Mais on sait bien que -- du fait même de la structure de l'ouvrage et de ses ambitions, de la richesse des collaborations qu'il a nouées -- même l'enthousiaste le plus avéré, à la recherche des causes de son éréthisme, doit reculer devant la masse des informations fournies par l'objet. L'objectif primordial d'une informatisation du G.D.U. est donc indéniablement de rendre plus aisée la circulation dans les réseaux d'information développés par le dictionnaire lui-même et à l'extérieur avec ceux offerts par les autres grands ouvrages du même type. C'est pourquoi une articulation forte doit être recherchée avec les entreprises parallèles d'informatisation de textes similaires, entre autres, à l'heure actuelle, celle des différentes éditions du Dictionnaire de l'Académie française [T. R. Wooldridge, Toronto], et l'informatisation de l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert par ARTFL et Mark Olsen à Chicago. Je prendrai ici encore un exemple -- le dernier -- mettant en évidence la place remarquable du G.D.U. au milieu de la production dictionnairique contemporaine.
Une contextualisation lexicographique du terme « enthousiasme » au XIXe siècle doit par exemple s'appuyer sur de multiples témoignages documentaires, textuels et lexicographiques, et fait encore jouer la complémentarité des enseignements apportés par les différents dictionnaires consultables de nos jours. Ces derniers seront évidemment plus aisément accessibles si les plus importants sont sésormais informatisés et mis en ligne. Indépendamment du G.D.U., dont il est ici directement question, on peut penser à juste titre aux ouvrages siuivants :
¨ Le Dictionnaire de l'Académie Française -- 5e édition, 1798, et 6e édition, 1835 -- situe « Enthousiasme » entre « Entêté » et « Enthymème », « Enticher ». Ces deux éditions sont déjà consultables et exploitables grâce à l'obligeance de Mark Olsen, ARTFL, Chicago. Qui lit les présentes lignes est d'ailleurs aussi en mesure d'interroger ces éditions à partir du présent site.
¨ En 1822, le Gradus français ou Dictionnaire de la langue poétique de L. J. M. Carpentier -- Paris, Alexandre Johanneau -- situe « Enthousiasme » entre « Enterrer » et « Entier », et escorte sa définition -- en tous points conforme à l'Académie française -- d'une longue théorie de synonymes : « Émotion, trouble, inspiration, élévation, mouvement de l'âme. -- Délire, égarement de l'esprit, fureur poétique, transport, verve, feu de l'imagination » et d'épithètes : « Divin, céleste, prophétique, saint --, religieux, poétique, héroïque, noble --, sublime, ardent, brûlant, fougueux, fol --, soudain, électrique »
¨ Le Grand Dictionnaire Général et Grammatical des Dictionnaires Français de Napoléon Landais -- Paris, Didier, 1834 -- place « Enthousiasme » entre « Enthéa », Surnom de Cybèle considérée comme Déesse des enthousiasmes, et « Enthymème ».
¨ N'apportant aucune modification au dispositif adopté par les différentes éditions du Dictionnaire Universel de la Langue Françoise de Boiste [1800-1827], même revu et corrigé depuis 1834 sous forme de Pan-Lexique par Nodier, le Dictionnaire National ou Dictionnaire Universel de la Langue Française, par Bescherelle aîné -- Paris, Gd. 8°, Garnier Frères, 1ère éd. 1846 -- dispose « Enthousiasme » entre « Enthéomanie », folie religieuse, « Enthlase », fracture du crâne avec esquilles et enfoncement des os brisés dans le cerveau, et « Enthymématique », « Enthyrser », entourer de lierre, orner comme un thyrse.
¨ Le Dictionnaire Général des Lettres, des Beaux-Arts, et des Sciences Morales et Politiques de Bachelet et Dezobry -- Paris, Delagrave, 1862 -- insère « Enthousiasme » entre « Enterrement » et « Enthymème », « Entité ».
¨ Le Dictionnaire de la Conversation et de la Lecture, Inventaire raisonné des notions générales les plus indispensables à tous, sous la direction de W. Duckett -- Paris, 2e éd, Firmin Didot, 1867 -- ceint son développement sur « Enthousiasme » des notices d'« Entêtement » et « Enthymème », « Entier ». . .
Bien d'autres textes de dictionnaires seraient désirablement électronisables. En attendant, l'observation de ces insertions dénote la stabilité du terme dans l'ensemble des lexies repérées par les lexicographes du XIXe siècle pour constituer le fond permanent du vocabulaire d'usage. Et ce en une période où -- toutefois, et pour de multiples raisons -- ce fond tend à s'élargir constamment : évolution même du lexique, certes, mais aussi et peut-être surtout mercantile désir de fournir aux consommateurs de mots les répertoires les plus développés, pouvant de ce fait prétendre à une universelle exhaustivité déconnectant paradoxalement à terme le mot et la chose, puisque la plupart des nouveaux mots introduits sous l'influence des innovations techniques, scientifiques et artistiques, quand ils ne résultent pas d'emprunts directs aux autres langues européennes circumvoisines -- notamment l'anglais, l'italien et l'allemand -- sont construits sur des modèles morphologiques et à l'aide de bases latines ou grecques.
