3. Exemple des intérêts

Deux raisons essentielles militent en faveur de la diffusion du G.D.U. sous forme de base de données :

a) dans la perspective de l'étude de la langue française moderne, comme de celle des méthodes lexicographiques, la base permettra une consultation enrichie du dictionnaire, et sa dimension encyclopédique, aussi bien que ses aspects engagés, voire polémiques, en paraîtront d'autant mieux  : l'exhaustivité des données du dictionnaire lui-même pourra s'appuyer sur une documentation complémentaire : notes critiques et bibliographiques, textes et images associés. Les notes critiques concerneraient les objectifs et les méthodes du dictionnaire, sa réception, le lexique recensé ; les notes bibliographiques pourraient renvoyer à d'autres écrits, dont des monographies de mots ; les textes associés seraient des textes littéraires résidant dans d'autres bases comme ARTFL et Frantext, textes littéraires ou techniques, dictionnaires contemporains ou ayant pu servir de sources à Pierre Larousse et ses collaborateurs. Les images associées permettraient de sauvegarder les gravures et effets de typographie qui ornent le dictionnaire.

b) du point de vue pratique de l'accès au dictionnaire : la consultation et l'étude de cet objet sont gravement hypothéquées par la lisibilité d'une typographie minuscule et serrée, jointe aux conditions matérielles mêmes d'impression du G.D.U. sur un papier ayant mal résisté à l'épreuve du temps et s'étant rapidement acidifié à un point tel qu'une consultation fréquente ruine rapidement l'ouvrage. Ces deux défauts seraient réduits par l'informatisation. La réédition par Slatkine [1975], qui améliore un peu la lisibilité et la conservation de l'ensemble, est par ailleurs diffusée à un prix prohibitif pour les particuliers et les institutions de l'ancien monde. Un Cédérom ou une base en ligne du G.D.U. permettra à toute bibliothèque et à tout chercheur individuel d'avoir l'intégralité du dictionnaire sous une forme éminemment maniable.

L'historien, le grammairien, le littéraire, l'esthéticien, le géographe, le physicien, le mathématicien, le biologiste, le chimiste, le philosophe, le musicien, le musicologue, l'historien de l'art et des cultures, comme l'anthropologue, l'ethnologue ou le psychologue, pourront alors trouver en proportions égales dans le G.D.U. d'inépuisables sources de réflexion. Je prendrai seulement ici l'exemple du philosophe, s'interrogeant sur sa discipline. Pour relire l'histoire de celle-ci jusqu'au XIXe siècle, il peut évidemment se reporter à l'ouvrage de C. Hippeau : Histoire abrégée de la Philosophie, Paris, Hachette 1833. Mais combien ne trouvera-t-il pas d'aperçus plus saisissants, de formules plus éclairantes et de développement prolongés jusqu'aux conceptions de Lachelier ou de Lagneau, exposées dans le second Supplément !.. La mise en perspective de l'ouvrage de Pierre Larousse avec les autres grands dictionnaires de l'époque donne l'occasion de mettre en évidence les traits saillants d'un objet dont les transformations conditionnent la naissance d'une forme moderne de la philosophie française. En effet, face à la complexité des sens et des effets de sens du mot philosophie, le méta-lexicographe d'aujourd'hui ne peut être que saisi d'un accès de doute. D'un spasme d'inquiétude. Comment ce terme, d'apparence aussi complexe, riche -- ou grevé? -- d'une si longue tradition historique, à travers le prisme du langage, en est-il arrivé simultanément:

à se simplifier notionnellement jusqu'à désigner globalement une postulation générale de l'esprit critique réduite à son nominalisme absolu: est philosophie toute tension de l'esprit vers l'abstraction de pensée;

et,

à se complexifier lexicalement jusqu'à ne plus pouvoir signifier en dehors du soutien des béquilles de l'adjectif -- philosophie naturelle, stoïcienne, idéaliste, cartésienne, allemande, critique, etc. -- ou du syntagme prépositionnel -- philosophie de l'histoire -- si abondamment utilisé au XIXe siècle?

L'examen des éléments transmis par un corpus de dictionnaires de la fin du XVIIIe siècle et de la grande première moitié du XIXe siècle, en relation avec le témoignage de l'évolution des idées sur le savoir que véhiculent les langues au cours de la même période, peut aider à résoudre cette troublante contradiction, au demeurant profondément inscrite -- me semble-t-il -- dans une conception néo-classique du langage, qui fait de celui-ci un instrument d'analyse totalement transparent et adéquat à son objet. Qui permet, par conséquent, à ce dernier d'être intégralement -- et, pour ainsi dire, neutralement -- appréhendé dans les mots et les discours du lexicographe; en toute indifférence à ce que les fonctions épilinguistique et métalinguistique du langage -- en termes de représentation -- permettent de re- ou dé- construire. A l'époque où la poésie même ose devenir philosophique, où la diffusion des connaissances se réalise au moyen de l'enseignement, le dictionnaire ne répugne pas à exposer ses conceptions du savoir et sa vision du monde en paraphrasant le contenu du terme philosophie. C'est ce que le GDU réalise exemplairement.

3.1. Historicité et contextualisation

En 1862, M. Pellissier, Agrégé de Philosophie et Professeur au Lycée Chaptal, précédemment traducteur et annotateur des Soliloques de Saint Augustin [Hachette, 1853], publiait ainsi chez Durand un volume intitulé: Précis d'un cours complet de Philosophie élémentaire. En 1866, le même auteur -- ignorant encore le travail précurseur que Gabriel Henry avait déjà rédigé en 1812 sous le titre d'Histoire de la langue française(1) -- pensait livrer chez Didier le premier essai d'une histoire complète de la langue française: La Langue Française, depuis son origine jusqu'à nos jours; Tableau historique de sa Formation et de ses Progrès.

Cet ouvrage, explicitement inscrit dans le dessein de promouvoir la « création nationale, [...] l'oeuvre propre et la gloire du pays » [loc. cit., p. 5 & 7] que représente pour l'idéologie de ses acteurs le développement d'une langue en tant qu'instrument fondamental de communication, de partage et d'intégration sociale, ne faisait cependant que très parcimonieusement référence aux termes et aux notions recouvertes par philosophie et ses dérivés, tout en exposant d'évidence une démarche de type philosophique. A cette époque, la dominance de l'histoire comme mode de penser du XIXe siècle, et la pesanteur prégnante qu'exerçait alors cette discipline sur la structuration des esprits, commençaient à permettre d'envisager un objectif philosophique à l'entreprise explicative qui sous-tend le procès de description des états successifs de la langue. Sous l'empire d'un organicisme biologique généralisé, dont Darmesteter -- entre autres -- devait offrir la plus nette caractérisation, Pellissier affirmait l'inéluctable législation qui métaphorise le devenir du langage: «[...] le principe de mort est aussi un principe de vie, et la décomposition d'une langue est le commencement de la constitution organique d'une langue nouvelle» [p. 5]. Il marquait par là l'objectif que doit se fixer l'historien de la langue à une époque où les premiers résultats de la grammaire comparée des langues romanes, et de la linguistique indo-européenne, commençaient à être opératoires en termes de reconstruction des états passés d'un système. Et, ce faisant, à l'instant même où toutes les sciences se résignaient à quitter définitivement le champ des « arts » spéculatifs pour rejoindre celui des techniques expérimentales, sous l'hypothèse d'une philosophie de la connaissance anthropocentrée sur des valeurs morales et sociales, Pellissier assurait à l'histoire une position de prééminence explicative et une fonction didactique fondamentale rejaillissant sur chacun des objets soumis à son regard.

