètement inédits.
La grammaire comparée, une des plus belles conquêtes de la science du langage, a été traitée avec tous les développements qu'elle mérite. Comme pour la partie étymologique, nous avons exclusivement employé la méthode scientifique, telle qu'elle est aujourd'hui constituée et appliquée en Allemagne et en Angleterre. Là encore, nous sommes sorti de l'ornière classique et nous avons singulièrement agrandi le champ de notre sujet. Le rôle des particules, des prépositions, des conjonctions, les lois phonétiques auxquelles obéissent les langues, le mécanisme physique et intellectuel de la pensée, tout a été scrupuleusement étudié et exposé d'après les données les plus récentes.
Enfin, comme corollaire du système que nous avons suivi à l'égard de l'ensemble des connaissances constituant la science du langage, nous avons cru devoir, pour être complet, donner une place convenable aux principaux monuments des littératures orientales, si peu ou si mal appréciées encore en France. Ces monuments sont la base même des investigations de la science du langage, et en dehors de leur valeur purement littéraire, que nous avons également mise en valeur, ils possèdent aux yeux du linguiste, un prix inestimable. Les grandes épopées, les traditions religieuses et philosophiques, les travaux scientifiques et historiques de l'Inde, de la Perse, des races indo-européennes ou aryennes, de l'Égypte, du Japon, de la Chine, de l'Arabie, et même des peuples secondaires ou presque inconnus, Turcs, Tartares, Mexicains, Finnois, nations de l'Afrique, de l'Amérique et de l'Océanie, ont été, lorsqu'ils en étaient dignes, mentionnés à leur ordre alphabétique et analysés en raison de leur importance. "
Le paysage scientifique décrit ci-dessus fournit l'occasion de caractériser les différents secteurs auxquels l'étude du langage apporte sa part de renouvellement des connaissances :
1° L'étymologie renvoie aux modifications de protocole qui ont affecté l'étude des origines de la langue, en raison de l'élargissement de la matière documentaire procuré par l'ouverture aux langues asiatiques et orientales anciennes.
2° La mythologie comparée, durement sanctionnée dans les premiers états de son existence, se voit désormais rédimée par l'injection dans ses méthodes du composant linguistique, qui oblige à prendre en considération la matérialité verbale des signes.
3° La grammaire comparée illustre le bien fondé des régularités systémiques découvertes par les chercheurs allemands du début du XIXe siècle, lesquelles seront bientôt traduites en termes de " lois " constantes permettant d'appréhender le fonctionnement du langage sous les espèces d'une mécanique dont l'explication relève d'algorithmes morphologiques simultanément prédictifs et rétroprédictifs. Enfin,
4° La linguistique proprement dite bénéficie dans ces conditions d'une ouverture aux langues et dialectes du monde les plus divers, dont on peut d'ailleurs suivre la trace dans les notices du G.D.U. consacrées par exemple aux langues amérindiennes en voie d'investigation.
A cet égard, la comparaison -- que je ne pourrai malheureusement pas développer ici (17) -- avec l'Idiomographie ou Dictionnaire de Linguistique, publié en 1858 dans la série des volulmes de l'Encyclopédie universelle des gens du clergé de l'abbé Migne est éclairante. Dans la discussion des positions de Renan et d'autres à laquelle il procède dans le cours des articles langage, langue, linguistique du G.D.U., et déjà dans les lignes de cette préface, il n'est plus aucunement fait mention de l'hypothèse d'un monogénétisme linguistique d'ordre divin. Et l'objet -- langage et langue distingués dans leurs natures et leurs fonctions mais réunis sous l'aspect de leur effectuation en discours nourris de mots -- n'est plus étudié qu'en ce qu'il est et pour ce qu'il est. La tentation du systématisme des néo-grammairiens n'est jamais très éloignée des positions de Larousse… En témoignent les batteries d'exercices à trous ou substitutifs destinées à l'école et à l'apprentissage des règles. Mais elle est sagement et efficacement contre battue dans son œuvre par une conscience très nette des besoins plus immédiats de maîtrise de la langue à combler dans la conscience des lecteurs.
Le programme défini par l'auteur rend compte de la difficulté à organiser une telle diversité. L'histoire, comme on peut l'escompter en ce siècle, s'y taille un domaine de première importance :
" Une des parties les plus importantes traitées dans le Grand Dictionnaire, c'est l'histoire. Nous l'avons traitée avec l'impartialité la plus complète, en dehors de toute opinion préconçue, nous affranchissant, autant qu'il a été en notre pouvoir, de cet esprit systématique, ou de parti, qui dicte si souvent les jugements de l'historien ; nous n'avons pas cherché à plier les faits aux exigences de telle ou telle opinion, nous les avons présentés sous leur véritable jour, sans ménagement comme sans faiblesse, et nous en avons tiré les conséquences qui découlaient naturellement de cette exposition impartiale. N'ayant pris pour guide que les inspirations de notre conscience, nous n'avons pas falsifié l'histoire, nous l'avons racontée, sans nous inquiéter de savoir si un fait demeurait à la charge ou était acquis au bénéfice d'un parti. Vitam impendere vero, telle pourrait être le devise du Grand Dictionnaire universel, si l'immortel auteur du Contrat social ne s'en était pas créé une propriété pour ainsi dire inaliénable, dont il serait prétentieux de revendiquer l'héritage.