De l'ensemble des dictionnaires classiques ci-dessus consultés, avant d'en arriver à l'encyclopédisme non tempéré de Larousse, je retiendrai dans un premier temps ceci :
A5 reprend la définition de A1 [1694] : « Mouvement extraordinaire de l'âme qu'un poëte, un orateur, un homme qui travaille de génie, éprouve dans le moment de la composition, et qui l'élève en quelque sorte au-dessus de lui-même : Heureux, noble -- ; -- poëtique; [...] Il ne parle que par -- : Entrer en -- ». Mais il entoure cette définition de deux autres gloses fort significatives. La première fait référence à des arts singuliers de la parole oraculaire : « Émotion extraordinaire de l'âme causée par une inspiration qui est ou qui paraît divine. Ex. en parlant de Prophètes, de Sibylles. ». La seconde dénonce la vulgarisation laïcisante du terme et l'effet d'hyperbole qui en résulte : « Admiration outrée, goût excessif pour quelque chose : Son -- pour cet auteur, pour cet ouvrage l'aveugle: C'est un homme à --. Ses --s sont ridicules, mais ils ne durent pas ». A6 pour sa part ajoute à ceci deux autres gloses complémentaires. Tout d'abord : « Tout mouvement extraordinaire de l'âme qui excite à des actes de courage, de dévouement : Ce discours le remplit d' --. Des cris d'-- éclatèrent de toutes parts. L'-- guerrier, patriotique, religieux », qui met l'accent sur une récupération de la notion dans le domaine de l'idéologie, et plus particulièrement les secteurs politique et confessionnel de l'activité humaine. Ce qui en vient à jeter une lumière nouvelle sur la révolution dont la notion divine inscrite dans le terme d'« Enthousiasme » est alors l'objet; celle-ci n'étant plus désormais nécessairement liée à un principe cosmognonique mais se donnant comme simplement reliée à un appareil de croyance socialement mis en scène par des cultes variés. Puis, accentuant cette extraversion publique de la notion : « Quelquefois, démonstration d'une grande joie, d'une vive allégresse : Il fut accueilli avec -- ». Pour modifier légèrement la définition de A5, A6 ne change pas l'explication de la vulgarisation laïcisante et hyperbolique du terme, mais adjoint des exemples qui en atténuent la nuance péjorative, comme s'il était nécessaire alors de ressouder le corps social autour de valeurs d'autant plus efficaces qu'elles pussent se fonder sur l'irrationnel : L'-- de l'amitié; Des éloges dictés par l' -- ». Seul le Gradus français de Carpentier fournit une glose récapitulative des valeurs du passé et des exemples permettant de mieux comprendre la situation de la notion et du terme dans les poétiques néo-classiques de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle : « Il n'appartient qu'aux grands poètes, qu'à ces génies vraiment inspirés, d'éprouver cette vive émotion qui transporte l'âme hors d'elle-même : c'est à Racine et à Rousseau -- Jean-Baptiste, bien sûr! -- de nous fournir des exemples » [p. 452 a]. Par où l'on voit les liaisons profondes du terme avec celui d'« inspiration ». Mais ce dernier -- glosé comme « Insinuation, suggestion, mouvement du ciel, influence d'un génie » -- ne retourne à « Enthousiasme » que par le biais d'une périphrase : « Enthousiasme poétique, fureur poétique, moment de verve », qui convoque justement le troisième terme du système : « Fureur ». Celui-là même qui échappe le plus a priori aux valorisations positives, puisqu'il est explicitement rattaché en premier lieu à « l'agitation, l'émotion qui paraît dans un animal irrité »; et que ce n'est qu'en second lieu qu'il peut s'appliquer à une « passion démesurée [...] , à courage, bravoure », avant d'être finalement susceptible d'extension au « transport qui élève l'esprit au-dessus de lui-même, et lui fait dire des choses extraordinaires. Ainsi on dit fureur prophétique, fureur bachique, fureur martiale. Il fut saisi d'une fureur divine. Une sainte fureur le saisit. Syn. Enthousiasme, inspiration, délire, transport, verve. Épit. Divine, surnaturelle, sainte, prophétique, religieuse, poétique, heureuse, précieuse, vive --, secrète, vague, puissante ».
C'est bien dans ce cadre que les commentaires du GDU prennent leur sens et leur valeur. Pour mieux éclairer le propos, je re-situerai brièvement l'entreprise de Pierre Larousse.
GRAND DICTIONNAIRE UNIVERSEL du XIXe siècle,
Français, Historique, Géographique, Mythologique, Bibliographique, Littéraire,
Artistique, Scientifique, Etc, Etc.
Le détail des objectifs se décline sans vergogne :
« La langue française; la prononciation; les étymologies; la conjugaison de tous les verbes irréguliers; les règles de la grammaire; les innombrables acceptions et les locutions familières et proverbiales; l'histoire; la géographie; la solution des problèmes historiques; la biographie de tous les hommes remarquables, morts ou vivants; la mythologie; les sciences physiques, mathématiques et naturelles; les sciences morales et politiques; les pseudo-sciences; les inventions et découvertes; etc, etc, etc.
Parties neuves :
Les types et les personnages littéraires; les héros d'épopées et de romans; les caricatures politiques et sociales; la bibliographie générale; une anthologie des allusions françaises, étrangères, latines et mythologiques; les Beaux-Arts et l'analyse de toutes les oeuvres d'art »
Et l'auteur ne répugne pas à insérer son propos dans un florilège de pensées rapportées particulièrement bien senties :
"Le dictionnaire est à la littérature d'une nation ce que le fondement, avec ses fortes assises, est à l'édifice" Dupanloup
"Fais ce que dois, advienne que pourra" Devise française
"La vérité, toute la vérité, rien que la vérité" Droit criminel
"Cecy est un livre de bonne foy" Montaigne
"Voilà l'os de mes os et la chair de ma chair" Adam
La préface de l'ouvrage rappelle et juge les précédents travaux du même type développé en France depuis le XVIIe siècle. Un accent particulier est porté aux prédécesseurs du XIXe siècle. La publication de A6 y est soulignée comme « un véritable événement littéraire », et jusqu'à son défaut le plus crucial -- la circularité de sa méthode -- y est en quelque sorte légitimé :
[étonnement renvoie à surprise et surprise renvoie à étonnement] « Il n'y a rien d'absurde à supposer que celui qui cherche surprise connaît étonnement, de même que celui qui cherche étonnement peut très bien connaître surprise; il est même permis de supposer que, dans certains cas, une personne qui ignore à la fois les deux mots, ou qui, du moins, les connaît mal, pourra s'en faire une idée assez exacte dès qu'elle aura appris qu'ils signifient à peu près la même chose; les notions confuses qu'éveille en elle chacun de ces mots s'éclaireront suffisamment les unes par les autres. » (p. IX)
Larousse y réfère ensuite à Marmontel l'idée -- à vrai dire de Dumarsais -- selon laquelle il ne saurait y avoir deux synonymes dans une langue (id. ), sur la base d'une intuition des valeurs connotatives différentes en contexte. Et il se donne comme ambition de pourvoir aux manques de A6 en matière d'étymologie, de prononciation, et d'exemples littéraires :
« Il fallait de longues et pénibles recherches pour remonter à l'origine première de tous les mots; pour pouvoir donner des phrases d'auteurs comme exemples sur toutes les acceptions, il fallait consacrer un temps considérable à lire les principaux chefs d'oeuvre de notre littérature, depuis le XVe siècle jusqu'au XIXe siècle: nous n'avons pas reculé devant la difficulté de la tâche. » (id. )