Pellissier défendait ainsi une certaine conception épistémologique de l'objet langue, inscrite dans une assomption problématique du sens du travail de l'historien et -- pour tout dire -- dans cette philosophie globale de la connaissance précédemment évoquée:

« Le travail de l'historien consiste à tracer le tableau des faits essentiels de la vie et à rechercher les procédés généraux suivis par un idiome dans cette série de transformations. L'histoire d'une langue n'en est ni le dictionnaire, ni la grammaire, c'est l'exposition complète des faits successifs de sa vie expliqués dans leur origine et dans leurs lois. Donner un sentiment exact de la façon dont s'accomplit et s'achève ce travail d'organisation ou de désorganisation, voilà le but d'un historien de la langue. Dégager du chaos des détails les faits capitaux, les mettre en relief, en découvrir les racines dans le passé, en indiquer les fruits dans l'avenir, voilà son oeuvre philosophique et le dernier résultat qu'il ambitionne» [loc. cit., p. 6].

Une telle philosophie de l'histoire se caractérisait immédiatement par sa double dimension éthique et politique, qui fait d'elle un élément proprement fondamental et fondateur: «...] l'histoire d'un idiome est l'histoire d'un peuple dans son oeuvre la plus intime, dans son oeuvre individuelle. Aussi, lors même que l'histoire politique cherche à monter de la simple énumération des événements extérieurs à l'analyse des disposition» morales qui ont produit ces faits, elle reste encore bien loin du tableau des faits intellectuels et moraux enregistrés par l'histoire des langues; ceux-ci sont, bien mieux que les faits politiques, l'oeuvre propre et la gloire du pays. Ainsi, tracer l'histoire d'une langue, c'est faire l'histoire morale de la nation qui la parle, l'histoire de son génie et de son développement intellectuel; c'est assister à sa vie morale, en saisir sur le fait toutes les évolutions. Par là on connaît un peuple dans ce que sa vie a de plus intime et de plus élevé; on observe le reflet de son développement intellectuel, on étudie à leur source et à leur origine les principes de ses progrès et de sa grandeur. A quelque moment qu'on la prenne, on peut dire que l'histoire de la langue d'un peuple révèle sa pensée, ses sentiments, ses émotions, ses croyances, sa valeur intellectuelle et morale, cause première et fin suprême de tout le reste» [loc. cit., p. 7-8].

Elle se caractérisait également par une nécessité critique qui, dans l'explication de l'inaliénable liberté de développement des formes du langage, devait mettre à distance de l'historien toute tentation de systématisme logique et scientifique d'ancienne mode. On retrouve là, sous couvert de l'affirmation d'une liberté créatrice inhérente aux langues, une condamnation des excès de la métaphysique absolutiste des héritiers du XVIIIe siècle, qui plaçait volontiers entre parenthèses les accidents et les contingences du quotidien, concentrant leur attention sur les formes d'épure d'un modèle de reconstruction intellectuelle -- et a priori -- des faits: Un écueil non moins dangereux que la poursuite d'une précision impossible à réaliser, c'est la prétention de soumettre tous les faits moraux à des lois d'une rigueur presque mathématique; défaut trop commun aux philosophes et aux grammairiens que de vouloir absolument mettre l'ordre scientifique ou logique dans un monde où cet ordre n'existe pas. Comme toutes les oeuvres humaines, les langues sont soumises aux mille caprices de la volonté; les meilleures sont les moins imparfaites, celles qui déjouent le moins les calculs et les espérances de la raison humaine» [loc. cit., p. 9].

Contre cette tentation d'un logicisme forcené, Pellissier ira même jusqu'à caractériser ce travers comme un « sophisme » susceptible de nier une des caractéristiques essentielles de toute langue, à savoir être un mixte de régularité et d'anomalie: «[...] l'organisme d'une langue subit l'action d'une puissance morale, l'esprit humain avec sa raison, et aussi avec ses caprices, ses préjugés, ses défaillances, ses contradictions. Cependant cette force libre est soumise elle-même dans son développement » certaines conditions générales que l'expérience et l'histoire permettent de déterminer. L'instinct fécond et spontané des masses qui font les langues produit une oeuvre ordonnée et logique; il obéit dans ce travail à des lois que le philologue a pour mission de saisir dans leur signe visible» [loc. cit. p. 12-13]. S'affirmaient par là des options philosophiques faisant du langage même le lieu d'une analyse critique et d'une activité réflexive. Et Louis Barré, préfacier du Complément au Dictionnaire de l'Académie, de consigner en ce sens, dès 1842: « On a parlé souvent de l'influence réciproque des moeurs sur les lois et des lois sur les moeurs. La même correspondance se trouve entre les idées d'une part et le langage de l'autre : d'où il suit que les les livres qui constatent l'état du langage, et qui influent sur cet état, sont d'une extrême importance sous le rapport des croyances et des idées nationales. [...] Un dictionnaire est donc une des oeuvres importantes de la vie des peuples, l'oeuvre d'une civilisation avancée qui réagit sur elle-même» [Complément au Dictionnaire de l'Académie, 1842, p. XXVII a]. Existe-t-il manière plus explicite de lier philosophiquement le penser de la langue aux incidences morales, sociales et politiques de cette dernière?

A défaut de marquer une exacte équivalence dans les termes du philosophe et du philologue et de leurs démarches de recherche, ces textes suggèrent que -- bien au-delà d'une simple et superficielle paronomase motivée par les approximations de la dérivation étymologique -- philologie et philosophie ont profondément à voir entre elles au XIXe siècle. C'est ce que voudraient marquer les considérations suivantes. Le Dictionnaire de la Conversation et de la Lecture, en 1866, sous la plume d'Adolphe Guéroult, ne va-t-il pas d'ailleurs jusqu'à faire remonter cette alliance jusqu'aux plus célèbres épisodes de la période grecque: «.[..] quand on voit dans Platon, Socrate se qualifier de philologue, il faut entendre par là dans un sens plus restreint les entretiens scientifiques et publics qui étaient la base d'enseignement de la philosophie de Socrate» [t. 14, p. 487 a]? Il est hors de doute qu'une électronisation complète du G.D.U. aurait permis de lancer la sonde de l'enquête en bien d'autres lieux du dictionnaire demeurés inexplorés dans les conditions manuelles d'une investigation forcément restreinte par les conditions matérielles de sa réalisation.

