Échos d'une oralité problématique : représentations et reconstitutions en questionJacques-Philippe Saint-GérandUniversité Blaise Pascal Clermont-Ferrand II |
Les pratiques de la littérature du XIXe siècle, à la recherche de publics toujours plus variés et nombreux, font que de multiples formes stylisées de la langue orale ont de plus en plus nettement tendance à s'y trouver représentées, fût-ce allusivement, par dérision ou par souci pittoresque. C'est ainsi que les parlures dialectales et patoisantes, les argots, les formes populaires de dialogue purent s'insérer plus ou moins naturellement dans la trame des écrits littéraires.
Les Archives de la parole, malheureusement, ne datent que des années 1910, et les enregistrement exploitables, tant du point de vue de la technique de reproduction sonore, que de celle de l'enquête sociologique, ne seront effectifs que bien plus tard encore. Les tentatives des dictionnaires pour noter plus ou moins sporadiquement quelques faits de prononciation, comme le montrent très bien les justifications confuses de la Préface du Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle de Pierre Larousse, demeurent erratiques avant la généralisation des systèmes bi-univoques de transcription que sont les alphabets phonétiques du dernier tiers du siècle.
Il faut donc se résigner à ne réunir sur l'oral pratiqué à distance historique dans les diverses régions du territoire français, que des indications fragmentaires et approximatives. Vaudelin, à l'articulation des XVIIe et XVIIIe siècles, avait pu être un de ces indicateurs de tendances fugitives. Du Broca, dans le registre académique, dès 1803, avait pu donner quelques indications des ports de voix et de la prononciation déclamée. Mais pour l'oral de tous les jours ? A côté des témoignages d'archives, et de ceux des correspondances privées, qui donnent très souvent à percevoir en filigrane dans l'hypercorrection l'écho à peine atténué d'un oral détaché des convenances et omniprésent, il convient alors de ne pas sous-estimer le rôle tenu par les recueils de chansons et par les chansonniers eux-mêmes. Les exemples suivants, à étoffer par d'autres témoignages, laissent imaginer certaines des plus fréquentes déformations de la langue orale, dont, par ailleurs, les cacologies, et les dictionnaires de langue vicieuse [comme les ouvrages de Louis Platt de Concarneau : 1835, mais auparavant, et avec autant de pertinence d'Hautel : 1808, ou Desgranges : 1820] dénoncent les multiples réalisations, nous aidant rétrospectivement en cela à fixer la représentation de pratiques jugées déviantes ou fautives par les contemporains détenteurs de la norme d'usage bourgeoise et globalement parisienne. Ironie, érotisme ou pornographie, déréliction langagière… Car tout ceci, est-il utile de le répéter, se joue à l'époque et ne se donne à lire et interpréter pour nous qu'à travers les prismes des idéologies et leurs déformations.
Marc-Antoine-Madeleine Désaugiers, né à Fréjus le 17 novembre 1772, mort à Paris le 9 août 1827, fils d'un compositeur de musique [Marc-Antoine, 1752-1793] qui reçut les leçons de Gluck et de Sacchini, fut le prolifique auteur de la majeure partie des chansons qui assurèrent le succès de l'Almanach des Muses, du Caveau, et du théâtre du Vaudeville. Son type favori, Cadet Buteux, est enfant de la Rapée, ce quartier de Paris dans lequel se rassemblent toujours sur les berges de la Seine les usagers d'un langage plein de verdeur, d'images et de sonorités goualantes que l'écriture a quelque mal à fixer. Au mêm titre que Béranger, Gouffé et Debraux, Désaugiers mérite d'être considéré comme un témoin intéressant de ces vibrations de l'air produites par des bouches que l'on considère alternativement comme malhabiles ou libérées de toute contrainte normative.
Allons, Suzon, j' tenons dimanche,
Ouvre tes yeux et tes rideaux ;
Quand j' ons six grands jours scié la planche
Tu sais qu' j'ai d' la maison plein l' dos.