La critique demeure toutefois bénigne et Pierre Larousse ne fait pas mystère de son attachement à A6 fondé sur l'observation de ce que cette édition a tenté un véritable effort de rationalisation des descriptions :
« Le culte que nous avons voué à l'A. n'est pas une idolâtrie; nous mettons la raison au-dessus d'elle, mais nous reconnaissons que, dans l'ensemble de son travail, elle n'a pas eu elle-même d'autre guide que la raison. » (p. XI)
Et c'est sur ce fond d'admiration que Larousse passe successivement en revue les dictionnaires de langue : Furetière; Ménage; Richelet; Trévoux; Boiste; Gattel; Laveaux; Roquefort; Dochez; Littré. Le pénultième est loué pour avoir fait reposer sa documentation sur un grand nombre d'auteurs du XIXe siècle. Le dernier -- notamment -- est critiqué pour son travail d'étymologiste trop monomaniaque :
« La prononciation laisse peu de prise à la critique. M. Littré a l'oreille délicate, éminemment française. [...] mais où nous serons plus sévère, c'est sur la question des étymologies. Cette partie a été traitée par le savant linguiste avec une sorte de prédilection; il s'y complaît, et, à première vue, il semble qu'il soit là dans son élément naturel; mais on ne tarde pas à revenir de cette opinion, en passant ses articles au tamis de la critique lexicologique. En effet les étymologies qu'il indique sont loin de satisfaire les esprits curieux. Tout est emprunté à la langue latine ou à la langue grecque [...] l'auteur croit compléter tous ces détails en donnant l'équivalent en patois, en provençal, en italien, en espagnol, en portugais, en wallon, etc. En un mot, M. Littré refait à nouveau le travail si incomplet de Ménage. A peine parle-t-il du celtique. Quant au sanscrit, il n'en est nullement question » (p. XVII)
Larousse est bien sûr beaucoup plus critique pour la multitude des ouvrages du mercantilisme éditorial qui -- à l'instar de ce qui se pratique aujourd'hui pour une certaine stylistique vénale -- entourèrent la publication d'A6 :
« Parlerons-nous maintenant de cette foule de dictionnaires qui, depuis vingt ans, se sont échappés de nos grandes boutiques de librairie, pour s'abattre comme des nuées de sauterelles dans nos bibliothèques et dans nos écoles: Wailly, Chapsal, Napoléon Landais, Bescherelle, La Châtre, Poitevin, etc. ? Sauf ce dernier, où l'on rencontre des phrases empruntées aux écrivains de notre époque, on les dirait tous sortis du même moule. Ce sont de pures spéculations de librairie, où la langue et la littérature n'ont absolument rien à voir, mais
Les ouvrages encyclopédiques du passé ou contemporains font l'objet d'une seconde section de la préface. Et ils donnent l'occasion d'exprimer des avis particulièrement éclairants pour mieux comprendre le sens de la démarche de Larousse lui-même dans son propre ouvrage. De Pierre Bayle, il note :
« Un ouvrage qui a été traduit dans presque toutes les langues de l'Europe, et qui tient une si large place dans l'histoire de la critique philosophique a dû nécessairement être apprécié par un grand nombre d'écrivains d'élite. Mentionnons pour mémoire le chapitre du Lycée de La Harpe, l'étude écrite sur Bayle par M. Sainte-Beuve (R. d. M., 1836), celle de M. Damiron (Mém. de l'Acad. des Sc. M. et P.), et enfin celle de M. Lenient (Paris, 1835) » (p. XXII)
L'Encyclopédie mérite bien évidemment une attention toute particulière :
« Cette entreprise littéraire, la plus vaste qui ait été formée depuis l'invention de l'imprimerie, fut la première pierre d'un édifice que le temps pourra modifier ou perfectionner sans cesse, mais qui sera toujours pour son fondateur un titre incontestable à la reconnaissance de la postérité. Ce fut certainement une belle et grande idée que celle de réunir dans un seul livre toutes les notions acquises jusqu'alors sur les sciences et les arts, d'en faire l'arche du savoir, le dépôt des connaissances humaines » (p. XXIII)
Et l'Encyclopédie méthodique de Panckoucke et Agasse, qui en constitue le prolongement technologique naturel, apparaît vite comme un des modèles du passé susceptibles d'être avancé :
« [Elle] renferme quarante-huit dictionnaires spéciaux: agriculture, amusements des sciences, antiquités et mythologie, arbres et arbustes, architecture, art aratoire et jardinage, art militaire, artillerie, arts et métiers, assemblée nationale, beaux-arts, botanique, chasse, chimie et métallurgie, chirurgie, commerce, économie politique, encyclopædiana, équitation, escrime, dance, finances, forêts et bois, géographie ancienne, géographie moderne, géographie physique, grammaire et littérature, histoire, histoire naturelle, jeux mathématiques et jeux de société, jurisprudence, logique, manufactures, marine, mathématiques, médecine, musique, natation, pêche, philosophie, physique, système anatomique, théologie, etc. » (p. XXXIII)
On est certes un peu surpris de trouver à la suite des remarques aigre-douces sur le Dictionnaire philosophique de Voltaire, caractérisé comme :
« le positivisme d'Auguste Comte moins la forme pédantesque (p. XXXIII). [...] La manière dont le D. P. envisage les questions historiques fait un curieux contraste avec la philosophie de l'histoire que le panthéisme hégélien, le doctrinarisme, le saint-simonisme et même le positivisme ont mise à la mode au XIXe siècle. Ce n'est pas Voltaire qui ferait du consentement général un critérium de vérité, ni de la durée d'une institution, d'une croyance, une preuve de sa valeur absolue ou de son utilité transitoire [...] . Ce n'est pas lui qui proclamerait l'infaillibilité de l'humanité et la légitimité de tous les moments de son évolution. L'histoire lui apparaît comme le résultat des facultés, des passions, des activités humaines, résultat le plus souvent ridicule pour la raison, odieux et douloureux pour la conscience; il n'a garde de faire descendre le ciel sur ce petit tas de boue qui s'appelle la terre, et de le faire intervenir dans les vaines disputes de la fourmilière humaine. On sent qu'il ne veut d'incarnation ni d'adoration d'aucune sorte, que tout mysticisme répugne à cet esprit bien équilibré, que ces yeux perçants regardent les grands hommes en face, et que cette main libre est constammment prête à jeter bas les idoles, à arracher les masques et à souffleter l'orgueil humain » (p. XXXIV)
Une telle position laisse évidemment entendre quelle peut être l'attitude de Pierre Larousse sur les questions métaphysiques. Le lexicographe examine successivement toute une théorie d'ouvrages encyclopédiques analogues dans le dessein, et assortit sa lecture de quelques remarques souvent acrimonieuses ou acerbes :
¨ France Littéraire ou Dictionnaire bibliographique des savants, historiens et gens de lettres de la France, ainsi que des littérateurs étrangers qui ont écrit en français, plus particulièrement pendant les XVIIIe et XIXe siècles, par M. Quérard. Encyclopédie des Gens du Monde, répertoire universel des sciences, des lettres et des arts, avec des notices historiques sur les personnages célèbres morts et vivants (Paris, Treuttel et Würtz, 1831-1844, 22 vol.).
¨ Encyclopédie moderne, dictionnaire abrégé des sciences, des lettres, des arts, de l'industrie, de l'agriculture et du commerce, sous la direction de M. Courtin (Paris, 1824-1832, 24 vol;).
¨ Encyclopédie nouvelle, dictionnaire philosophique, scientifique, littéraire et industriel, offrant le tableau des connaissances humaines au XIXe siècle, publiée sous la direction de MM. Pierre Leroux et Jean Reynaud (1834, et années suivantes).