3.2. Philosophie

3.2.1. Étymologie, dérivation, composition

L'ensemble de la documentation consultée pour la période s'étendant grossièrement de 1798 à 1870 fait apparaître le terme philosophie au coeur d'une constellation lexicale dont l'extension embrasse tous les aspects contradictoires de la valorisation discursive que la société investit dans ce terme. L'étymologie milite d'ailleurs en faveur du respect et de la considération dûs à une association aussi parlante à l'intellect que peut l'être celle de l'amour de la sagesse, proche en ses origines -- comme on l'a vu -- de l'amour de la parole efficace, sinon déjà de l'amour plus cérébral de la langue. Un lexicographe aussi avisé que P. C. V. Boiste, dès 1808 et la 3e édition de son Dictionnaire Universel n'hésite pas à consigner cette glose: « amour de la sagesse; connaissance évidente, distincte des choses par leurs causes et leurs effets; science qui comprend la logique, la morale, la physique et la métaphysique; classe, leçon de philosophie; opinions des philosophes; élévation et fermeté d'eprit; élévation et fermeté d'âme qui porte à se mettre au-dessus des préjugés, des événemens fâcheux, des fausses opinions; caractère d'imprimerie». Par où l'on voit que la sagesse, avant d'être définie comme une manière de prendre de la hauteur par rapport aux circonstances, ne peut guère être caractérisée que par des expansions de type discursif. C'est bien autour de ce noyau inaliénable que se structurent les diverses formes de la dérivation morphologique du terme.

Si philosophie, philosophe, philosopher, philosophique et même le terme apparemment moderne de philosophème, peuvent être entendus comme les formes d'appréhension les plus neutres du phénomène de la pensée abstraite et générale, les items philosophaille, philosophailler, en revanche, laissent clairement percevoir dans leur dérivation suffixale une charge de connotation négative qui les rapproche respectivement de termes aussi dépréciatifs que antiquaille, valetaille, encanailler ou rimailler.

Seul Mgr. Paul Guérin, la contre partie chrétienne du lexicographe laïc Pierre Larousse, note la forme philosophant, sous les deux espèces de l'adjectif, exemplifié d'une citation de Jules Simon(2), et du substantif, assorti d'une citation de Jules Vallès(3). Alors que la tendance émanant de la première forme est plutôt orientée du côté du positif, le contexte dans lequel est illustrée la seconde place immédiatement cette dernière sous un éclairage négativisant.

Quant à philosophisme et à philosophiste, il est assez aisé d'y détecter une exacerbation du syndrome condamnateur tel qu'il résulte des tendances du néologisme. Philosophastre incline vers les associations avec tous les termes qui, en raison de leur suffixation diminutive [latin -aster], dénotent une ressemblance incomplète avec la notion contenue dans le radical, et connotent un effet de péjoration archaïsante: gentillâtre, marâtre, mulâtre, poétastre, etc.

Philosopherie et philosophesque, pour leur part, respectivement définis comme une mauvaise philosophie et la caractérisation d'une philosophie fautive, ne sont guère susceptibles d'une contre-interprétation qui les valoriserait positivement tout-à-coup. La simple situation du terme neutre au sein de cette ensemble suffit -- paradoxalement -- à ériger la neutralité en pseudo-critère positif d'appréhension du contenu, en dépit des expériences de l'histoire immédiatement passée dont les lexicographes de la première moitié du XIXe siècle ne peuvent cependant pas ignorer les conséquences pratiques.

En composition syntagmatique, au début du XIXe siècle, philosophie s'accommode des épithètes précédemment repérées, parmi lesquelles il est assez aisé de distinguer entre les termes qui orientent positivement le contenu de la locution: chrétienne, première, morale, classique, spiritualiste, idéaliste, métaphysique; et ceux qui en orientent plutôt négativement le sémème: naturelle, donné comme synonyme de païenne, logique, corpusculaire, mécanique, moderne, positive, matérialiste. Les premiers soutiennent une conception traditionnelle de la philosophie comme activité réflexive essentiellement préoccupée de la définition du statut de l'homme au monde. Les seconds s'inscrivent dans le mouvement d'extension et de régénération de la pensée philosophique qui porte à interroger les fondements scientifiques de la nature. Le passage du siècle tend au reste à inverser l'axiologie, et le dernier tiers du XIXe siècle ne verra plus aucune connotation négative dans les termes de la seconde série. Quelques prédicats, cependant, ne penchent en faveur ni du soutien ni du dédain: expérimentale, critique, par exemple, qui, subvertissant les valeurs anciennes de ces termes, dans la postérité kantienne et les conceptions de Claude Bernard, exposent des modalités nouvelles de la réflexion.

Quelques épithètes, notamment relevées dans le Dictionnaire Universel de Boiste, s'attachent moins à la définition des caractéristiques intrinsèques de l'objet, comme ci-dessus, qu'à l'évaluation des effets qu'il peut produire sur le monde et ses acteurs. Au fur et à mesure que se succèdent les éditions de cet ouvrage, et que l'on avance par conséquent dans le XIXe siècle, cette liste se modifie et s'élargit. Des caractéristiques insouciante et sceptique, somme toute banales en 1808 pour décrire une philosophie synonyme de style de vie, l'édition de 1834, revue et corrigée par Nodier, ne retient rien et substitue à celles-ci des prédicats marquant nettement la polarité manichéenne du bon et du mauvais: véritable, douce, noble, riante, haute, voire altière, suggèrent une aperception positive de l'objet, tandis que fausse, coupable, froide, décourageante, flétrissante et corruptrice, en stigmatisent sans vergogne la négativité sociale. De style de vie, il semble qu'on soit passé à manière de vivre.

Il est vrai que la huitième édition du Boiste [1834], relue et complétée par Nodier, en cet instant du XIXe siècle où s'essouffle et meurt l'égrotante tradition des métaphysiciens qu'ont transformée et logicisée les idéologues, ce Pan-Lexique moderne n'hésite pas à faire appel à Mme de Grignan pour justifier la sévérité de caractérisation des diverses formes euphémistiques prises par la philosophie : « Toutes le philosophies ne sont bonnes que quand on n'en a que faire! ». Dès la neuvième édition de 1839, et jusqu'en 1857, dans la dernière édition de cet ouvrage, s'ajouteront à cet ensemble: dangereuse, systématique , et négative. On est bien là au coeur de cette crispation de la pensée réflexive du second tiers du XIXe siècle qui fait alors prendre conscience de ce que la philosophie sans les sciences n'est qu'une vague et dérisoire fantaisie de l'imagination, et de ce que les sciences sans philosophie sont porteuses d'illusion et de danger. De ce que vivre contraint l'homme réflexif à envisager les modalités de son existence et le cadre historique, moral, politique et social, dans lequel se développe cette dernière.