Il faut que j' sortions d'un' berrière…
Débarbouill' vite ton garçon…
Passe l' jupon
Moi l' pantalon
Et zon, zon, zon
En avant ma Suzon
J' goberons moins d' m' ringues que d' poussière
Mais j' ne serons pointz' à la maison.
Où c' que j' rons ? Que vas tu m' dire ;
C'est aujourd'hui foire à Pantin,
Courons y vite, que j' respire
L' parfum z' embaumé du matin…
Seul' ment n' mets pas tes plus bell's hardes
Car ce nuage au-d' ssus d' Charenton
N' promet rien d' bon
Tant pis… Quoi donc ?
Et zon, zon, zon
J'sais c' que c'est qu'un bouillon…
J'allons être inondé d' hall' bardes
Mais je n' serons pointz' à la maison.
Soirée de Cadet Buteux, passeux à la Rapée,
Aux expériences du Sieur Olivier
Je n' vois, en fait de pestacles
Foi d'Cadet Buteux,
Rien qui vaille les miracles
D' nos escamoteux ;
J'en savons un passé maître
Qu' j'avons vu l'aut' soir ;
Gn'y a qu'un moyen de l' connaître
Et c'est d'aller l' voir.
J' crois que c' luron-là s'appelle
Monsieur Olivier ;
Et c'est dans la ru' d' Guernelle
Qu' travaille l' sorcier ;
I' sait vous r' tourner, vous prendre
Qu'on n'y connaît rien
Et j' dis qu's'il ne s' fait point pendre
C'est qu'il le veut bien.
J' pensons une carte, i' m' la nomme,
C'était l' roi d' carreau :
V' la qu' d'un' main il prend z' un' pomme
Et d' l'autre un couteau ;
Il la partage, il la montre*Et voyez l' malin !
V' la mon roi qui s'y rencontre
En guise d' pépin.
C' qu'est pus fort, c'est qu'i prépare
Un grand verre d' vin,
Et vous l'flanque, sans dir' gare,
Au nez d' mon voisin :
L' diable d' vin s' métamorphose
En rose, en œillet :
V' la, m'dis-je en restant tout chose,
Un vin qu'a l' bouquet !
J' liprêtons, à sa prière,
Mon castor à glands,
Parc' qu'il avait z' envi d' faire
Une om' lette dedans :
Gn'y a pointz' à dire, il l'a faite
Et ça sous not' nez
Et, jarni, moi, d' voir c' t' omelette
Ça m'a tout r' tourné.
Il m'd'mande que j' li garde
Six écus tournois ;
J' les prenons, mais quand j'y r' garde
V'la qui' m'en manqu' trois ;
On les trouv' dans un' aut' poche :
A Paris, quoiqu' ça,
N' faut pointz' un' lunett ' d'approche
Pour voir ces coups-là.
Il perce un mouchoir d'percale
D' la grosseur d'un œuf
Il souffle dessus, il l'étale,
Crac, le v' la tout neuf.
Pour nos fill's, ah ! queu trouvaille,
Dans c' siècle d' vartus
Si pour boucher z'un entaille
N' fallait qu' souffler d' ssus !
V'la qu' tout à coup la nuit tombe…
Et, pour divartir
J' vois comm' qui dirait d'un' tombe
D' s esquelett' s sortir :
A leurs airs secs et minables,
On s' disait comm' ça :
C'est-i d' s artist' s véritables
Qui jou'nt ces rol' s là ?
Mais avant qu'un chacun sorte
(Et c'est là l' chiendent !)
V' la l' Fanfan qui nous apporte
Deux torches d' rev' nant
Morgué ! que l' bon dieu t' bénisse,
Suppôt d' Lucifer !
J' croyions que j'avions la jaunisse,
Tant j'avions l'teint vert.