¨ Encyclopédie Catholique, répertoire universel et raisonné des sciences, des lettres, des arts et des métiers, avec la biographie des hommes célèbres, etc, publiée sous la direction de M. l'abbé Glaire, de M. le Vicomte Walsh, et d'un comité d'orthodoxie, Paris, 1838-1849, dix-huit volumes in-4°. Jugement sans appel :
« Le titre seul de cette collection, et les noms des collaborateurs, suffisent à indiquer l'esprit qui y préside. C'est une compilation sans aucune valeur scientifique ou littéraire. La partie biographique est empruntée presque entièrement à Feller; la partie scientifique est nulle; toutes les découvertes qui se mettent en contradiction avec les axiomes de la bible sont considérées comme non avenues. La partie philosophique est une contre-épreuve des cours de séminaires; la partie historique est arriérée à tous les points de vue et besognée avec la platitude qui distingue les travaux des scribes de sacristie » (p. XXXIX)… Sans commentaire !
¨ Dictionnaire des Arts et Manufactures, de l'Agriculture, des Mines, etc, description des procédés de l'industrie française et étrangère, par M. Charles Laboulaye, en collaboration avec MM. Alcan, professeur au Conservatoire des arts et métiers, etc.
¨ Dictionnaire Universel d'histoire Naturelle, ouvrage utile aux médecins, aux pharmaciens, aux agriculteurs, aux industriels, et généralement à tous les hommes désireux de s'initier aux merveilles de la nature, par M. Charles d'Orbigny, avec la collaboration de MM. Arago, Bazin, Becquerel, etc.
¨ Dictionnaire des Sciences Philosophiques, par une société de professeurs et de philosophes, sous la direction de M. Franck, un des disciples aimés de M. Cousin et vice-président du Consistoire israélite; 6 vol, Paris, 1844-1852. Collaborateurs: Barni, Barthélémy Saint-Hilaire, Baudrillart, Bersot, Bouillier, Charma, Cournot, Damiron, Egger, Hauréau, Jacques, Janet, de Rémusat, Renan, Saisset, J. Simon, Tissot, Vacherot. Dont le texte est finalement peu apprécié pour son éclectisme.
¨ Dictionnaire Universel d'Histoire et de Géographie, comprenant l'histoire proprement dite, la biographie universelle, la mythologie, la géographie ancienne et moderne, par M. N. Bouillet, inspecteur général de l'instruction publique. A qui il est fait un reproche général de timidité :
« Un dictionnaire historique qui se publie en plein XIXe siècle est tenu de partager les idées émancipatrices de son époque. [...] Aucune opinion personnelle n'est exprimée sur le mot INQUISITION; à l'article BASTILLE on apprend en quatre lignes que c'était un château fort construit sous Charles VI.» (p. XLIV).
¨ Dictionnaire Général de Biographie, d'Histoire, de Mythologie, de Géographie Ancienne et Moderne, etc, par Ch. Dezobry et Th. Bachelet. Le jugement -- pour être à l'extrême opposé -- n'est guère meilleur :
« Le Bouillet avait eu des écarts de jeunesse; il avait d'abord été mis à l'index, et il ne rentra en grâce qu'après une expurgation spéciale. Le Dezobry, mieux avisé, ne s'exposa pas à l'onéreux danger d'avoir à refondre ses clichés. Il fut, dès son premier tirage, orthodoxe, officiel, académique, classique, universitaire, et tout cela avec un zèle tellement excessif qu'il est douteux que la sacrée congrégation de l'Index [...] se fût montrée sévère » (p. XLIV).
¨ Dictionnaire Français illustré et Encyclopédie universelle, publié par M. Bertet Dupiney de Vorepierre, 1847-1855-1863. Reconnu pour avoir distingué la partie dictionnaire de la partie encyclopédie avec des caractères typographiques différents. Mais l'ouvrage ne présente qu'un « lexique incomplet et insuffisant à tous les points de vue ». Une partie encyclopédique assez riche et qui « convient au public auquel il s'adresse » (p. XLV).
¨ Dictionnaire Général de la Politique, par M. Maurice Block, avec la collaboration d'hommes d'État, de publicistes et d'écrivains de tous les pays (1864). Ouvrage dans lequel se lit -- selon P. Larousse -- un louable souci d'équilibrer les thèses antagonistes !
« Sur certaines questions qui lui paraissent diviser encore les esprits modérés, M. Block n'hésite pas à donner la parole ici à M. Pour, plus loin à M. Contre. [...] L'orthodoxie économique du Dictionnaire Général de la Politique est sévère; le libre échange y règne sans partage; on n'a pas permis à la Protection de s'y faire entendre comme on avait fait au Régime des concordats. » (p. XLVII).
¨ Le jugement porté sur le Dictionnaire de la conversation et de la Lecture, « inventaire raisonné des notions générales les plus indispensables à tous par une société de savants et de gens de lettres, sous la direction de M. Duckett » n'est guère plus indulgent. Larousse manque de percevoir en lui ce qui fait aujourd'hui sa valeur à nos yeux : celle d'un conservatoire hétéroclite des idées reçues en tous genres à l'époque. Mais, précisément :
« Pour que l'étincelle de vérité dont on a parlé plus haut jaillît de ce chaos, il faudrait qu'on pût lire le même article traité simultanément par des penseurs d'opinions diverses; par exemple, par MM. Guizot, Proudhon et Dupanloup; on aurait véritablement un choc d'où jaillirait la lumière; le lecteur, pris pour arbitre, pourrait en tirer son credo. Mais supposons, et le plan nous y autorise, que M. Guizot traite le mot Dieu, M. Proudhon le mot Âme, et monseigneur d'Orléans le mot Confession; il en résultera inévitablement un cliquetis de la plus effroyable dissonance, un habit d'arlequin comme on n'en a jamais vu sur aucun théâtre, un salmigondis comme il n'en fut jamais servi sur les tables boiteuses du Lapin blanc. Non, des opinions si disparates ne doivent pas convenir à l'édification d'une oeuvre aussi importante que l'est une encyclopédie. L'unité, qui fait souvent la seule valeur d'une oeuvre d'art, doit surtout se retrouver dans celles qui sont tout à la fois littéraires, scientifiques, politiques, historiques, philosophiques et religieuses » (p. XXXVII)
Encyclopédisme -- dans la conception politique engagée de la lexicographie que défendent Pierre Larousse et ses collaborateurs -- n'est donc aucunement synonyme d'éclectisme. Et, il y aurait, là encore, à découvrir si l'information de l'ouvrage pouvait être rapidement accessible, répertoriée, et articulée;
Dans une troisième et dernière section de la préface sont enfin rangés les ouvrages biographiques, sur lesquels le lexicographe projette des commentaires parfois sévères :
¨ Dictionnaire Historique de Moréri :
« C'est une oeuvre incomplète, sans doute, mais qui n'en doit pas moins être rangée parmi les publications les plus utiles du XVIIe siècle, car elle a ouvert la voie aux encyclopédies qui parurent depuis et qui s'inspirèrent de son plan. » (p. XLVII).