Une seconde forme de la composition se réalise sous les espèces de la complémentation adnominale par adjonction d'un syntagme prépositionnel : philosophie de l'histoire. Notamment à la suite de l'importation en traduction -- la même année 1827! -- des travaux de Herder [Quinet,] et de Vico [Michelet]. On verra ensuite se généraliser les formes: de la botanique, de la chimie, de l'art de la guerre, de la grammaire, principalement sous l'emprise des thèses humboldtiennes portées à la connaissance du public français par Saint-René-Taillandier [1859]. Indépendamment du strict contenu de chacun de ces syntagmes, la procédure grammaticale la plus notoire est ici celle de la détermination rétroactive du contenu de chaque discipline ou corps de doctrine par le terme même de philosophie:-de l'art de la guerre,-de la chimie, etc., qui -- introduisant le déterminé sous la forme de l'actualisation généralisante -- donne l'illusion d'atteindre aux fondements primordiaux de l'objet, d'en élaborer une saisie épistémologique intégrale, et d'en exposer la leçon. Ainsi toute philosophie de la langue s'énonce-t-elle déjà à mots couverts sous les apparats verbaux dans lesquels elle se drape, et se décline-t-elle subrepticement dans les modalités syntaxiques du message qui la communique.

3.2.2. Intégration syntaxique et représentation

Le discours des dictionnaires de langue a ceci de caractéristique qu'il se réduit généralement à des énoncés simultanément simples et réguliers en leurs types de développement syntaxique: « Science qui consiste à connaître les choses par leurs causes et leurs effets , est ce que dit la cinquième édition du Dictionnaire de l'Académie du terme de philosophie. Le discours des dictionnaires encyclopédiques, en revanche, se distingue de cette norme implicite par une propension assez nette à complexifier les formes de la syntaxe des gloses. L'intérêt est ici encore de comparer les informations du G.D.U. avec celles contenues dans ses homologues contemporains. Du même terme, la 8e édition du Dictionnaire universel de Boiste, revu et corrigé par Charles Nodier et Louis Barré, note: « amour de la sagesse, science, connaissance évidente, distincte des choses par leurs causes et leurs effets; science qui a pour objet la connaissance de l'esprit humain; science qui comprenait autrefois la logique, la morale, la physique et la métaphysique; on pourrait y comprendre aujourd'hui : psychologie, théodicée, morale, politique, esthétique, idéologie, grammaire générale, logique et économie politique. -- classe, leçon, traité, cours, étude de philosophie; opinions des philosophes; règle de la vie [Sénèque.]; élévation et fermeté d'esprit, d'âme, qui porte à se mettre au-dessus des préjugés, des événements fâcheux, des fausses opinions [véritable, fausse, coupable, douce, noble, riante, froide, haute-;-altière, décourageante, flétrissante, corruptrice; avoir de la -].-, combinaison et comparaison des idées; étude des choses; application de la raison aux objets qu'elle peut embrasser [D'Alembert.]; art de bien vivre; médecine de l'âme; écho de la vertu [Cicéron.]; raison du juste [De Lévis.]; recherche de la vérité [Dumarsais. Huet.]; étude de la sagesse; connaissance générale des causes et des effets [Mad. de Staël. Huet.]; caractère de raison droite qui rapporte chaque chose à des principes clairs [Houtteville.]; étude du vrai [La Harpe.]; science du bien et du mal; sagesse [Marmontel.]; vie simple et paisible [Pascal.]; bon sens éclairé par l'expérience [Dussault.]; amour et pratique de la sagesse [Pompignan.]». Et l'on peut voir là, notamment dans le recours aux attestations auctoriales, comme une sorte d'impuissance du lexicographe à canaliser et réduire à une idée de base toute la complexité foisonnante du réel observé. Le dictionnaire ne peut que refléter les diverses aperceptions de l'objet qu'ont fixées des écrits considérés comme témoignages probants. Les documents de notre corpus sont assez éclairants à cet égard.

De la cinquième à la sixième édition du Dictionnaire de l'Académie, soit en l'espace d'environ trente-sept ans qui verront la reconnaissance en France de la philosophie écossaise [Royer-Collard], l'affirmation de l'éclectisme cousinien, l'impérialisme et le déclin de l'Idéologie, la définition ne se modifie pas dans sa structure syntaxique et argumentative formelle: « Science qui », mais dans sa constitution représentative et sémantique, qui désormais substitue à la connaissance générale des choses une visée scientifique: « Science qui a pour objet la connaissance des choses physiques et morales par leurs causes et par leurs effets; étude de la nature et de la morale » [t. 2, p. 406 a].

Le Dictionnaire National de Bescherelle aîné, qui s'inscrit dans la même perspective de langue, n'hésite pas -- non sans paradoxe -- à développer au maximum cette manière de présenter la notion au moyen d'une paraphrase contenue dans une expansion relative, elle-même développée dans une succession d'énoncés apposés: « Après l'âge de l'imagination et de la poésie, vient ordinairement l'âge de la philosophie et du raisonnement. La vraie philosophie est de voir les choses telles qu'elles sont; le sentiment intérieur serait toujours d'accord avec cette philosophie, s'il n'était perverti par les illusions de l'imagination [Buff.]. C'est là que Pythagore, le père de la philosophie, fut chercher parmi les sages brachmanes les éléments de la physique et de la morale [B. de St.-P.]» [Dictionnaire National ou Dictionnaire Universel de la Langue française, par M. Bescherelle aîné, 1852, t. 2, p. 868, a].

L'utilité de l'infinitif, en tant qu'actualisateur des diverses modalités sous lesquelles peut être saisie la notion de philosophie, se marque ici d'elle-même. Mais cette forme substantive bien connue de la verbalisation des procès qu'est l'infinitif peut être progressivement atténuée jusqu'à ne plus apparaître et laisser place au substantif lui-même dans toute son intégrité morphologique.

Dans cette manipulation de la définition, se dissimule l'insensible transition du dictionnaire de langue au dictionnaire de chose, même lorsque l'institution ne veut point encore reconnaître cette nécessité, comme dans le cas du Complément au Dictionnaire de l'Académie, qui s'était donné comme ambition de rassembler tous les termes spécialisés ou techniques, toutes les illustrations et attestations dont le dictionnaire officiel des Académiciens n'avait pas cru bon de relever la pertinence culturelle: « [..] l'Étude de l'homme ou du moi, et de ses rapports avec Dieu et le monde; la Science des vérités fondamentales; la Science des idées (Schelling); la science de l'absolu (Hegel); la Science de la raison par les idées (Kant); la science de la science; la science de la légitimité des opérations de l'intelligence (Fichte); et, enfin, la Science des raisons de nos opinions, de nos conjectures et de nos convictions, sur nous-mêmes et sur tout ce qui est en rapport avec nous. Platon, le premier, divisa la philosophie en logique, philosophie, et éthique. Aristote subdivisa la dernière partie en éthique proprement dite, politique et économique; mais la métaphysique n'y fut ajoutée qu'au moyen âge, par une fausse interprétation d'un titre commun donné par Andronicus de Rhodes à quatorze traités des péripatéticiens» [Complément du Dictionnaire de l'Académie française, Paris, 1842, p. 935 a].