Bref, c' t Olivier z' est capable,
Dans l' méquier qu' i fait,
D'escamoter jusqu'au diable,
Si l' diable l' tentait :
Par ainsi, sans épigramme,
Crainte d'accident,
Faut toujours, messieurs et dames,
S' tâter z' en sortant
Quelques rares textes de boniments, déclamés par des escamoteux en quête de pratiques du type de celui présenté ci-dessus, ont pu être approximativement notés et sauvegardés. Ainsi, ce monologue, attribué au célèbre Miette, marchand ambulant et illusionniste des années 1830, qui avait installé le siège principal de ses activités sur le quai des Augustins, à quelques pas de l'Institut et de l'Académie française….
" Je ne vous dirai pas [voix de fausset], que je suis l'élève de Mlle Lenormand… Mlle Lenormand n'a jamais fait d'élèves. Je ne vous dirai pas que je suis le gendre ou le successeur du célèbre Moreau [allusion perfide à un autre charlatan, plus connu, qui se donnait comme élève de Moreau, et disait la bonne aventure] ; môssieu Moreau n'a jamais eu de gendre ni de successeur. Mais qu'es-tu donc alors ? Messieurs, je n'emprunte le nom de personne, je me nomme Miette, l'un des sept fils du dragon de Paris. Feu mon père était escamoteur, mon frère était escamoteur, je suis escamoteur. Je demeure, rue Dauphine, n° 12, maison du marchand de vin, ce qui ne veut pas dire que je demeure chez le marchand de vin, c'est au contraire le marchand de vin qui demeure chez moi… J'ai travaillé trois fois devant l'ambassadeur de Perse, mais je ne me targuerai point de ce vain titre pour vous dire que c'est l'ambassadeur de Perse qui m'a découvert le secret de la ppoudre ppersannne… Il ne m'a jamais parlé… D'ailleurs, l'eût-il fait, je ne l'eusse pas compris, car il m'eût parlé persan, et, je l'avoue à ma honte, je n'ai point étudié les langues orientales ; mais ce fut un des officiers de sa maison, môssieu Ugène barrrbarrroux… Curieux d'apprendre à faire des tours, il m'en demanda et je les lui démontrai. C'était un élève agréable… Il ne me payait pas avec des pommes de terre. [Il tire des pommes de terre de dessous les gobelets]. Il ne vous tirait pas de carottes. [Il fait surgir une carotte] Et voici des carottes ; mais il avait de l'ognon [même jeu], et voici de l'ognon ; aussi me faisait-il des compliments. Il me disait : môssieu Miette, pour les tours de passe-passe et de gobelets, à vous le pompon [il montre un pompon], et voici le pompon. J'en étais donc très content, aussi vrai que voici la petite balle [il escamote une petite balle], la moyenne balle [même jeu] et leur camarade la grosse balle [même jeu]. Un jour, je me présentai chez lui, il était en train de se nettoyer les dents. Cela ne m'étonna pas, la propreté de la bouche étant de tous les âges et de toutes les nations; mais, ce qui m'étonna, c'est ce qui va vous surprendre, c'est que, depuis trente-cinq ans [exagération] que j'exerce sur cette place, je n'ai point encore vu ailleurs... la ppoudre dont il se servait. Blanche comme de la neige [il ouvre une boite et la montre en faisant le tour du cercle], à peine introduite dans la " booche ", elle devenait cramoisie comme de la lie de vin. [Il introduit dans sa bouche un linge frotté de poudre persane, s'en frotte les dents et fait le tour du cercle en montrant au public le linge devenu rouge. Il tient aussi la bouche ouverte de manière à faire voir ses dents] Voici, je l'espère, du cramoisi [Il remet la boite en place]. curieux de ce phénomène, je m'en informai, il me le dit et je l'ai gardé pour moi... [en insistant]. Voilà tout mon talent. Tant que l'Ambassade de Perse resta en France, je ne parlai plus à personne; une fois qu'elle en fut partie, je me présentai à l'Aacaadémie rrroyale de mé-de-cine, j'exposai ma recette et j'obtins mon brevet, ce n'est pas plus malin que ça. La ppoudre ppersannne, Messieurs, n'a que cinq propriétés; mais elles sont ir-ré-cu-sa-bles [pause].... Elle blanchit en deux minutes, montre en main, les dents les plus noires [pause].... Elle calme à l'instant la douleur de dent la plus vive [pause].... Elle corrige la mauvaise haleine, toutefois et quantes la mauvaise haleine n'est point le produit de la putréfaction de l'estomac [pause].... Elle raffermit les dents ébranlées dans leurs alvéoles, en arrête la carie, en arrête le tartre, et le tuf [pause].... Les dents sont un des agréments de la physionomie... Une bouche qui en est démeublée n'en offre plus, et pourtant les dentistes vous les arrachent. L'homme le plus hardi tremble à la vue des instruments qu'il faut introduire dans la " booche " pour opérer l'extraction de la dent la plus simple [à ce moment-là, il déroule une trousse de dentiste, dans laquelle se trouvent des instruments énormes et rouillés, espèces de tire-bottes monstrueux qui font frissonner l'auditoire; il prolonge alors la terreur en gardant le silence le plus absolu en promenant ses instruments devant toutes les bouches des curieux, qui se ferment instinctivement].
