IV° Ambitions affichées et méthode effective d'un lexicographe pédagogue

Après avoir rappelé les critiques formulées à l'encontre des prédécesseurs, il est désormais temps que je confronte les idées de Pierre Larousse avec leur réalisation effective. La Préface anticipe en effet sur le contenu de l'article Dictionnaire mentionné partiellement en introduction, et propose l'explicitation du dessein global du lexicographe. Le point sur lequel insiste particulièrement ce dernier est celui de l'esprit critique qui a su se répandre dans la société et gagner à sa cause une majorité de sujets soucieux d'analyser le monde ambiant. Par le développement de la littérature, de la philosophie, des sciences et des techniques, par la prolifération des écrits, s'assure au XIXe siècle une diffusion du savoir qui impose une appréhension évaluative de son contenu et la définition d'une axiologie jusqu'alors inégalée dans ses dimensions et ses modes de réalisation. La position du langage est ici centrale ; et, comme j'ai pu le montrer ailleurs au sujet de la philosophie (15), par exemple, la réflexion sur le savoir doit passer d'abord par une analyse spectrale des possibilités qu'offre en langue une configuration historique donnée du matériau sémiologique. Larousse s'appuie ainsi, non peut-être sans quelque présomption, sur l'enthousiasme que procure l'énergie d'une pensée maîtresse d'elle-même ; cette notion d'enthousiasme trahit sans aucun doute la rémanence dans son esprit d'une mythologie romantique de l'intelligence ; mais, peu importe ; le doute interrogatif est ici purement rhétorique :

Lorsque Larousse définit son objet, bien avant l'encyclopédisme, dont on a vu plus haut qu'il devait être traité et contenu dans les strictes limites du langage, c'est donc sa nature linguistique au sens propre, premier et plénier du terme qui s'impose et retient l'attention. On peut voir là une réflexion inverse des critiques portées à l'encontre de plusieurs dictionnaires prédécesseurs, et notamment à l'encontre du D.A.F. Le miroir appréciatif retourne ici les défauts dénoncés chez les autres en qualités observées en priorité :

S'exprime là un souci d'actualité totale qui, à toutes les époques, met le système du monde et l'organisation systématique du dictionnaire en stricte relation de concomitance par le langage. Cette corrélation -- qui s'expose en langue par des discours -- est lisiblement attestée par les plus grands noms de la littérature et de la culture, aussi bien dans les siècles passés que dans le siècle présent, le premier qui ose se désigner comme l'élément conclusif d'une série ordinale : le XIXe siècle. Et l'on trouve là sous la plume de Larousse, des noms réputés auxquels sont spontanément associés des modèles de beauté et des leçons de morale et de comportement social. Le G.D.U. prend alors les allures d'un compendium descriptif ou illustratif, dialectique et critique du monde, dont les lecteurs découvrent peu à peu le dessein éthique, esthétique et encyclopédique sous l'hypothèque d'une constante explicabilité des phénomènes par les mots qu'articule le discours des notices. Lorsque cette explicabilité, pour quelque raison que ce soit, devient plus incertaine, le schéma, la reproduction, la gravure se substituent comme icônes aux mots, ou en doublent la dénotation. Le G.D.U. sémiologise déjà de manière plurivoque la construction du sens des unités lexicales.

C'est -- me semble-t-il -- dans ce cadre général que la position des études sur le langage prend toute son importance et tout son sens. Comme je l'ai rappelé en introduction, de même que Saussure, ultérieurement, poursuivra une tradition de comparatisme historique en lui conférant une nouvelle orientation, Larousse prolonge un ensemble de réflexions sur le langage qui s'ancrent dans le dernier tiers du XVIIIe siècle, et qui ont connu les vicissitudes de transformation des quarante premières années du XIXe siècle. C'est dire qu'avant de reconfigurer cet ensemble d'idées à son propre usage et selon son dessein personnel, il lui a fallu se frotter à toute une série de tentatives explicatives plus ou moins heureuses, dont le Journal Grammatical de la Langue Française, et d'autres publications similaires, portent la trace. L'éphémère France Grammaticale des frères Bescherelle, en 1838, en serait un exemple au même titre que le Journal des Instituteurs. La réflexion épistémologique, souvent de faible envergure, s'allie dans ces opuscules à des considérations pédagogiques ou didactiques que l'on jugera aujourd'hui superficielles. Reste que le mot est souvent le prétexte au développement d'idées linguistiques qui, pour certaines, trouveront une justification dans la seconde moitié du XIXe siècle. Ainsi, par exemple, des travaux d'Alexandre Boniface [1786-1841], collaborateur régulier du Journal Grammatical de la Langue Française, dont la Grammaire française, méthodique et raisonnée (16) connaîtra 19 réimpressions jusqu'en 1873. Introducteur de la méthode d'enseignement populaire de Jean-Henri Pestalozzi, Boniface confère déjà à la lexicologie une importance décisive dans l'organisation des mécanismes linguistiques et la compréhension de leur systématique. Mais, articulant la lexicologie, la lexigraphie et la syntaxe à la manière des grammaires idéologiques ou métaphysiques de l'époque antérieure, Boniface rate le rendez-vous avec le renouvellement des études grammaticales en n'osant pas fonder sa réflexion sur l'observation minutieuse des faits que Pierre Larousse -- constamment pédagogue avisé -- ente immédiatement sur un riche et profond substrat de connaissances historiques. C'est pourquoi le dictionnaire de langue que renferme le G.D.U. revendique hautement la pertinence de ses analyses de l'étymologie :