¨ Dictionnaire historique portatif, par dom Chaudon, bénédictin, en collaboration avec Delandine; 1766.
¨ Dictionnaire Historique, par le P. Feller :
« Ce dictionnaire n'est qu'un plagiat de celui du bénédictin Chaudon. . . » (p. XLVIII)
¨ Biographie Universelle Ancienne et Moderne, publiée par Michaud, avec la collaboration de plus de 300 savants et littérateurs français ou étrangers, Paris 1810-1828. Avec parmi les collaborateurs : Walckenaër [le mari malheureux du dernier et insatisfaisant amour de Senancour], Malte-Brun [le géographe suédois], Eyriès; Clavier, Daunou, Boissonade, Amar, Noël, Silvestre de Saci, Abel Rémusat, Klaproth, Ginguené, Sismondi, Fiévée, Villemain, de Barante, du Rozoir, Monmerqué, Stapfer, Guizot, Suard, Lally-Tollendal, Quatremère de Quincy, Cuvier, Millin, Sicard, Chaumeton, Chateaubriand, Weiss, Michelet, Cousin, de Gérando, Raoul Rochette, etc. :
« Sous le rapport philosophique et politique, la Biographie Universelle porte l'empreinte d'un esprit de parti dont l'aigreur a été un peu adoucie dans la réimpression, mais non pas d'une manière très sensible. Il y a même eu aggravation en certaines parties. . . » (p. L)
¨ Biographie Universelle et Portative des contemporains, ou dictionnaire historique des hommes vivants, par Rabbe, Vieilh de Boisjolin et Sainte-Preuve :
« Le plus vaste et le plus utile des dictionnaires historiques contemporains qui ont paru depuis la Révolution; il est écrit dans l'esprit libéral et un peu chauvin de la restauration. Le publiciste, l'historien, le biographe chercheraient vainement ailleurs les notes précises, les informations sûres, les aperçus judicieux, les innombrables articles que contiennent ces dix mille colonnes de textes serrés » (p. L)
¨ Nouvelle Biographie Générale, depuis les temps les plus reculés jusqu'à nos jours, publiée par MM. Firmin Didot, sous la direction de M. le docteur Hoëfer :
« [...] moins une oeuvre de science et de littérature qu'une entreprise de librairie ».
Larousse y condamne sans ménagement le procédé selon lequel on exhume des personnalités médiocres, placées sur un piédestal par un rédacteur en quête de copie. Procédé dénoncé par Vallès. . .
¨ Dictionnaire Universel des Contemporains, par M. Vapereau, Paris 1858 :
« Son livre est un almanach qui n'enregistre que le beau temps, afin que madame La Lune n'ait pas à s'en fâcher. Avec ce prudent dictionnaire, on peut être apostat, voire même renégat en religion, en politique, en philosophie, et dormir sur ses deux oreilles sans craindre les insomnies. [...]. Ces sortes de biographies, on le comprend, servent peu à la critique, et encore moins à la philosophie de l'histoire contemporaine. Cette bienveillance systématique ne saurait entrer dans le plan du Grand Dictionnaire, qui appelle un chat un chat, et qui sait distinguer Cartouche de Montyon. Avec cette méthode on se fait des ennemis; nous en savons déjà quelque chose, sed magis amica veritas. . . » (p. LI)
En conclusion, Larousse. présente alors des remarques d'ensemble sur le dessein lexicographique général de son ouvrage.
a) Le premier argument invoqué est d'ordre économique :
« Nos savants produisent tous les jours d'excellents ouvrages, et ceux qui peuvent se les procurer et qui ont le temps de les lire, se trouvent ainsi en mesure de satisfaire à tous ces immenses appétits de l'esprit. Mais l'ensemble de ces ouvrages forme une véritable bibliothèque, et il n'est pas donné à tout le monde d'acheter une bibliothèque entière, tout le monde surtout n'a pas le temps qu'il faudrait pour pouvoir la lire. C'est un livre unique, contenant toutes choses, qui pourrait seul mettre toutes les connaissances à la portée du plus grand nombre [...] » (p. LXIV).
b) Le second est d'ordre simultanément pratique et épistémologique, puisque sous l'aspect d'une bibliothèque au format réduit -- encore que 15 volumes in 8°, et les deux Suppléments ultérieurs, soit , 20 700 pages, 82 800 colonnes, 433 millions de caractères!. . . constituent une somme -- c'est toute une culture maîtrisée et homogénéisée par l'esprit critique du maître d'oeuvre qui est proposée au public :
« Les temps de foi aveugle sont passés sans retour; on ne croit plus que sous bénéfice d'inventaire. Mais comment se diriger dans cet effroyable dédale de toutes les connaissances humaines? Quelles lumières appeler à son aide? [...] Quels ouvrages consulter? [...] Quelles collections de traités ou de dictionnaires ne devront-elles pas réunir sur les diverses branches de nos connaissances: linguistique, lexicographie, grammaire, rhétorique, philosophie, logique, morale, ontologie, métaphysique, théologie, psychologie, mythologie, histoire, géographie, arithmétique, algèbre, géométrie, trigonométrie, hautes mathématiques, mécanique, astronomie, physique, chimie, sciences naturelles, botanique, zoologie, géologie, ornithologie, ichtyologie, entomologie, erpétologie, médecine, chirurgie, pathologie, thérapeutique, physiologie, pharmacie, art vétérinaire, archéologie, paléontologie, technologie, arts et métiers, beaux-arts, littérature, bibliographie, économie, politique, agronomie, horticulture, viticulture, sylviculture, commerce, industrie, marine, navigation, art militaire, artillerie, génie, statistique, droit, législation, administration, finances, cultes, instruction publique, eaux et forêts, inventions et découvertes, magie, alchimie, astrologie, blasons, jeux, nusmimatique, termes de chasse, de pêche, de bourse, de turf, etc, etc, etc. Voilà à quelle multitude de livres il faudrait avoir recours pour éclairer ses doutes ou son ignorance, et cela quand on est pressé de trouver et de savoir. [...] Un dictionnaire universel, qui renferme tout ce qui a été dit, fait, écrit, imaginé, découvert, inventé, est donc une oeuvre éminemment utile, destinée à satisfaire d'immenses besoins; car un tel dictionnaire met, pour ainsi dire, sous la main de tout le monde, l'objet précis de toutes les recherches qu'on peut avoir besoin de faire » (p. LXV)
c) Le troisième argument oriente en direction du langage par l'intermédiaire de la littérature :
« Les immortels écrivains du XVIIe siècle ont fixé notre idiome [...]; mais ceux de notre époque l'ont assoupli, étendu, plié aux innombrables besoins de l'esprit et de la pensée, et il n'est peut-être pas d'expression qui n'ait revêtu sous leur plume une forme neuve, qui n'ait été enrichie de quelque acception aussi juste que pittoresque » (p. LXVI)
d) Ce qui amène Larousse à envisager le développement -- en son époque -- de cette science nouvelle qu'est la linguistique; par où les remarques ultérieurement faites sur « Enthousiasme » se rattachent à ce propos :