Quant aux questions douteuses, à celles qu'on pourrait appeler des problèmes historiques, le grand Dictionnaire universel les a étudiées avec une attention toute particulière et toujours en s'affranchissant complètement des hypothèses et des préjugés. Sa profession de foi est tout entière contenue dans cette devise : Recherche de la vérité, toujours et quand même. Ni crédulité banale, ni scepticisme systématique, ni parti pris, ni opinions préconçues. Quand nos laborieuses investigations ne nous livreront pas une solution définitive, nous donnerons au moins le résultat des travaux le plus récents de l'érudition historique, en même temps que celui de nos propres recherches et des documents que nous possédons ou que nous aurons découverts. "
Au vu et au su de certaines notices célèbres, on peut se poser la question de l'impartialité réelle du lexicographe ; mais il demeure constant que son ouvrage est fondé sur une documentation visant à l'exhaustivité, et traitée de manière à fournir des effets de sens non ambigus ; ce qui est également perceptible dans le secteur connexe de la biographie. Décrire le contenu d'un nom commun, ou d'un nom propre engage ainsi la même rigueur définitoire :
" Nous n'avons pas abordé avec une moindre indépendance d'esprit la biographie, répertoire universel où doivent entrer tous ces personnages divers qui ont mérité ou dérobé une part quelconque de célébrité, bonne ou mauvaise ; tous les acteurs qui ont paru un instant sur la scène du monde, tous les figurants de cette danse macabre qui défile à travers les siècles ; les petits comme les grands ; les morts et les vivants, depuis Adam, Sésostris et Manou, jusqu'à Mourawieff, Abd-el-Kader et Juarez. Nous avons donné à chaque article une étendue proportionnée à la valeur réelle du personnage, mais en nous renfermant, à l'égard des contemporains, dans les limites d'une appréciation courtoise, qui ne va jamais jusqu'à une complaisance calculée, et à travers laquelle, néanmoins, perce toujours et facilement notre opinion. La vérité ne gagne rien à être formulée brutalement, et il y a des susceptibilités qu'il serait injuste et quelquefois cruel de froisser, en invoquant le prétexte de l'impartialité. " On doit des égards aux vivants, a dit si justement Voltaire ; on ne doit aux morts que la vérité. " C'est sur ce principe que nous avons réglé nos jugements. Les personnages morts appartiennent, eux, complètement à l'histoire, et, pour un grand nombre de ces individualités qui ont laissé une trace éclatante, nous avons mis à contribution une foule de documents inédits, curieux, intéressants, qui jettent un jour nouveau et complet sur beaucoup d'événements restés obscurs et inexpliqués. Ici, nous n'avons obéi qu'à la sévère équité de l'histoire, sans admettre ces ménagements intempestifs ou ces atténuations complaisantes qui se produisent banalement dans presque tous les livres et que personne ne prend plus au sérieux depuis longtemps. Nous écrivons pour les hommes qui veulent se renseigner et s'instruire, nous ne publions pas un Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle -- ad usum Delphini. "
Après avoir envisagé le secteur de la géographie, Larousse passe en revue l'ensemble des domaines scientifiques ayant bénéficié d'un semblable traitement. Cette liste fait bien plus que dresser une cartographie des territoires occupés par le discours du lexicographe ; elle expose les principes au nom desquels la critique du document, selon une méthodologie justement appliquée en linguistique, s'institue en préalable obligé à l'analyse de son contenu :
" Quant aux sciences basées sur le calcul ou l'observation, telles que les mathématiques en général, la physique, la chimie, l'astronomie, la médecine, l'art vétérinaire, les sciences naturelles, chaque partie, chaque article comporte des développements qui suffisent à élucider toutes les questions, à éclaircir tous les doutes, dans la mesure, bien entendu, du degré de perfection auquel sont arrivés ces diverses branches de nos connaissances. Là où le génie de l'homme n'a pu encore réussir à sonder tous les mystères, nous n'avons pu que constater des résultats incomplets ; mais partout, du moins, nous avons signalé le point extrême qui marque la limite où le connu s'arrête, pour faire place aux hypothèses plus ou moins plausibles ; en sorte que le lecteur est certain d'avoir une statistique exacte, rigoureuses, de l'état actuel de la science. Parfois il ne trouvera qu'une ébauche, un dessin dont les formes ne sont pas encore accusées ; mais la reproduction en sera du moins fidèle et complète. Un ordre d'idées naît, un principe est en travail d'enfantement : nous ne pouvons que faire pressentir des conséquences, préjuger des résultats ou indiquer, d'une manière hypothétique, le rôle futur d'un système ou d'une découverte dont on est encore à étudier la valeur et l'importance ; trancher péremptoirement des questions aussi délicates nous paraît contraire à la tâche que nous nous sommes attribuée, comme au-dessus de la portée de notre esprit.