La datation fait référence anecdotique à un événement antérieur d'un peu plus d'un an à la naissance de Pierre Larousse. En attirant d'abord l'attention sur l'essor de la philologie comparée, en assimilant ensuite celle-ci à la linguistique, et en rangeant immédiatement cette nouvelle discipline aux côtés de sciences déjà bien établies, le lexicographe confère à son objet un lustre, un sérieux, une valeur qu'une brève esquisse d'histoire générale des idées philosophiques développées sur le langage suffit à mettre en évidence. Par l'étude sérieuse et approfondie du langage, il est donc possible d'envisager la restauration des monuments documentaires du passé, et un accès renouvelé à leur leçon primitive ; l'histoire des langues et du langage, que l'on aurait aujourd'hui raison naturelle de distinguer, ont encore chez Larousse parties liées, car il existe un lien spéculaire entre la pensée et ses modes verbaux d'expression :

Larousse ne voit pas la même chose que Littré dans les développements récents de la science étymologique. Là où ce dernier se satisfait du parfait fonctionnement d'une machine linguistique ayant pour moteur une morphologie régulière, l'auteur du G.D.U. apprécie le maillage en quelque sorte cognitif avant la lettre que cette discipline permet d'opérer au-dessus du champ des connaissances générales. La comparaison de la translation de l'alchimie à la chimie organique tel que le savant Allemand Liebig l'élabore entre 1840 et 1850 [traduction française de Gehrardt, en 1853], souligne cet aspect délicat de l'évolution des conceptions du langage et des représentations de son statut scientifique. Le passage se fait insensiblement au fil du temps, mais l'histoire ne retient que des noms, et ces figures symbolisent du même coup autant de ruptures que nous nommerions aujourd'hui épistémologiques. Une certaine continuité se voit ainsi déstructurée au profit de discontinuités qui, chacune, donnent l'impression d'une ère nouvelle condamnant les errements précédents.

Et c'est ainsi que les commentaires de Larousse font paraître une galerie de portraits de linguistes et grammairiens européens célèbres. La même démarche pourrait s'appliquer aux notions techniques impliquées dans la constitution de la science ; et il faudrait pouvoir s'arrêter sur langue, grammaire, mot, etc. Ce que je ne ferai pas ici par manque d'espace, bien qu'il soit à l'évidence très éclairant de revenir sur ce trajet circulaire de la préface aux notices du dictionnaire pour mieux appréhender ce que chaque nom propre et chaque nom commun recèlent de sens profond dans cette reconstitution d'une histoire idéale de la linguistique. L'évocation de la découverte du sanscrit comme élément catalyseur d'une réflexion nouvelle sur le langage fait l'objet de commentaires abondants :

L'information historique et scientifique de Larousse ne saurait ici être prise en défaut. La science moderne du langage ici évoquée dans les premières étapes de sa constitution se signale :

1° en mettant à l'écart les fantaisies des périodes antérieures ;

2° en proposant un modèle de dérivation généalogique des langues conforme au système de la parentèle qui règle désormais en familles la vie des sociétés ;

3° en conférant une fois encore à la littérature un statut exemplaire.