L'irruption fulgurante de noms propres dans cette définition, comme on l'a noté plus haut, devient l'indice de l'ambition d'une véritable appropriation par le lexicographe du matériau notionnel dans ses plus diverses transformations. La suite de la même définition, en une série panoramique de renvois, donne d'ailleurs à lire clairement ce processus nouveau : Voy. MÉTAPHYSIQUE. Le portique distingua six parties de la philosophie: dialectique, rhétorique, éthique, politique, physique et théologie. Des philosophes latins l'ont partagée en inspective et actuelle: la première partie était subdivisée en naturelle, doctrinale et divine; la seconde, en morale, dispensative et civile. Saint Bonaventure divise la philosophie en rationnelle, naturelle, morale. Voy. LUMIERE au Compl. Wolf distingua dans la métaphysique, l'ontologie, la théologie et la cosmologie : cette dernière partie comprenait la somatologie et la pneumatologie. La philosophie telle qu'on l'enseigne aujourd'hui, consiste presque entièrement dans la psychologie ou l'émautologie; elle peut se diviser en traité du sentiment, de la volonté, de l'intelligence: à la première partie se rattachent la psychologie particulière, la théodicée, la morale, la politique et l'esthétique; à la seconde la ploutonomie ou économie politique; à la troisième, l'idéologie particulière, la logique et la linguistique générale. Du reste, toutes ces divisions sont variables, parce que des sciences nouvelles se forment sans cesse dans le sein de la philosophie, et s'en détachent quand elles ont acquis une certaine extension. -- Philosophie première, s'est dit, dans l'école péripatéticienne, de la partie qui, depuis, a été appelée improprement, métaphysique. -- Philosophie de l'histoire, Étude des faits historiques, dirigée de manière à saisir ce qu'ils ont de plus général, et à en déduire une formule applicable aux différentes époques de la vie du genre humain ou de l'histoire d'une nation quelconque. -- Il se dit de Toute théorie ou formule qui résulte d'une pareille étude» [ibid.]. Là encore la syntaxe contribue à modeler la morphologie de la glose et le déploiement linéaire du concept qu'elle expose.

Dans un dictionnaire comme celui de Bescherelle, le processus peut même aller jusqu'à créer une confusion avec le dictionnaire encyclopédique en exposant la succession abrégée des différentes doctrines philosophiques, et le témoignage des définitions données par quelques-unes des grandes figures du genre: « [...]Les différentes manières d'envisager et de résoudre les questions philosophiques ont donné naissance à un grand nombre de sectes ou d'écoles. Voici les noms des principales de ces écoles, chez les anciens, depuis les temps les plus reculés jusqu'à la chute de l'empire romain: 1° école ionique, 2° école italique, 3° école éléatique, 4° école atomistique, 5° école sophistique, 6° école cyrénaïque, 7° école cynique, 8° école de Mégare, 9° école érétriaque ou d'Élis, 10°, école aristotélicienne ou péripatéticienne, 11° école platonicienne ou académique, 12° école stoïcienne, 13° école épicurienne, 14° école sceptique, 15° école éclectique, 16° école juive, 17° école gnostique, 18° école néo-platonicienne, 19° école empirique, 20° école des Pères de l'Église. La philosophie a été définie de mille manières; comment se serait-on entendu sur le mot, quand, depuis quatre mille ans on ne s'entend pas sur les choses? On l'a définie: l'amour de la science en général, c'est même la définition primitive; puis la science de la raison humaine; la science de la raison detoutes choses; la science des choses divines et humaines; cette dernière définition est de Cicéron : la science des vérités fondamentales; la science des idées (Schelling); la science de l'absolu (Hegel); la science de la religion par les idées (Kant); la science de la science; la science de la légitimité des opérations de l'intelligence (Fichte); et enfin, la science des raisons de nos opinions, de nos conjectures et de nos convictions sur nous-mêmes et sur tout ce qui est en rapport avec nous. Platon, le premier, divisa la philosophie en logique, physique et éthique; Aristote subdivisa la dernière partie en éthique proprement dite, politique et économique; la métaphysique n'y fut ajoutée qu'au moyen âge, par une fausse interprétation d'un titre commun donné par Andronicus de Rhodes à quatorze traités des péripatéticiens. Le portique distingua six parties de la philosophie: dialectique, rhétorique, éthique, politique, physique et théologie. Des philosophes latins l'ont divisée en inspective et actuelle. Saint Bonaventure la divise en naturelle, rationnelle et morale. La philosophie, telle qu'on l'enseigne aujourd'hui, consiste presque entièrement dans la psychologie; elle peut se diviser en traité du sentiment, de la volonté, de l'intelligence. On rattache à la première partie la psychologie particulière, la théodicée, la morale, la politique et l'esthétique; à la seconde, l'économie politique; à la troisième, l'idéologie particulière, la logique et la linguistique générale» [Dictionnaire National, 1852, p. 852 b, c].

Comme on l'aura remarqué, il découle de la présentation des différentes écoles philosophique la présomption de l'impossible définition d'un objet plurimorphe. La référence terminale à l'existence d'une linguistique générale -- à la vérité très différente de celle que nous appelons ainsi aujourd'hui -- renvoie à cette aporie et à ce mystère que la langue, en-deçà de toute pensée, sous les différentes formes qui sont les siennes, pourrait rendre compte des caractéristiques intrinsèques et universelles de l'objet philosophie, et en conceptualiser le contenu. Mais, dans cette illustration, la désignation de l'objet est néanmoins toujours soumise à l'emploi d'un déterminant défini qui, pour reprendre les termes de Gustave Guillaume, en saisit le contenu sous l'angle d'une extension généralisante, et qui trahit par là l'idéalisme subjectif des lexicographes victimes de l'illusion nominaliste, et aliénés aux pièges de la cumulation des vocables. Une somme de savoir n'est pas forcément homologue à une somme de mots.

Et même un ouvrage délibérément encyclopédique, tel que le Grand Dictionnaire Universel du XIXe Siècle de Pierre Larousse, ne peut faire autrement que de multiplier les citations définitionnelles de philosophie, issues d'auteurs embrassant toute l'étendue du spectre historique de ses développements, et d'alléguer à chaque fois un déterminant du substantif à valeur soit distributive: Toute; soit généralisante: La; soit relationnelle: Sa: Science générale des êtres, des principes ET des causes : Qui méprise la PHILOSOPHIE, méprise la sagesse. (Sophocle.) Toute PHILOSOPHIE est un arbre dont les racines sont la métaphysique. (Desc.) La PHILOSOPHIE, ainsi que la médecine, a beaucoup de drogue, très-peu de bons remèdes et presque point de spécifiques. (Chamfort.) La PHILOSOPHIE est la raison du juste. (Lévis.) La PHILOSOPHIE n'est pas seulement la science suprême, elle est l'âme de toutes les sciences. (Géruzez.) Une PHILOSOPHIE complète serait la science absolue, la science infinie. (Lamenn.) Où la foi place un mystère, la PHILOSOPHIE cherche une raison (S. de Sacy.) La PHILOSOPHIE est la religion de la raison (Proudh.) La PHILOSOPHIE est la lumières de toutes les lumières, l'autorité des autorités. (V. Cousin.) La science et la PHILOSOPHIE doivent suffire un jour à l'humanité. (Vacherot.) Opinion, doctrine, système d'un philosophe, d'une école, d'un peuple, d'une époque, d'une collection d'hommes : La PHILOSOPHIE d'Aristote. La PHILOSOPHIE stoïcienne. La PHILOSOPHIE allemande. La PHILOSOPHIE du XVIIIe siècle. La PHILOSOPHIE idéaliste s'est perdue dans la négation des réalités. (Ballanche.) La PHILOSOPHIE d'un siècle sort de tous les éléments dont ce siècle se compose. (V. Cousin.) Observer avec exactitude, analyser avec précision, généraliser avec rigueur, voilà toute la PHILOSOPHIE actuelle. (Proudh.) Toute religion a sa PHILOSOPHIE dont le caractère rationnel et humain est manifeste. (Vacherot.)»