« [...] Il faudrait plusieurs volumes pour faire l'histoire de la linguistique avant le XIXe siècle [...]. Rien ne ressemble plus à un anatomiste armé du scalpel, et fouillant un cadavre pour lui arracher les secrets de la vie organique, qu'un linguiste analysant, disséquant un mot, dégageant au milieu des affixes et des suffixes, et des différents modifications phonétiques internes, une racine primitive. Des deux côtés, il faut la même habileté de praticien, la même sûreté de main, la même intelligence, la même sagacité. Le linguiste a, lui aussi, ses oeuvres merveilleuses de restitution inductive; sur un fragment de livre, sur une phrase, sur un mot, il reconstruit une langue tout entière avec la même infaillibilité que le paléontologiste restitue, sur une vertèbre, sur une dent, un animal, un monde entier »
Du mythe au logos, il est ainsi déjà aisé pour Larousse de dresser un parallèle saisissant dans les limites duquel se trouvent enserrées toutes les contradictions modernes du langage :
« [...] si, comme le dit spirituellement Max Müller, la mythologie est une maladie du langage, il existe contre cette maladie un remède spécifique dont les effets, quoique rétrospectifs, n'en sont pas moins certains: c'est la linguistique, la linguistique seule, qui peut guider l'historien dans ce dédale des mythes primitifs, sans cesse transformés, fondus, défigurés, intervertis, substitués. Le lecteur verra ce que cette science peut produire, en parcourant les principaux articles que nous avons consacrés aux mythes, aux légendes, aux personnages fabuleux, de l'Inde, de la Grèce, du Latium, de la Perse. . . »
Et l'on voit là pourquoi le lexicographe ne peut éviter d'intégrer à ses descriptions les réflexions du langage sur la conscience des usagers et sa diffraction à travers le prisme de la littérature :
« Mais ce qui constitue le côté véritablement neuf, original du G. D. U, ce qui lui imprime un cachet tout particulier d'intérêt et d'utilité, ce sont les innombrables articles de littérature et d'art [...] que le lecteur n'a jamais trouvés réunis dans un même ouvrage, et que nous ne sommes parvenus à élaborer qu'au moyen de recherches et d'études dont il serait difficile de se faire une juste idée. [...]
Il y a tout un monde qui, pour n'avoir jamais joui que d'une existence fictive, ne s'en impose pas moins à nos souvenirs, et dont la vie imaginaire a laissé des traces ineffaçables dans notre histoire littéraire. Il n'est pas plus permis d'ignorer les actions et le caractère de ces personnages enfantés par le génie, que les faits et gestes des hommes célèbres dont la mémoire est restée populaire: Alexandre, Annibal, César, Charlemagne, etc. Nous voulons parler des héros de romans, de poëmes ou de théâtre, qu'anime une individualité bien autrement puissante que le prestige éteint d'une foule de noms qu'on trouve obscurément enfouis au fond de toutes les biographies. [...] Ces personnalités sont entrées dans le domaine de la littérature par le droit de conquête et le droit du génie qui les a créées; on cite leurs actions, leurs maximes; on rappelle leur caractère, leurs habitudes; on invoque leur opinion sur une question douteuse ou débattue; en un mot, on les assimile d'une manière complète aux réalités de l'histoire. Comment se fait-il donc qu'on n'ait jamais songé à tracer leur monographie, à faire, pour ces illustrations du monde de la poésie, de l'imagination, et de l'idée, ce que le moindre principicule a obtenu de nos biographes complaisants? C'est cet inexplicable oubli que nous venons réparer. Ces individualités si originales, si brillantes, et souvent si populaires, jouiront désormais du droit de bourgeoisie dans toute encyclopédie bien conçue, et nous croyons pouvoir affirmer que ce ne seront pas ces noms-là qu'on cherchera le moins souvent» (p. LXXI)
Dans ces conditions, la conclusion s'impose d'elle-même et donne bien à voir un Larousse enthousiaste a priori du progrès de la conscience critique :
« Nous sommes de ceux qui ont les regards fixés sur l'avenir, qui savent rendre justice au passé, mais qui n'en regrettent rien, et qui, surtout, ne voudraient en voir relever les ruines par quelque expédient que ce soit. Le soleil a ses éclipses, la liberté peut avoir aussi les siennes, jusqu'au jour où, dégagée irrévocablement de toute entrave, la grande exilée ne se vengera qu'en versant des torrents de lumière sur ses obscurs blasphémateurs. » (p. LXXIV)
Mais est-ce donc bien ainsi et avec un tel optimisme que se lit chez Larousse la notion d'Enthousiasme?
Le signe qui la conceptualise, la formalise et la désigne se trouve en réalité pris entre les désignations des vers intestinaux [« Enthelminthes »], de la folie religieuse [« Enthéomanie »], de la fracture du crâne aggravée d'esquilles [« Enthlasie »], et celle du syllogisme imparfait dans lequel une des prémisses est sous-entendue [« Enthymème »]. L'article qui en développe la teneur laisse clairement apparaître deux sections.
La première est d'ordre strictement linguistique, donnant à percevoir une transcription graphique des caractères phonétiques du terme : « an-tou-zi-a-sme », suivie de considérations étymologiques :
« -- du gr. enthousiasmos, espèce de fureur et d'inspiration divine dont l'âme est éprise; de enthous, inspiré par un dieu, dérivé lui-même de en, en, et theos, dieu; asthma, souffle. Le grec theos [...] est le même que le sanscrit déva, dieu, zend, daêva, démon; latin, deus, dieu; irlandais ancien, dia, kymrique dew, armoricain douc, cornique deu, lithuanien dewas, formes qui se rapprochent toutes de la racine div, briller, et aussi du sanscrit div, ciel, et désignent par conséquent dieu comme l'Être céleste ou lumineux. Exaltation produite par l'inspiration divine : L'Enthousiasme des prophètes, des sibylles, de la pythonisse. »
On voit clairement ici comment le raisonnement étymologique donne l'impression de permettre de dénouer les complexités du sens en remontant aux sens plus purs -- car plus proches des origines -- des mots de la tribu, et simultanément pourquoi cette clarification milite en faveur d'une universalisation non arbitraire des causes de la signification. C'est sur cette base que se développent ensuite -- par analogie -- les sens dérivés retenus par le lexicographe :
¨ Sorte d'exaltation dont l'écrivain et l'artiste sont animés par la contemplation passionnée de leur sujet. Comme si l'enthousiasme pût être issu de l'absorption de l'en-soi de l'être par les objets extérieurs. Avec des exemples de Grimm, Saint-Marc Girardin et Marmontel : « L'Enthousiasme est la chaleur de l'imagination au plus haut degré ». Voire George Sand : « L'Enthousiasme ne se laisse pas rencontrer par ceux qui le cherchent; il vient à nous quand nous le méritons », prônant une sorte de gratuité aléatoire tant que les conditions d'évaluation du mérite personnel ne peuvent être objectivement établies.