" Me direz-vous que vous vous voyez entrer ces instruments de sang-froid dans la " booche " [nouvelle promenade autour du cercle avec la terrible trousse]? -- Non! Eh bien! gardons les ornements que la nature nous a départis, sans nous livrer aux mains barbares des opérateurs. La ppoudre ppersannne nous épargne ces désagréments-là, et voici la manière de s'en servir : Vous prenez un linge blanc de lessive, que vous enroulez autour du doigt comme ceci [il opère en même temps et montre chaque exercice à la ronde]. Vous le trempez dans l'eau, l'appliquez sur la boâte, l'introduisez dans la " booche ", et vous frottez les dents avec... puis vous prenez une gorgée et vous rincez [il l'avale; marque d'étonnement]. -- Comment? quoi, couillon, tu l'avales? -- Oui, Messieurs, la ppoudre ppersannne laisse dans la " booche " une odeur si suave, si exquise, si agréable, que je ne suis pas assez ennemi de mon estomac pour l'en priver volontairement...
" Avec toutes ces qualités, la ppoudre ppersannne coûtera donc bien cher? Non, Messieurs, nous l'avons mise à la portée de toutes les bourses. Il y a des boâtes de 1fr.50 ou 30 sous [pause]. Il y a des boâtes de 1 fr. ou 20 sous qui sont les deux-tiers des boâtes de trente [pause]. Il y a des boâtes de 75 centimes ou des boâtes de 30 [pause]. Il y a des boâtes de cinquante centimes ou dix sous, qui sont les deux-tiers des boâtes de quinze, la moitié des boâtes de vingt, et le tiers de boâtes de trente [longue pause].... Enfin, Messieurs, il y a des boâtes, dites boâtes d'essai ou d'épreuve, et que je ne vends que pour dix centimes ou deux sous. Messieurs, si la ppoudre ppersannne, n'a pas rendu blanches en deux minutes, montre en main, les dents les plus noires, si elle n'a point arrêté la carie... si elle n'a point enlevé le tartre et le tuf... si elle n'a point corrigé la mauvaise haleine, toutefois pourtant que la mauvaise haleine ne provient pas de la putréfaction de l'estomac... si elle n'a point raffermi les dents dans leurs alvéoles, rendu leur couleur naturelle aux gencives... si elle n'a point calmé en un clin d'oeil la douleur de dents la plus vive, entrez dans ce cercle, démentez-moi, traitez-moi de fourbe et d'imposteur, prenez mon ordonnance, déchirez-la et jetez m'en les morceaux à la figure... Au cas contraire, dites-le à vos amis et connaissances, et rendez-moi justice... "
P. S. Les jours où il vendait peu, Miette cherchait à humilier les pratiques qui n'achetaient que des boâtes de deux sous, en appuyant sur les mots : " une boâte de ddeux sous à Moissieu ", au lieu de se servir du terme poli de boâte d'essai qu'il n'employait que dans les occasions de forte vente.