C'est pour nous conformer à cette règle que, tout en faisant l'usage le plus libre de notre faculté de juger, nous nous sommes attaché à présenter au lecteur les doctrines philosophiques, religieuses, politiques et économiques, même les plus controversées et les plus controversables, sans parti pris polémique, et en leur conservant leur véritable physionomie. Matérialisme, spiritualisme, animisme, sensualisme, idéalisme, mysticisme, éclectisme, positivisme, saint-simonisme, fouriérisme, etc., sont entendus et viennent tous à égal titre plaider leurs causes respectives dans nos colonnes. Nous donnons tour à tour la parole au socialisme et au libéralisme économique ; à la protection et au libre échange ; à la centralisation et à l'affranchissement de la commune et de la province ; au principe des nationalités et au droit international fondé sur les traités ; à la morale dite indépendante, et à celle qui invoque de principes et des sanctions métaphysiques ; à la critique rationaliste des religions et à l'apologétique chrétienne. Nous ne voulons blesser aucune conscience mais nous voulons allumer tous les flambeaux ; tant pis pour qui se plaît à la nuit et au sommeil ! Le temps des dogmes et des infaillibilités, les moyens purement utilitaires, les armes souvent déloyales des vieilles polémiques, et d'introduire sérieusement dans la lutte des opinions le sentiment de l'honneur et l'idée du droit. L'unité des esprits doit naître désormais d'un libre, universel et incessant examen, et non d'une autorité intellectuelle. Saint Augustin disait : In necessariis unitas, in dubiis libertas, in omnibus caritas. Nous appliquons à la lutte des opinions cet aphorisme célèbre, en le modifiant de la manière suivante : In omnibus libertas et caritas, ut in necessariis fiat unitas.
Nous ne sommes pas, nous n'entendons pas être une école, une secte, un parti, une autorité ; nous ne dogmatisons pas, nous n'excommunions pas. Nous repoussons cet exclusivisme étroit qui s'enferme dans un système, s'y cantonne, s'y déclare satisfait, et ferme l'oreille à toutes les voix du dehors. Nous repoussons ces condamnations tranchantes, fondées sur les conséquences dangereuses qu'on prête à telles ou telles idées, et qui arrêtent le mouvement et le progrès de la science. Nous sommes ennemi du préjugé (prae judicatum), de l'opinion préconçue, de la foi passive, du discipulat. Aucun paradoxe ne saurait nous émouvoir : nous croyons plus funestes les lâchetés que les audaces de l'esprit. Aucune doctrine, si surannée qu'elle soit, ne nous trouve disposé à l'écarter comme indigne de notre attention : nous professons que pour avoir raison des fantômes, le meilleur moyen est de les regarder en face. Du reste, en toute erreur, ancienne ou nouvelle, nous respectons, nous voulons respecter un effort sincère de l'esprit humain vers le vrai ; le doute provisoire, appliqué à toute matière, nous apparaît comme un sorte de purification mentale nécessaire à qui veut penser et croire par lui-même et pour lui-même, et nous avons la plus entière confiance dans l'efficacité de l'examen sans cesse provoqué et prêt à réviser les résultats d'un premier travail. Pénétrer dans chaque doctrine et faire ressortir l'idée qui en forme le centre et pour ainsi dire le noyau solide, tel est le but principal que nous nous proposons. Si nos opinions personnelles se laissent voir plutôt qu'elles ne s'accusent, si généralement nous ne formulons des conclusions qu'avec réserve et sobriété, c'est que nous voulons amener le lecteur, non à accepter un jugement tout fait, mais à prononcer lui-même en connaissance de cause ; c'est que nous nous fions à la lumière qui jaillira pour lui du choc des opinions contraires, et qui mettra également en évidence les côtés faibles des systèmes et leur véritable force. "
Le langage ainsi conçu possède donc en lui, pour Larousse, la capacité de faire advenir en chacun discernement critique et finesse de l'appréciation des arguments d'un scénario interprétatif. Larousse avait précédemment eu recours à l'image du scalpel ; c'est ici celle des flambeaux, lointaine réminiscence du mythe des Lumières, qui est employée pour signifier cet aspect d'éclaircissement par le langage de la matière opaque du monde. A cet égard, j'ai eu l'occasion de souligner l'importance accordée par l'auteur au domaine de la littérature et des arts dans la conception d'ensemble de son travail lexicographique. On retrouve, au terme de la préface, une identique expression d'intérêt, susceptible d'être interprétée comme la marque distinctive la plus forte de l'entreprise de Pierre Larousse :
" Pour les diverses parties que nous venons de passer en revue, nous n'avions pas à innover ; nous ne pouvions qu'améliorer. Le fond nous était fourni, la forme elle-même nous était tracée par nos devanciers ; nous n'avions qu'à tenir compte des progrès de la science actuelle, et à introduire dans notre ouvrage l'ordre sévère, logique, et le principe élevé dont l'absence se fait trop souvent sentir dans les encyclopédies du siècle. Mais ce qui constitue le côté véritablement neuf, original, du Grand Dictionnaire, ce qui lui imprime un cachet tout particulier d'intérêt et d'utilité, ce sont les innombrables articles de littérature et d'art dont nous allons donner un rapide aperçu, articles que le lecteur n'a jamais trouvé réunis dans un même ouvrage, et que nous ne sommes parvenu à élaborer qu'au moyen de recherches et d'études dont il serait difficile de se faire une juste idée. Si quelques omissions ont échappé à notre attention, tenue constamment en éveil sur tant d'objets à la fois, que l'indulgence de nos lecteurs nous le pardonne ; nous nous lançons les premiers, sans précédents, sans guides, dans cette carrière dont l'horizon se reculait sans cesse devant nos regards, et nous avons dû nous amer d'une constance à toute épreuve pour la parcourir, avec la seule ressource d'un travail incessant et de notre volonté.