Travaillant donc la notion de technique et scientifique de " linguistique ", Pierre Larousse développe dans sa préface une argumentation conforme aux éléments précédemment remarqués de sa constitution intellectuelle : à savoir le caractère complexe de l'objet langage, qui, à ses yeux, est simultanément organique et évolutif ; et, d'autre part, la capacité du même objet à ressusciter des objets et des faits disparus :

De la paléontologie à une palingénésie scientifiquement inavouable alors , l'archéologie du langage à laquelle se livrent les savants évoqués par Larousse instille insensiblement au cœur de la linguistique une poésie du langage, ou plutôt une poesis inconnue jusqu'alors. Ce n'est d'ailleurs pas sans raison que cette période scientifique correspond finalement à celle dans laquelle le langage poétique fait l'expérience de la modernité en découvrant son aptitude à s'introvertir, à se dédoubler et à mettre entre parenthèses les référents mondains extérieurs à son être. Après avoir été forme et énergie [energeia], comme l'affirmait Humboldt, et comme l'avait repris Ernest Renan, le langage pouvait accéder en tant que produit [ergon] au statut d'objet scientifique soumissible aux coupes transversales de l'histoire. Sous les espèces d'un singulier plus massif que comptable, la science du langage revendiquée par Larousse est une dénomination qui permet de fédérer des pratiques disjointes, dont le dictionnaire, dans sa clôture terminologique et son cadenassement métadiscursif, expose les liens invisibles ou ignorés si l'on accepte de l'envisager comme un objet fonctionnel de nature holistique. De sorte que, même si la notice consacrée dans l'ouvrage à Max Müller, n'est pas toujours laudative, c'est le nom de ce linguiste responsable d'une telle dénomination [1864], qui revient constamment dans le dernier tiers de la Préface pour illustrer les développements récents de la science :

Le paysage scientifique décrit ci-dessus fournit l'occasion de caractériser les différents secteurs auxquels l'étude du langage apporte sa part de renouvellement des connaissances :

1° L'étymologie renvoie aux modifications de protocole qui ont affecté l'étude des origines de la langue, en raison de l'élargissement de la matière documentaire procuré par l'ouverture aux langues asiatiques et orientales anciennes.

2° La mythologie comparée, durement sanctionnée dans les premiers états de son existence, se voit désormais rédimée par l'injection dans ses méthodes du composant linguistique, qui oblige à prendre en considération la matérialité verbale des signes.

3° La grammaire comparée illustre le bien fondé des régularités systémiques découvertes par les chercheurs allemands du début du XIXe siècle, lesquelles seront bientôt traduites en termes de " lois " constantes permettant d'appréhender le fonctionnement du langage sous les espèces d'une mécanique dont l'explication relève d'algorithmes morphologiques simultanément prédictifs et rétroprédictifs. Enfin,

4° La linguistique proprement dite bénéficie dans ces conditions d'une ouverture aux langues et dialectes du monde les plus divers, dont on peut d'ailleurs suivre la trace dans les notices du G.D.U. consacrées par exemple aux langues amérindiennes en voie d'investigation.

A cet égard, la comparaison -- que je ne pourrai malheureusement pas développer ici (17) -- avec l'Idiomographie ou Dictionnaire de Linguistique, publié en 1858 dans la série des volulmes de l'Encyclopédie universelle des gens du clergé de l'abbé Migne est éclairante. Dans la discussion des positions de Renan et d'autres à laquelle il procède dans le cours des articles langage, langue, linguistique du G.D.U., et déjà dans les lignes de cette préface, il n'est plus aucunement fait mention de l'hypothèse d'un monogénétisme linguistique d'ordre divin. Et l'objet -- langage et langue distingués dans leurs natures et leurs fonctions mais réunis sous l'aspect de leur effectuation en discours nourris de mots -- n'est plus étudié qu'en ce qu'il est et pour ce qu'il est. La tentation du systématisme des néo-grammairiens n'est jamais très éloignée des positions de Larousse… En témoignent les batteries d'exercices à trous ou substitutifs destinées à l'école et à l'apprentissage des règles. Mais elle est sagement et efficacement contre battue dans son œuvre par une conscience très nette des besoins plus immédiats de maîtrise de la langue à combler dans la conscience des lecteurs.

Le programme défini par l'auteur rend compte de la difficulté à organiser une telle diversité. L'histoire, comme on peut l'escompter en ce siècle, s'y taille un domaine de première importance :

Au vu et au su de certaines notices célèbres, on peut se poser la question de l'impartialité réelle du lexicographe ; mais il demeure constant que son ouvrage est fondé sur une documentation visant à l'exhaustivité, et traitée de manière à fournir des effets de sens non ambigus ; ce qui est également perceptible dans le secteur connexe de la biographie. Décrire le contenu d'un nom commun, ou d'un nom propre engage ainsi la même rigueur définitoire :