¨ Disposition ou mouvement de l'âme qui la porte à s'exalter et lui inspire une sorte d'entraînement passionné. Cette glose se situe en quelque sorte sur la ligne de crête séparant les valeurs positives et négatives du terme, ainsi que l'attestent les exemples allégués. Les adjectifs « guerrier » ou « religieux » dénotent ainsi des frontières qu'un exemple obscur authentifie sans l'ombre d'un doute : « Un seul pas au-delà de l'enthousiasme, et l'on est dans le fanatisme; un pas de plus, et l'on tombe dans la folie » [Descuret]. Il est vrai que Vauvenargue et Sanial-Dubay sont aussi convoqués pour rendre compte de l'énergie positive à l'oeuvre dans « Enthousiasme » : « On ne s'élève point aux grandes vérités sans Enthousiasme », pour le premier; et : « Sans l'Enthousiasme, ce puissant levier des grandes choses, les talents et la vertu resteraient au-dessous d'eux-mêmes », pour le second. Il y a donc là -- implicite -- l'indexation d'une dimension morale. Le vrai, le bien, le bon sont magnifiés par la notion. Germaine de Staël pousse au reste l'assimilation jusqu'à faire de l'« Enthousiasme » l'antidote aux tentations égoïstes et interoceptives, sinon introverties, de l'individu : « L'Enthousiasme seul peut contrebalancer la tendance à l'égoïsme ». Toutefois, encore faudrait-il ici être attentif à la valeur spécifique du terme « Égoïsme », qui se rapproche sensiblement de ce que nous appelons aujourd'hui -- sous les effets conjugués de Stendhal et de l'anglicisation du langage -- « Égotisme ». « Enthousiasme » porte en soi une tendance à l'extraversion : « L'adresse séduit, l'Enthousiasme fait des prosélytes » [de Lévis]
¨ Admiration passionnée. Effet de sens qui est le plus largement illustré par des exemples du XIXe siècle : « L'amour naît de l' Enthousiasme ou d'une connaissance intime » [Mme de Rémusat; voire Lamartine : « L'Enthousiasme s'évapore en se refroidissant ».
A la suite de ces gloses, viennent trois sous-rubriques consacrées à une meilleure définition de la place occupée par le terme dans la configuration du lexique français de la première moitié du XIXe siècle.
a) Condillac, Guizot, Lafaye semblent directement inspirer le commentaire de la synonymie :
« Enthousiasme, exaltation. Enthousiasme se prend généralement en bonne part; il exprime l'état d'une âme ardente qu'un zèle extraordinaire transporte et inspire. L'exaltation est souvent factice, elle approche de la folie, elle pousse à des actes que la froide raison désavoue ».
On est bien là dans le cadre d'une lexémisation rationalisante qui cherche à opposer dans un signe les vertus de l'inspiration morale et religieuse aux excès quasi pathologiques de l'affectivité non maîtrisée.
b) La série des antonymes proposés, qui aide à mieux définir la position du lexème dans la constellation lexicale de l'époque, jette à cet égard des lumières intéressantes : « Apathie, flegme, froideur, indifférence, sang-froid » en constituent le spectre restreint. Et ce sont là des termes qui renvoient à une certaine conception de la maîtrise de soi; qui postulent à la manière ancienne une conception physiologique des humeurs renvoyant par opposition «Enthousiasme» à une sorte de vulgate dépassée de la psychologie idéaliste. Rien ici ne rappelle à la vérité les éléments sémantiques qui eussent pu être insufflés par Dieu, la poésie, la beauté. Tout au contraire, les antonymes d'« Entousiasme » figent le terme dans une banalité obsolète totalement révolue et révoquée par l'urgence de l'instant qui appelle à une constante évaluation des états affectifs du sujet. Comme dirait Paul Bourget : une froide entreprise de séduction.
c) Mais, plus encore, la cohorte des épithètes est à même d'éclairer les franges connotatives de l'emploi du lexème. Et l'on retrouve là les éléments habituels de la phraséologie précédemment entrevue. Indices axiologiques, les adjectifs drainent avec eux des bribes de discours stéréotypes : « Noble, sincère, réel, ardent, brûlant, fougueux, irréfléchi, indescriptible, emporté, aveugle, fol, poétique, lyrique, sublime, héroïque, religieux, prophétique, saint, pieux, sacré, affecté, apparent, trompeur, mensonger, faux, éphémère, passager ». On saisit bien dans cette série, la courbe qui infléchit peu à peu la valeur du terme de la grandeur gagée par une authentique adhésion à la croyance en une force énergétique surnaturelle, à une fugace illusion de l'esprit. Entre les deux points se notent les étapes habituelles ponctuées par la scansion de ces clichés sociaux que sont alors la poésie, la religion, le politique. L'ensemble convoque déjà par avance les ordinaires représentations que la partie suivante -- encyclopédique -- de l'article du G.D.U. développe sur le versant des choses et non plus sur celui de la langue.
La seconde partie de l'article -- conformément au dessein général affiché par l'ouvrage de Pierre Larousse -- dérive totalement vers les choses, et s'efforce de donner tout à la fois l'historique du contenu de la notion, et sa situation à l'heure présente dans les représentations stéréotypiques de la société et des discours qui la soutiennent.