Il y a tout un monde qui, pour n'avoir jamais joui que d'une existence fictive, ne s'en impose pas moins à nos souvenirs et dont la vie imaginaire a laissé des traces ineffaçables dans notre histoire littéraire. Il n'est pas plus permis d'ignorer les action et le caractère de ces personnages enfantés par le génie, que les faits et gestes des hommes célèbres dont la mémoire est restée populaire : Alexandre, Annibal, César, Charlemagne, Henri IV et Napoléon. Nous voulons parler des héros de romans, de poëmes et de théâtre, qu'anime une individualité bien autrement puissante que le prestige éteint d'une foule de noms qu'on trouve obscurément enfouis au fond de toutes les biographies. Est-ce que Don Quichotte, Gil Blas, Agramant, Amadis De Gaule, Armide, Asmodée, Astrée, Céladon, Clarisse Harlowe, Lovelace, Pantagruel, Vautrin ? Est-ce que Agnès, Alceste, Arlequin, Banco, Bartholo, Basile, Brid'oison, Cassandre, Célimène, Chicanau, Chrysale, Colombine, Desdémone, Don Juan, Falstaff, Faust, Figaro, Georges Dandin, Géronte, Hamlet, Léandre, M. Dimanche, M. Josse, M. Jourdain, Othello, Patelin, Sangrado, Shylock, Turcaret ; est-ce que, même, Bertrand, Bilboquet, Chauvin, Mayeux, M. Prudhomme, Robert Macaire ; est-ce que tous ces personnages si vivants, si originaux, dont le caractère se dessine avec une netteté si pittoresque, n'animent pas l'histoire littéraire d'un souffle plus puissant et surtout plus poétique que la biographie de tel ou tel général, préfet ou sénateur, ne donne de piquant et de relief au cadre des existences réelles ? Ces personnalités sont entrées dans le domaine de la littérature par le droit de conquête et par le droit du génie qui les a créées ; on cite leurs action, leurs maximes ; on rappelle leur caractère, leurs habitudes ; on invoque leur opinion sur une question douteuse ou débattue ; en un mot, on les assimile d'une manière complète aux réalités de l'histoire. Comment se fait-il donc qu'on n'ait jamais songé à tracer leur monographie, à faire, pour ces illustrations du monde la poësie, ce que le moindre principicule a obtenu de nos biographes complaisants. C'est cet inexplicable oubli que nous venons réparer. Ces individualités si originales, si brillantes, et souvent si populaires, jouiront désormais du droit de bourgeoisie dans toute encyclopédie bien conçue, et nous croyons pouvoir affirmer que ce ne sont pas ces noms-là qu'on cherchera le moins souvent. Au reste, pour une foule d'anciens personnages dont la vie et les exploits sont semi-historiques et semi-fabuleux, on ne pourra trouver que dans les nouveaux articles que nous leur consacrons des détails propres à éclaircir ou à rectifier les idées quelquefois vagues, obscurs ou fausses qu'on s'en est formées ; la notice purement biographique ne suffira jamais à satisfaire la curiosité. Achille, Agamemnon, Nestor, Diomède, Ajax, Priam, Hector, Andromaque, Énée, Didon, Enchise, Turnus, Lavinie, doivent bien plus leur existence à Homère et à Virgile qu'à Hérodote ou à Tite-Live, et c'est leur arracher tout à fait l'auréole poétique qui les entoure, que de ramener ces grandes figures aux mesquines proportions que leur prête la plume des historiens.