Il se crée par là une image de la conception de l'objet qui -- sûre de l'homogénéité et de la validité de ses principes -- exclut implicitement toutes les autres formes sous lesquelles cet objet peut se manifester. Arbitrairement définie comme cohérente, la notion tend à s'instituer unique. Observé avec l'oeil critique du méta-lexicographe, ce processus syntaxique exorbitant rend paradoxalement au dictionnaire sa fonction primordiale, qui est moins de définir des certitudes que de suggérer une analyse de la connaissance appuyée sur un ensemble de conceptions plus ou moins explicites. Ainsi se marque de nouveau en langue une épistémologie de la discipline étroitement dépendante du discours qui la supporte.

3.2.3. Contextes, sémantique et énonciation

L'ensemble des textes du corpus dictionnairique réuni pour cette étude atteste que la première moitié du XIXe siècle enregistre une transformation importante du contenu de philosophie. Alors que de 1694, date de la première édition du Dictionnaire de l'Académie, à 1798, date de la cinquième, la glose définitoire du terme reste globalement identique : Science qui consiste à connoistre les choses par leurs causes et par leurs effets, l'édition « romantique » de 1835 donne à observer une série de modifications dont les causes et les conséquences appellent commentaire. Mais ce dernier sera d'autant plus pertinent qu'il pourra être aussi mis en relations avec les aperçus délivrés ultérieurement par le G.D.U.

En effet, la glose de cette sixième édition altère l'énoncé définitionnel initial de l'édition dite « révolutionnaire » en faisant paraître l'influence de l'Idéologie sous les espèces de la précision conférée aux « choses », devenues « morales » et « physiques . Ce détail renseigne sur la sphère dans laquelle se déploie désormais le raisonnement philosophique. Sont aussi supprimés de l'ensemble de la définition antérieure les exemples qui rattachent trop évidemment l'objet à une tradition en voie d'extinction, tandis qu'en transformant l'opposition que Diderot énonçait déjà en 1753 dans les pensées de l'Interprétation de la nature, l'opposition d'expérimentale à rationnelle vient sanctionner ce passage décisif de la spéculation à l'observation et à l'analyse(4):

« Ph. Science qui a pour objet la connaissance des choses physiques et morales par leurs causes et par leurs effets; étude de la nature et de la morale. Étudier la philosophie. Les principes de la philosophie. Enseigner la philosophie. Agiter des questions de pilosophie. La vraie philosophie élève l'âme et affermit la raison. Le propre de la philosophie est d'éclairer les esprits. La philosophie expérimentale découvre des faits dont la philosophie rationnelle cherche les causes. Aux siècles d'imagination et de poésie succèdent ordinairement les siècles de philosophie et de raisonnement.

Il se dit aussi Des opinions, de la doctrine, du système particulier de chaque secte de philosophes, ou de chaque philosophe faisant secte. La philosophie des platoniciens, des péripatéticiens, des épicuriens, des stoïciens, etc. La philosophie de Platon. La philosophie d'Épicure. La philosophie d'Aristote. La philosophie de Descartes, de Gassendi, de Newton. La philosophie scolastique. La philosophie du dix-huitième siècle. L'ancienne philosophie. La philosophie moderne.

Il se dit également d'Un système de principes que l'on établit ou que l'on suppose pour expliquer un certain ordre d'effets naturels. Philosophie corpusculaire. Philosophie mécanique.

Il se dit encore d'Ouvrages composés sur quelque science, sur quelque art en particulier, et qui en renferment les vérités premières, les principes fondamentaux. La Philosophie de la botanique. La Philosophie de la chimie. La Philosophie de l'art de la guerre.

PHILOSOPHIE, se dit aussi d'Une certaine fermeté et élévation d'esprit, par laquelle on se met au-dessus des accidents de la vie et des fausses opinions du vulgaire. Il n'y a point de philosophie à l'épreuve d'un événement si cruel. Il méprise par philosophie les honneurs que recherchent la plupart des hommes. Il apprit avec beaucoup de philosophie la nouvelle de la perte de sa fortune. Voilà de quoi exercer sa philosophie. Il a montré beaucoup de philosophie en cette circonstance. Ce prince fit asseoir la philosophie sur le trône.

Philosophie chrétienne, Celle qui est fondée sur les croyances du christianisme; par opposition à Philosophie païenne ou naturelle, Celle qui n'est soutenue que des seules lumières naturelles. Il n'y a point de meilleur secours contre les accidents de la vie, que celui de la philosophie chrétienne.

Philosophie naturelle, se dit aussi d'Un certain caractère naturel de raison, de modération et de force d'âme. Cet homme n'a point reçu d'éducation, mais il est doué d'une sorte de philosophie naturelle.

PHILOSOPHIE, se dit aussi Du système particulier qu'on se fait pour la conduite de sa vie. Sa philosophie consiste à ne se tourmenter de rien. Jouir du présent sans s'occuper de l'avenir, voilà sa philosophie. Il mène une vie douce et tranquille; c'est le fruit, le résultat de sa philosophie. Savoir se contenter de peu, c'est la bonne philosophie.

PHILOSOPHIE, se dit encore de La science qu'on enseigne sous ce nom dans les collèges. Faire son cours de philosophie. Professeur de philosophie. Traité de philosophie. Cahiers de philosophie.

Il se dit absolument Du cours de philosophie. Faire sa philosophie. Etre en philosophie. Il est dans sa seconde année, il fait sa seconde année de philosophie» [Dictionnaire de l'Académie Française, 6e éd., 1835, t. II, p. 406 c]

L'accent mis sur les aspects concrets de la philosophie renseigne sur le développement général de la pensée réflexive au cours du XIXe siècle. Au lieu que la philosophie soit confinée aux domaines abstraits et éloignés de la vie quotidienne que sont la science expérimentale et l'observation des phénomènes physiques, la tendance est alors à une généralisation de ce que l'on pourrait presque appeler avec anachronisme une praxis. En effet, corpusculaire, mécanique, en relation avec expérimentale et rationnelle montrent en quoi les aspects théoriques de la physique, mais aussi de l'histoire comme le souligneront Michelet, Quinet ou Taine, peuvent désormais donner lieu à des interrogations de type philosophique, dont les formes les plus couramment développées seront aussi supportées par un enseignement et une profession: « faire un cours de philosophie ». Il y a là un bouleversement profond et définitif de l'édifice épistémique légué par le XVIIIe siècle.