Après avoir envisagé le secteur de la géographie, Larousse passe en revue l'ensemble des domaines scientifiques ayant bénéficié d'un semblable traitement. Cette liste fait bien plus que dresser une cartographie des territoires occupés par le discours du lexicographe ; elle expose les principes au nom desquels la critique du document, selon une méthodologie justement appliquée en linguistique, s'institue en préalable obligé à l'analyse de son contenu :

Le langage ainsi conçu possède donc en lui, pour Larousse, la capacité de faire advenir en chacun discernement critique et finesse de l'appréciation des arguments d'un scénario interprétatif. Larousse avait précédemment eu recours à l'image du scalpel ; c'est ici celle des flambeaux, lointaine réminiscence du mythe des Lumières, qui est employée pour signifier cet aspect d'éclaircissement par le langage de la matière opaque du monde. A cet égard, j'ai eu l'occasion de souligner l'importance accordée par l'auteur au domaine de la littérature et des arts dans la conception d'ensemble de son travail lexicographique. On retrouve, au terme de la préface, une identique expression d'intérêt, susceptible d'être interprétée comme la marque distinctive la plus forte de l'entreprise de Pierre Larousse :

Nous avions précédemment rencontré Girault-Duvivier, en 1811, pour le sens moral attaché aux exemples de la littérature ; Boniface, en 1829, pour l'intérêt porté à la lexicologie ; c'est ici le grammairien Lemare et sa grammaire de 1807, qui pourrait être invoqué : la " grammaire des auteurs " est ce qu'une bonne grammaire doit apporter aux élèves. Et à leur suite, il conviendrait de replacer, en 1834, les frères Bescherelle et leur Grammaire Nationale ou Grammaire de Voltaire, de Racine, de Bossuet, de Fénelon, de J.-J. Rousseau, de Buffon, de Bernardin de Saint-Pierre, de Chateaubriand, de Casimir Delavigne, et de tous les écrivains les plus distingués de la France [...]. Ouvrage éminemment classique, qui [...] doit être considéré comme un Cours pratique de littérature française, et une introduction à toutes les branches des connaissances humaines; publié avec le concours de MM. Casimir Delavigne, de Jouy, Villemain, Tissot, Nodier, de Gérando, É. Johanneau, Deshoulières, Lévi, etc., par MM. Bescherelle frères, de la Bibliothèque du Louvre et du Conseil d'État, et M. Litais de Gaux [...].

Le grand mot est alors lâché : il s'agit non plus d'attester des quartiers de noblesse de la langue et de la littérature, mais de reconnaître aux discours généraux ou techniques un "droit de bourgeoisie" plénier, et de conférer aux notices, à toutes les notices, un développement proportionné à l'importance des objets qu'elles décrivent ou désignent. L'attention très soignée que Larousse accorde à l'examen des locutions et expressions idiomatiques dont la littérature fournit la représentation, redouble ainsi la capacité du langage à s'involuer et à créer les propres conditions de son questionnement :

Nous retrouvons là cette ambition cumulative, totalisatrice et sérielle, d'un ouvrage tentaculaire destiné à remplir une fonction propédeutique et didactique, qui caractérise l'ensemble de l'œuvre de Larousse et la distingue de toutes les entreprises concurrentes. Non que son ambition soit exhaustive, à strictement parler : Larousse est conscient de ce que les mots jamais n'épuiseront le réel ; mais parce que son projet mise sur les capacités de discrimination sémantique que le bon usage des mots est susceptible d'induire, et que cedtte discrimination même est source d'infinis développement :

Ce bon usage des mots est en fait l'objet que Larousse n'a cessé de traquer depuis le premiers temps de son activité de pédagogue, d'auteur et d'éditeur. Un terme en détaille le contenu et en résume la valeur, celui de Lexicologie. C'est pourquoi, à partir d'un extrait de la notice consacrée à ce terme, je terminerai cet examen de la présentation des idées du G.D.U. relatives aux sciences du langage par quelques remarques sur cet objet.

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Notes

15. Voir Jacques-Philippe Saint-Gérand : "Philosophie : le Mot et les Choses au crible des dictionnaires du XIXe siècle français ", Romantisme, n° 88, 1995, pp. 7-22.

16. Paris, 1829, Delalain, Levrault, rue de La Harpe, 81, et chez l'Auteur, rue de Tournon, 33.

17. On pourra se reporter à notre article : "La première encyclopédie française de linguistique : l'Idiomographie de Gilly-la-Palud", in La Linguistique fantastique, p. p. Sylvain Auroux et alii, éd. Clims-Denoël, 1985, pp. 81-96.