Il est un autre domaine, infiniment plus étendu, neuf, encore inculte, mais qui est appelé à produire des fruits magnifiques, et dont nous avons entrepris la difficile exploitation. C'est peut-être la plus lourde partie de notre tâche, et nous avons dû nous en représenter sans cesse l'immense utilité pour ne pas être tenté cent fois de l'abandonner ; nous voulons parler de la bibliographie complète, de tous les temps et de tous les pays. Au nom même d'un auteur, dans un dictionnaire historique, on trouve quelquefois une appréciation superficielle, maigre et sèche, de ses œuvres ; quant aux critiques faites largement aux analyses consciencieuses rédigées en pleine connaissance de cause, il faut les chercher dans une foule d'ouvrage dont on ignore le plus souvent l'existence. Comment faire son profit de tous ces enseignements dispersés de toute part, et qu'on ne sait où aller puiser ? A quel auteur s'adresser, par exemple, pour obtenir des notions suffisantes sur tel ouvrage d'un érudit allemand, d'un savant anglais, d'un écrivain français ? où trouver, quand on n'a pas une riche bibliothèque sous sa main, le compte rendu d'une pièce de théâtre, d'un roman, d'un poème, surtout si l'œuvre qu'on veut connaître est celle d'un contemporain ? Il faudra lors fouiller plusieurs collections de journaux ou de revues, et encore bien souvent en sera-t-on pour sa peine et son temps perdu ? Et bien, nous avons recueilli tous ces documents épars ; nous avons étudié, analysé, toutes ces œuvres, toutes ce productions de l'esprit humain ; nous en avons constitué un ensemble formidable, où chacune d'elles a trouvé une place proportionnée à sa valeur, à l'importance du rôle qu'elle a joué et de l'influence qu'elle a exercée dans le monde sans limite de la pensée. Toutes ces créations du talent, de l'imagination, de la fantaisie, et du génie, tenues jusqu'ici à l'écart de la masse des lecteurs par la spécialité même des idées qu'elles développent, mais que, dans une circonstance donnée, ou ne fût-ce que pour contenter les exigences d'une curiosité légitime, on peut avoir besoin de connaître et d'apprécier, nous les avons tirées de leur obscurité relative et mises au grand jour dans notre ouvrage, où chacun les trouvera à l'ordre alphabétique de leur titre, avec une analyse détaillée qui en fait ressortir rigoureusement le plan, les qualités, les défauts, la pensée qui a présidé à leur rédaction, les doctrines et les systèmes qu'elles mettent en saillie ; en un mot, les vices de forme ou de fond qui les ont condamnées en naissant à l'indifférence et à l'oubli, les côtés brillants qui leur ont attiré ou leur promettent une vogue passagère, ou les idées fécondes qui leur assurent une éternelle vitalité. C'est ainsi que nous avons évoqué au tribunal d'une critique impartiale : poëmes, romans, contes, tragédies, comédies, drames, vaudevilles, pamphlets, histoires, mémoires, ouvrages de sciences, de linguistique, d'érudition, de philosophie, de théologie, lettres ou correspondances des hommes célèbres, jusqu'aux journaux et aux revues des temps modernes et anciens, jusqu'aux chansons populaires qui ont bercé notre enfance et égayé quelquefois notre maturité. Nous adressant aux lecteurs de toutes les classes, quels que soient leur âge et leurs goûts, nous n'avons rien dédaigné, et nous avons voulu que le savant et l'ignorant, l'homme sérieux et l'homme frivole, le vieillard et l'enfant, pussent prendre chacun leur part à l'immense banquet qui est dressé pour tous dans le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle. "
Nous avions précédemment rencontré Girault-Duvivier, en 1811, pour le sens moral attaché aux exemples de la littérature ; Boniface, en 1829, pour l'intérêt porté à la lexicologie ; c'est ici le grammairien Lemare et sa grammaire de 1807, qui pourrait être invoqué : la " grammaire des auteurs " est ce qu'une bonne grammaire doit apporter aux élèves. Et à leur suite, il conviendrait de replacer, en 1834, les frères Bescherelle et leur Grammaire Nationale ou Grammaire de Voltaire, de Racine, de Bossuet, de Fénelon, de J.-J. Rousseau, de Buffon, de Bernardin de Saint-Pierre, de Chateaubriand, de Casimir Delavigne, et de tous les écrivains les plus distingués de la France [...]. Ouvrage éminemment classique, qui [...] doit être considéré comme un Cours pratique de littérature française, et une introduction à toutes les branches des connaissances humaines; publié avec le concours de MM. Casimir Delavigne, de Jouy, Villemain, Tissot, Nodier, de Gérando, É. Johanneau, Deshoulières, Lévi, etc., par MM. Bescherelle frères, de la Bibliothèque du Louvre et du Conseil d'État, et M. Litais de Gaux [...].