Les dictionnaires notent généralement ce phénomène en lui attribuant, comme Dupiney de Vorepierre, la dernière place dans la progression de leur notice linguistique, juste avant les développements encyclopédiques : « La science de l'esprit humain, la science des principes généraux de toutes choses. Étudier la ph., les principes de la ph. C'est une des questions les plus ardues de la ph. Se dit aussi Du système philosophique particulier à chaque école ou à chaque philsophe ayant fait école. La ph. de Platon, d'Aristote, d'Épicure, de Descartes, de Bacon, de Kant. La ph. stoïcienne, alexandrine, scolastique, écossaise. La ph. ancienne, moderne. La philosophie du XVIIIe siècle.-Ph. chrétienne, Celle qui est fondée sur les croyances du christianisme, par opp. à la Ph. païenne ou Ph. naturelle, Celle qui n'est soutenue que des seules lumières de la raison. -- Quelquefois, on désigne le système particulier d'un auteur par le caractère qui le distingue. La ph. atomistique. La ph. sensualiste. La ph. critique. -- Se dit aussi De l'ensemble des principes fondamentaux sur lesquels repose une science particulière, un art spécial. La ph. des sciences. La ph. des mathématiques, Ph. de l'histoire. Ph. zoologique. La ph. de l'art de la guerre.

-- Ph. de la nature ou Ph. naturelle, celle qui a pour objet l'étude des lois et des causes des phénomènes que nous offre l'ensemble de l'univers. -- Au sens moral on appelle Philosophie, cette fermeté d'âme, cette raison pratique qui met l'homme au-dessus des passions, des accidents de la vie, des fausses opinions du vulgaire. Il a supporté sa disgrâce, la perte de sa fortune avec beaucoup de ph. Voilà de quoi exercer votre ph. -- Ph. naturelle, se dit encore D'un certain caractère de raison, de modération, de force d'âme. Cette femme est sans éducation, cependant elle a une ph. naturelle des plus remarquable. -- Se dit aussi Du système particulier qu'on se fait pour la conduite de la vie. Jouir du présent sans s'occuper de l'avenir, voilà sa ph. Sa ph. consiste à ne se tourmenter de rien. -- Dans les collèges, se dit Du cours que l'on fait aux élèves sur les parties les plus importantes de la science. Faire son cours de ph. faire sa ph. Il est en ph.» [Dictionnaire français illustré et Encyclopédie universelle, 1881, t. 2, p. 694 b]. Une telle modification rend compte du glissement de sens affectant le terme d'École, qui désormais, comme le montre l'exemple du Grand Dictionnaire Universel de Pierre Larousse, interfère bourgeoisement avec celui de : « classe Enseignemt. Science qu'on enseigne dans les collèges aux élèves de dernière année; classe ou cette science est enseignée : Faire son cours de PHILOSOPHIE. Entrer dans la classe de PHILOSOPHIE. Professeur de PHILOSOPHIE[Loc. cit., t. II, p. 828]. L'enregistrement du glissement est ici particulièrement significatif.

Dans la mesure où le contenu de philosophie est irrémédiablement incliné vers les effets d'un didactisme soucieux de donner des exemples à la société, et de lui proposer matière à réflexion sous forme d'essais, de cours, voire de poèmes ou de romans, il n'y a plus guère à s'étonner si la notion et son objet en viennent à subsumer une véritable représentation unifiée de l'univers et à exprimer une forme de connaissance globale de l'expérience humaine, susceptible de faire se correspondre les secteurs les plus apparemment éloignés de cette dernière.

Un excellent exemple est celui que donne le Dictionnaire de la Conversation, qui fait de philosophie le terme central d'une épistémologie critique plaçant le sujet observateur au coeur du monde créé, comme l'interprète par excellence de la création et des intentions de son créateur: «[...] L'examen des diverses branches de la philosophie nous a fait entrevoir qu'elle a des rapports avec plusieurs sciences importantes [...]. Elle en a avec toutes les études, et elle les domine toutes, car elle leur donne à toutes des principes. ayant p»ur objet le monde intellectuel et moral, elle se distingue des sciences physiques, qui ont pour objet le monde matériel, et des sciences mathématiques, qui ont pour objet les formes d'un monde idéal appliquées au monde réel. Mais si distincte qu'elle en soit, elle prête aux unes et aux autres le point de départ de chacune d'elles, la méthode qu'elle doit suivre, et l'art ou l'ensemble des règles qu'elle doit appliquer pour élever un édifice scientifique. [...]

La philosophie est, quoiqu'à des degrés divers, la reine commune des lettres et des arts, comme elle est celle des sciences morales et politiques. Elle est encore, et dans d'autres limites, celle des sciences physiques et mathématiques. La philosophie offre aux uns et aux autres ces trois choses: l'instrument investigateur ou la science de l'esprit humain; l'art de l'investigation et de l'exposition, la méthode; enfin, le principe suprême ou le point de départ lui-même. En d'autres termes, la philosophie fait les destinées et assure la fortune detoutes les sciences. En effet, c'est elle qui leur enseigne à toutes l'art d'observer et d'analyser, d'induire et de conclure, de composer et de systématiser. [...]

L'origine de la philosophie est celle de l'homme. L'homme dont l'intelligence n'aurait pas fonctionné de manière à se rendre raison d'elle-même, à avoir conscience de ses sensations et de ses sentiments, de ses pensées et de ses délibérations, des résolutions, des actes qui s'ensuivent, enfin des jugements internes qui succèdent à ces actes, cet homme n'aurait pas été l'homme intellectuel et moral. Au lieu d'être l'homme véritable, l'homme spirituel, il eût été l'homme dégradé, l'homme animal» [Loc. cit., t. 14, p. 493 a-494 b]

3.3. Conclusion

Cette métaphore de « la reine commune des lettres et des arts [...] des sciences morales et politiques » est en soi parfaitement représentative d'une conception hiérarchique du savoir et d'une représentation hiérarchisée des degrés de la connaissance, au service d'une entreprise de construction et d'organisation de la société. Nul autre témoignage que celui de Dupiney de Vorepierre ne peut être plus indicatif de cette tension propédeutique, dans laquelle la philosophie -- comme forme d'instruction du citoyen -- s'est peu à peu substituée aux seuls prestiges verbaux d'une rhétorique qui avait délaissé au cours du temps son objectif maïeutique initial. Le lexicographe, replaçant le terme de philosophie et son contenu dans la perspective historique, fait de celui-ci la clef de voûte d'un dispositif politique et social ordonné et stable; et lorsqu'il décrit le programme qui s'ouvre sur l'avenir de la philosophie contemporaine, en 1881, il n'hésite pas à affirmer la prééminence d'un nouveau type de connaissance, qui supplante alors l'histoire, celui de la psychologie, science naturelle, que l'on peut éternellement balancer entre l'individuel et le social :