On retrouve ici la relation étymologique au « souffle », et l'enthousiasme se rapproche vite d'une pneumatologie oraculaire, aux causes diverses -- sinon incertaines, mais aux effets assurés. Poésie, pensée, action, religion en supportent la réalisation, et proposent des figures emblématiques de cette énergie irrépressible :
« L'enthousiasme est une inspiration, une excitation extraordinaire de l'âme, une exaltation intérieure qui se manifeste au dehors par l'énergie, quelquefois par la violence des paroles ou des actes. On parle de l'enthousiasme du poëte, du héros, du saint; mais ce caractère n'est pas le privilège exclusif de tels hommes; tous les hommes en sont susceptibles : les plus graves, les plus austères peuvent le sentir, et il y a un enthousiasme philosophique comme il y a un enthousiasme poétique »
L'auteur de la notice -- bien évidemment revue et agréée par Larousse -- n'a aucune peine à intégrer cette définition en extension dans le cadre dualiste et antinomique d'une philosophie plus métaphysique et opposée aux principes d'un positivisme généralisé qu'on le croirait au premier abord, ou sur la foi d'impressions superficielles :
« L'enthousiasme n'est point réfléchi, mais spontané. Il faut se rappeler que l'âme humaine existe sous deux modes : ou elle s'abandonne à l'instinct qui la pousse, et agit sans vouloir, sans même savoir son action; ou elle prend conscience d'elle-même, et, pour une plus ou moins grande part, intervient dans les effets de l'instinct, tantôt pour lui obéir, mais volontairement, tantôt pour le combattre, toujours pour le modifier en quelque façon, ne fût-ce que par la transformation d'un acte instinctif en acte volontaire. De ces deux modes, le premier est la spontanéité; le second, la réflexion »
Il convient en effet de ne pas se tromper. C'est aussi dans le G.D.U. que l'on trouve -- à l'article Philosophie positive -- la fameuse définition : « Les métaphysiques reposent entièrement sur une base psychologique; à savoir que ce qui est nécessaire pour la raison est nécessaire aussi pour les choses, ou, plus précisément, qu'une cause infinie ou absolue, étant conçue par la raison, est par cela seul démontrée réelle objectivement, et que les principes qui s'imposent comme universels à l'esprit humain sont des parties, des émanations d'une raison universelle qu'on nomme parfois impersonnelle, et qui n'est qu'une autre forme de l'absolu ». Cette glose -- qui justifie à peu de frais les recoupements de l'idéalisme et du matérialisme modernes -- se voit au reste largement utilisée pour justifier le flou sémantique entourant la notion d'enthousiasme :
« L'enthousiasme est un état extraordinaire de l'âme, d'autant plus difficile à définir avec exactitude que les causes mêmes qui le produisent le dérobent à l'observation : l'âme ne peut guère ni, faute d'être assez calme, s'observer elle-même dans le présent, quand elle se trouve dans un pareil état; ni, faute d'avoir le souvenir assez précis d'une situation qui échappe presque à la conscience, s'observer dans le passé quand elle ne s'y trouve plus »
Pour être à l'évidence d'actualité dans le monde du XIXe siècle, la notion ne cesse donc d'embarrasser ceux qui veulent la traquer, la comprendre, l'illustrer, la justifier. Le lexicographe ne peut guère alors que chercher dans le passé les témoignages objectifs susceptibles d'asseoir sa représentation sur une base incontestable. Et ce sont là les textes de la philosophie grecque qui fixent l'énigmatique mais permanente alliance de la poésie, de la religion et de l'amour, qui sont les forces esthétiques les plus communément repérées pour pousser l'homme hors de lui-même :
« Platon dans plusieurs de ses dialogues, Io, Phèdre, le Banquet compte quatre sortes d'enthousiasme : le poétique, don des muses, qu'excite le chant; le mystique, enthousiasme religieux qui vient de Bacchus et que produisent les sacrifices, les expiations, les cérémonies sacrées; le prophétique ou la divination, présent d'Apollon, fruit de du recueillement et de l'extase; enfin l'enthousiasme de l'amour, qu'inspire non la Vénus populaire, mais la Vénus Uranie, ou céleste, celle qui, par la route du beau nous mène au bien. »
Dans l'ordre des faits, l'enthousiasme est alors rapproché d'une éthique universelle qui gage sa puissance :
« Il y a lieu de ramener ces divers objets [esthétiques] à un objet unique : que la puissance qui transporte l'homme et l'élève au-dessus de lui-même soit le beau, ou le juste, ou le saint, ou le vrai, c'est toujours l'idée, la vue, le sentiment du bien. »
Et qui légitime finalement de manière adroite la position d'un Dieu, seul susceptible en pleine période matérialiste, de justifier le mysticisme dont est empreint le nom et qui contamine la notion :
« L'enthousiasme mérite le nom que la philosophie lui a donné : il est divin. Il vient de la spontanéité, qui est véritablement la nature de dieu en l'homme. Tous les hommes en sont capables, mais non au même degré. »
Et c'est dans cette différence de degrés que l'auteur de la notice fait résider la différence opposant l'enthousiasme des temps primitifs et anciens -- énergique, authentique -- à l'enthousiasme -- souvent feint et inauthentique -- des temps modernes :
« Plus on se rapproche des siècles civilisés, des époques où l'art remplace la nature, moins on rencontre, même chez les poëtes, le véritable enthousiasme. Ils n'en gardent plus que l'apparence. [...] C'est dans les poëmes primitifs, dans les poëmes qui furent l'expression des sentiments populaires, que nous trouverons surtout l'enthousiasme. Homère et les chants orphiques en sont remplis; il déborde aussi dans les poëtes et les chants des nations modernes à leur jeunesse, dans nos Chansons de geste comme dans le Romancero espagnol. On ne le retrouve plus tard que de loin en loin chez des poëte privilégiés comme Corneille et Shakespeare; chez les poëtes qui expriment les passions, les élans des peuples : chez Tyrtée, Rouget de l'Isle, Koerner. Enfin, par un contraste frappant avec l'esprit positif de notre siècle, l'enthousiasme s'est réveillé aussi puissant que jamais dans nos poëtes lyriques : Victor Hugo, Lamartine, Alfred de Musset. [...] Parmi les orateurs, il est assez difficile de distinguer ceux que l'enthousiasme emporte de ceux qui se font à force d'art une apparence d'enthousiasme... [...]»
Peut-être même -- au-delà de la configuration lexémique et lexicale du terme -- est-il alors possible de voir dans cette conséquence de la sémantique la raison principale du renouveau indirect dont « Enthousiasme » est l'objet à cette époque. Pour que la notion retrouve son énergie au contact des textes anciens du Moyen-Âge et de la Renaissance à la poursuite desquels -- tant en France qu'à l'étranger -- se lancèrent les philologues érudits de la première moitié du XIXe siècle, peut-être était-il donc bien nécessaire que la chose fût analysée, disséquée, contrainte, calibrée par les discours de l'idéologie, de la métaphysique et de la psychologie. . . et qu'elle soit ainsi réinstaurée dans une nouvelle épistémologie du sujet. Sur tous ces aspects et toutes ces nuances axiologiques -- on le voit bien -- les témoignages du G.D.U. sont absolument indispensables.
Nul doute que l'informatisation d'un tel ouvrage ouvre à la recherche de nouveaux territoires, et que le G.D.U. puisse alors être considéré par tous ses lecteurs non en tant qu'intangible source de référence mais bien -- comme son auteur le souhaitait lui-même -- en tant que microcosme verbal critique d'un macrocosme factuel dont les références exactes échappaient déjà pour une large part aux contemporains du XIXe siècle.
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