Le grand mot est alors lâché : il s'agit non plus d'attester des quartiers de noblesse de la langue et de la littérature, mais de reconnaître aux discours généraux ou techniques un "droit de bourgeoisie" plénier, et de conférer aux notices, à toutes les notices, un développement proportionné à l'importance des objets qu'elles décrivent ou désignent. L'attention très soignée que Larousse accorde à l'examen des locutions et expressions idiomatiques dont la littérature fournit la représentation, redouble ainsi la capacité du langage à s'involuer et à créer les propres conditions de son questionnement :
" Des deux parties que nous venons d'examiner découle, pour la langue littéraire, une autre source de richesses, et ce n'est pas la moins féconde, alimentée qu'elle est encore par le concours que lui apportent l'histoire, la mythologie et les langues mortes ou vivantes. Les héros littéraires, historiques ou mythologiques, ont accompli des actions célèbres ou fait entendre des paroles remarquables, auxquelles les écrivains font des allusions répétées ; les livres, les pièces de théâtre ont formulé des maximes piquantes, résumé des situations dramatiques, par un mot, une phrase qui a fait fortune et a passé ensuite dans la langue littéraire, et celle-ci s'est ainsi trouvée enrichie d'une multitude de locutions originales, pittoresques, dans lesquelles les personnes peu instruites ne découvrent aucun rapport apparent avec l'idée que l'auteur a voulu exprimer, et qui lui communiquent cependant une grâce, une force, une vivacité incontestables. Qu'un écrivain, un critique, pour mieux faire ressortir le décousu et l'obscurité d'un raisonnement, en termine le résumé par cette phrase si comique : " Et voilà justement pourquoi votre fille est muette, " une foule de lecteurs ouvriront de grands yeux et ne s'expliqueront pas le moins du monde comment une fille muette vient se fourvoyer au beau milieu de l'exposé d'un système scientifique ou philosophique. Quel est le lecteur dans l'esprit duquel ne s'est pas ouverte une solution de continuité pénible lorsque, voulant suivre le développement d'un principe ou d'une situation, il se heurtait contre une sorte de phrase cabalistique qui venait brusquement dérouter son intelligence ? Qui ne s'est pas, suivant la spirituelle expression de M. Jules Janin, piqué le nez contre un chardon surgissant sous la forme d'un aphorisme grec, latin, anglais, italien ou même français, que tout le monde est censé comprendre aux yeux de l'écrivain, mais don un nombre très-minime de lecteurs peut faire son profit ? J'ouvre un livre, un journal, j'assiste à une conversation de gens instruits, et, à chaque instant, à propos de tout, je lis ou j'entends des allusions dans le genre de celles-ci : " L'abîme de Pascal. - Le bon billet qu'a La Châtre. - Le nœud gordien. - L'âne de Buridan. - La biche de Sertorius. - Les cailloux de Démosthène. - La béquille de Sixte-Quint. - Le chapeau de Gessler. - La queue du chien d'Alcibiade. - Mon siège est fait. - Nous dansons sur un volcan. - L'ordre règne à Varsovie. - Le talon d'Achille. - L'antre de Trophonius. - Le fil d'Ariane. - La boite de Pandore. - La lettre de Bellérophon. - Le cygne de Léda. - Le tonneau des Danaïdes. - La pluie d'or. - Les chênes de Dodone. - Rodrigue, as-tu du cœur ? Moi, moi, dis-je, et c'est assez. - Qu'allait-il faire dans cette galère ? - Attacher le grelot. - C'est toi qui l'as nommé. - Devine si tu peux, et choisis si tu l'oses. - Comment peut-on être Persan ? Le festin de Trimalcion. - Les dés du juge de Rabelais. - L'abbaye de Thélème. - Les beaux yeux de ma cassette. - Ab uno disce omnes. - Arcades ambo. - Deus ex machina. - Donec eris felix. -Facit indignation versum. - Invita Minerva. - Justum ac tenacem. - Mens agitat molem. - Parturiunt monts. - Pro aris et focis. Eurêka. - E pur si muove. - Anch'io son pittore. - Traduttore, traditore. - Lasciate ogni speranza… - God save the Queen. - Time is money. - That is the question. - To be or not to be, " etc., etc. ; avec une somme même considérable de connaissances historiques, mythologiques ou littéraires, il est évident qu'on doit se trouver quelquefois embarrassé en présence de quelques-unes de ces allusions qui se reproduisent si souvent dans les écrits contemporains. Beaucoup alors ont besoin d'apprendre, mais beaucoup aussi aiment à sentir se réveiller en eux des souvenirs effacés.
Indocti discant et ament meminisse periti
Le Grand Dictionnaire universel expliquera l'origine de toutes ces locutions, en rendra intelligibles pour tout le monde les applications nombreuses qu'on en fait aujourd'hui, et cela au moyen d'exemples choisis dans nos meilleurs écrivains, précédés d'explications qui feront nettement ressortir les faits et les situations, et ne laisseront aucune obscurité dans l'esprit.
L'immense panorama que nous venons de dérouler n'est pas encore complet ; il manquerait quelque chose aux gigantesques proportions du monument que nous voulons édifier, si nous avions laissé ouverte une lacune dans l'exposition des œuvres de l'esprit humain, en ne mettant pas en lumière la partie la plus attrayante peut-être, une des plus instructives et des plus riches, et celle qui, pour arriver jusqu'à l'âme, commence par frapper les sens. C'est, d'ailleurs, une des formes les plus fécondes et les plus magnifiques sous lesquelles s'est traduite l'activité des plus belles intelligences, et nous lui avons réservé une large place. Dorénavant, on n'aura plus besoin de recourir à des auteurs spéciaux, tels que Winckelmann ou Vasari, pour connaître et apprécier les créations des plus illustres artistes, depuis Appelle et Phidias jusqu'à MM. Ingres et Courbet, Etex et Jouffroy ; depuis l'architecte inconnu qui a dressé la grande pyramide de Chéops, jusqu'à M. Baltard, auquel nous devons les Halles centrales de Paris. Quelque immense que soit cette nouvelle carrière, nous nous y sommes engagé courageusement, les yeux à demi fermés ; car, autrement, peut-être eussions-nous hésité à nous y lancer, quand un horizon si vaste s'ouvrait devant nous.