« A nos yeux la psychologie devrait être la base de l'édifice philosophique tout entier, c'est à son achèvement parfait qu'il est urgent de travailler. Or la psychologie offre encore beaucoup à faire, soit que l'on, considère les facultés de l'âme en elles-mêmes, soit qu'on les considère dans leurs rapports avec l'organisme. La logique est à peu près terminée; néanmoins les règles de la méthode inductive ne sont point encore aussi rigoureusement fixées que celles de la méthode déductive. Nous ne parlerons point de la morale, car elle a été fondée sur des bases inébranlables, par le christianisme, comme par la philosophie. Quant à la métaphysique, on peut, nous le croyons, affirmer que le champ de ses spéculations est épuisé; ce qui le prouve, c'est qu'elles tournent perpétuellement dans le même cercle, et se répètent dans le même ordre au bout de certaines périodes. Elles se reproduisent toujours, il est vrai, avec un aspect de jeunesse qui en impose; mais ce rajeunissement apparent est dû aux emprunts qu'elles font aux sciences positives dont le progrès est incessant. Il importe de mettre un terme à ce mouvement stérile; on n'y parviendra qu'en reprenant l'oeuvre de Kant avec l'aide d'une psychologie définitive. Enfin, il restera à introduire la philosophie dans la sphère des sciences: toutes en ont besoin, sans en excepter les sciences mathématiques. Néanmoins celles où la philosophie a le plus grand rôle à jouer, sont les sciences que l'on classe communément sous la dénomination de sciences morales et politiques, l'histoire, le droit, la linguistique générale, l'économie politique, et la politique proprement dite. Il nous est permis de croire que l'esprit français, en général si net, si lucide, si pratique, si ennemi des rêveries, parce qu'il a le goût et l'habitude de l'ordre et de la méthode, remplira un rôle digne de lui, le principal peut-être, dans cette grande oeuvre dont nous appelons de tous nos voeux l'accomplissement» [Dupiney de Vorepierre, Dictionnaire français illustré, 1881, t. II, p. 700 c]

Une telle citation souligne bien -- me semble-t-il -- l'évolution dont le terme de philosophie et son contenu ont été l'objet au début du XIXe siècle. Dans la succession des gloses lexicographiques, au milieu desquelles celles du G.D.U. de Pierre Larousse occupent une place cardinale, on est progressivement passé, grâce aux lentilles de la réflexion et du langage, d'une conception restreinte de l'objet à une conception élargie du phénomène dans laquelle le terme de philosophie est désormais en mesure de s'appliquer dynamiquement à toute entreprise d'interrogation des fondements de la société. C'est à ce titre que l'ensemble des sciences -- que l'on a aujourd'hui l'habitude de réunir sous l'opposition des sciences humaines et des sciences dures -- a pu être convoqué à la barre du politique. Pellissier, invoqué plus haut, notait sans sourciller: «  […] La critique contemporaine ne veut plus ni principes, ni lois. Elle ne reconnaît que des faits et des accidents qu'il s'agit de recueillir et d'enregistrer avec un soin scrupuleux. Rien n'est d'une manière absolue, tout change, tout se développe, tout devient donc tout est possible; telle est la philosophie de ces prétendus novateurs. Mais ce sophisme n'est qu'une pauvre traduction, et la France qui l'accueille, malgré sa prétention à marcher la première dans la civilisation, ne fait ici que se traîner à la queue de l'Allemagne pour venir échouer sur le roc stérile de l'hégélianisme, quand, depuis longtemps, tous les penseurs d'outre-Rhin l'ont abandonné. Loin de nous toute spéculation pure, toute métaphysique, tout dogme; des faits, rien que des faits; l'érudition historique doit supplanter la philosophie; tel est le programme nouveau» [Histoire de la langue française, 1866, p. 323].

Ce n'est pas dire que la philosophie en cette période du XIXe siècle se soit réduite à un empirisme étroit, et au culte des plates données de l'observation; c'est simplement constater que l'entreprise philosophique, avec des moyens différents, plus modestement fondés sur l'expérimentation, se donne alors une ambition supérieure à celle dont elle s'était dotée dans les périodes antérieures, et qu'à travers le langage et sa critique -- philologique d'abord, linguistique ensuite, et enfin psychologique -- elle peut désormais envisager la place et la fonction de l'homme -- non dans l'univers -- mais dans les sociétés, comme Hovelacque le fait à la suite de Broca. Simplification de la désignation, et, comme je le notais en introduction, complexification simultanée de son contenu. Processus sur lesquels Pierre Larousse apporte de vives lumières.

Lorsque parurent, en 1852, les quatre volumes du Dictionnaire des sciences philosophiques d'Adolphe Franck, le mouvement de la langue et de la pensée enregistré par les dictionnaires de notre corpus -- dans leurs occultations, leurs affichages extrêmes, et parfois leurs inconséquences -- laissait pressentir ces développements hardis d'une nouvelle théorie de la connaissance. Mais sur le fond d'un inexpugnable scepticisme. Et il est très probable que les lexicographes du XIXe siècle consignant ce mouvement d'après l'usage, malgré l'aide des philologues et des linguistes, et l'intérêt institutionnel des professeurs de philosophie eux-mêmes, étaient peu en mesure d'en évaluer et apprécier toute la portée d'avenir. Flaubert, dans son Dictionnaire des Idées reçues, ne consignait-il pas ironiquement de cet objet la représentation que pouvaient s'en donner des sceptiques impénitents privés des arguments véritables d'une critique de la société: On doit toujours en ricaner?... Ce serait encore là un argument supplémentaire militant en faveur de l'informatisation du Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle de Pierre Larousse afin de mettre son contenu plus libéralement en accès automatique aux spécialistes qui veulent en tenter la lecture ou y jeter quelques coups de sonde.

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Suite] – [Table]

Notes

1. Voir: Gabriel Henry, professeur en l'Université d'Erfurt et d'Iéna, Histoire de la langue française, 2 vol. in-8°; Paris, 1812, Nicolle éd. Sur cet ouvrage, on peut consulter l'article du regretté Jean Stéfanini, in Mélanges offerts à Charles Rostaing, Paris, 1974, t. II, pp. 1039-1048.

2. « Dans notre société civilisée et philosophante », Dictionnaire des Dictionnaires, tome 5, p. 751 b.

3. « On comprendra qu'avec ces idées, je fasse bon marché de la philosophie et des philosophants, Dictionnaire des Dictionnaires, tome 5, p. 751 b. Un peu à la manière dédaigneuse dont un Barbey d'Aurevilly, dans sa Correspondance pouvait, sur l'exemple de Philarète Chasles, stigmatise les titubants [Corr., éd. Jacques Petit, Les Belles Lettres, t. IV, 28 juin 1854, p. 68]

4. Pour Diderot philosophie expérimentale équivaut à physique expérimentale, tandis que philosophie rationnelle vaut pour physique théorique. Le croisement sur lequel se fonde la modification, dont prend note avec retard le XIXe siècle, est donc, dans le domaine des sciences physiques celui des notions de philosophie et de théorie; c'était là, au moins pour les lexicographes, à quoi se réduisait alors la capacité d'observation des philosophes du siècle des Lumières.