Le goût des arts, qui semblait être autrefois le privilège de quelques riches Mécènes, s'est répandu, depuis le commencement de ce siècle, et particulièrement pendant ces dernières années, dans toutes les classes de la société. Aussi n'est-il pas d'étude qui ait plus progressé que celle de l'art, de ses principes, de ses applications, de son histoire. Le Dictionnaire universel a cru devoir accorder une place d'autant plus large aux sujets que cette étude embrasse, qu'ils n'ont guère été traités jusqu'ici que dans des monographies spéciales, accessibles seulement à un petit nombre de lecteurs. Il n'existe pas de dictionnaire complet de l'art : sans avoir eu la prétention de combler entièrement cette lacune, nous avons voulu, du moins, que notre encyclopédie offrît des réponses succinctes à la plupart des questions qui pourraient être posées sur la matière.
Dans l'exposé des différentes théories auxquelles donne lieu l'étude de l'art envisagé dans son essence, nous n'avons apporté aucun parti pris ; c'est avec la même indépendance d'idées que nous avons examiné et apprécié les doctrines des classiques et celles des romantiques, des réalistes et des idéalistes. En esthétique, comme dans toutes les autres parties de la philosophie, le Grand Dictionnaire ne s'est mis à la remorque d'aucun système :
Nullius addictus jurare in verba magistri
Nous avons donné à l'histoire de l'art des développements aussi étendus que possible. Au nom des principaux peuples de l'antiquité et des temps modernes, on trouvera le récit des alternatives de progrès et de décadence par lesquelles l'art a passé, depuis les origines les plus reculées jusqu'à l'époque contemporaine. Des articles spéciaux sont consacrés à l'historique des diverses branches de l'art et des genres qui en forment les subdivisions.
Pour la biographie des artistes, nous n'avons jamais négligé de recourir aux sources originales, et nous avons mis largement à profit les beaux travaux qui ont été publiés, depuis quelques années, tant en France qu'à l'étranger. C'est ainsi que nous avons pu rectifier l'orthographe de bien des noms, redresser une foule de dates, refaire même presque complètement, à l'aide de documents nouveaux, la vie de certains maîtres. Nous avons écrit avec un soin tout particulier la biographie des artistes contemporains : il nous a semblé qu'il ne suffisait pas de dresser le catalogue de leurs œuvres et de mentionner les succès officiels qu'ils ont obtenus ; nous avons tenu à exprimer sincèrement notre opinion sur le caractère particulier de leur talent, mais sans nous écarter jamais des bornes d'une critique bienveillante.
Les chefs d'œuvre de l'art, comme les chefs d'œuvre de la littérature, ont une sorte de personnalité : on les cite à chaque instant, sans prendre la peine de rappeler quels en sont les auteurs. Et vraiment est-il besoin de nommer Raphaël, Paul Véronèse, le Corrège, Michel-Ange, Puget, Rembrandt, Rubens, Le Sueur, Le Brun, Greuze, David, Gros, Ingres, Delacroix, Decamps, lorsqu'on cite la Belle Jardinière, les Noces de Cana, l'Antiope, les Fresques de la chapelle Sixtine, le Milon de Crotone, la Leçon d'anatomie, la Descente de croix, la Vie de saint Bruno, les Batailles d'Alexandre, l'Accordée de village, l'Enlèvement des Sabines, les Pestiférés de Jaffa, l'Apothéose d'Homère, le Massacre de Scio, la Ronde de Smyrne ? Certains chefs d'œuvre même ne sauraient être désignés autrement que par leur titre, les auteurs nous étant inconnus : telles sont les immortelles figures que nous alléguées l'Antiquité, comme l'Apollon du Belvédère, la Vénus de Médicis, la Vénus de Milo, Niobé et ses enfants : tels sont la plupart des édifices des temps anciens et du moyen âge. Le Grand Dictionnaire a consacré des articles spéciaux à la description de toutes ces merveilles de l'art. C'est là encore une partie entièrement neuve. Indépendamment de l'intérêt qu'elle présente au point de vue artistique, elle a pour mérite d'ajouter des renseignements précieux aux définitions et aux notions générales contenues dans la partie purement encyclopédique. C'est ainsi que rien ne saurait mieux faire connaître ce qu'est l'atelier d'un grand peintre que la description des peintures dans lesquelles Miéris, Ostade, Craesbeke, Horace Vernet, ont représenté leur propre atelier. Et d'un autre côté, n'est-il pas intéressant de rapprocher du récit historique de telle ou telle bataille le tableau que cette même bataille a inspiré à l'un de nos plus grands maîtres.
Ce que nous avons fait pour les tableaux, pour les statues, pour les bas-reliefs célèbres, nous l'avons fait aussi pour les chefs d'œuvre de l'architecture. Nous avons décrit les plus fameux, le Parthénon, le Colisée, les Pyramides, le Louvre, les Tuileries, le Panthéon, l'Arc de l'Étoile, celui du Carrousel, etc., sous leur titre particulier ; les autres, aux noms des villes qui les possèdent. Nous ne craignons pas de dire que, pour cette partie comme pour toutes les autres qui se rattachent à l'étude de l'art général, le Dictionnaire universel est infiniment plus complet que tous les dictionnaires spéciaux.
Dans cette revue générale de tout ce qui se rapporte aux beaux arts, nous ne pouvions oublier celui qui est pour nous la source des jouissances et des émotions les plus variées : la musique. Ce que nous avons fait pour la peinture, la sculpture et l'architecture, nous l'avons fait de même pour l'art des Palestrina, des Pergolèse, des Allegri, des Mozart, des Beethoven, des Haydn, des Lulli, des Rameau, des Gluck, des Grétry, des Piccinni, des Meyerbeer, des Rossini, des Donizetti, des Aubert, des Gounod, etc., il n'est pas une de leurs immortelles créations que nous n'ayons analysée.
Ainsi, nous avons entièrement parcouru le vaste cercle des connaissances humaines ; pour chaque branche, nous avons établi une statistique précise, qui embrasse tous les progrès des lettres, des arts et des sciences, jusqu'au moment où nous écrivons ; en sorte que le Grand Dictionnaire universel est l'image vivante, la photographie exacte, une sorte de grand-livre où se trouve consigné, énuméré et expliqué tout ce qui est sorti des inspirations du génie, de l'intelligence, des études, de l'expérience et de la patience de l'homme. "
Nous retrouvons là cette ambition cumulative, totalisatrice et sérielle, d'un ouvrage tentaculaire destiné à remplir une fonction propédeutique et didactique, qui caractérise l'ensemble de l'œuvre de Larousse et la distingue de toutes les entreprises concurrentes. Non que son ambition soit exhaustive, à strictement parler : Larousse est conscient de ce que les mots jamais n'épuiseront le réel ; mais parce que son projet mise sur les capacités de discrimination sémantique que le bon usage des mots est susceptible d'induire, et que cedtte discrimination même est source d'infinis développement :
" Cet esprit se dévoile à chaque page, à chaque ligne ; nous n'avons pas cherché à abriter derrière des réticences obscures ou des euphémismes pusillanimes la pensée qui a présidé à la rédaction de tous nos articles, parce qu'elle est honnête, loyale et impartiale, et que nous la croyons en harmonie avec la tendance et les aspirations du siècle. Nous sommes de ceux qui ont le regard fixé sur l'avenir, qui savent rendre justice au passé, mais qui n'en regrettent rien, et qui, surtout, ne voudraient en voir relever les ruines par quelque expédient que ce soit. Nous le savons, nous le voyons tous les jours, on s'ingénie à étayer les vieux appuis qui en soutiennent encore quelques parties ; on met tout en usage pour prolonger de quelques moments l'existence d'un monde qui croule de toutes parts ; on s'épuise en efforts impuissants pour galvaniser un cadavre ; mais les temps approchent où un âge nouveau, complètement affranchi des langes du passé, verra s'inaugurer l'ère d'une transformation totale des sociétés. Le germe enfanté par 89 est impérissable ; il serait déjà arraché, s'il avait pu l'être ; mais, semblable à ces ressorts ingénieux dont une extrémité se relève quand on presse sur l'autre, il ne paraît étouffé parfois que pour regagner en quelques jours plusieurs années perdues, sous l'influence d'une végétation mystérieuse, puissante et irrésistible. Le soleil a ses éclipses, la liberté peut avoir les siennes, jusqu'au jour où, dégagée irrévocablement de toute entrave, la grande exilée ne se vengera qu'en versant des torrents de lumière sur ses obscurs blasphémateurs. "
Ce bon usage des mots est en fait l'objet que Larousse n'a cessé de traquer depuis le premiers temps de son activité de pédagogue, d'auteur et d'éditeur. Un terme en détaille le contenu et en résume la valeur, celui de Lexicologie. C'est pourquoi, à partir d'un extrait de la notice consacrée à ce terme, je terminerai cet examen de la présentation des idées du G.D.U. relatives aux sciences du langage par quelques remarques sur cet objet.
Notes
15. Voir Jacques-Philippe Saint-Gérand : "Philosophie : le Mot et les Choses au crible des dictionnaires du XIXe siècle français ", Romantisme, n° 88, 1995, pp. 7-22.
16. Paris, 1829, Delalain, Levrault, rue de La Harpe, 81, et chez l'Auteur, rue de Tournon, 33.
17. On pourra se reporter à notre article : "La première encyclopédie française de linguistique : l'Idiomographie de Gilly-la-Palud", in La Linguistique fantastique, p. p. Sylvain Auroux et alii, éd. Clims-Denoël, 1985, pp. 81-96.