Il y a près de vingt ans, en 1980, nous écrivions déjà qu'en dépit du renouvellement des études historiques, des acquis de la "révolution saussurienne", des passerelles établies entre la linguistique et l'histoire, et des développements récents de la socio-linguistique, le domaine de l'histoire de la langue restait alors, comme aujourd'hui, curieusement obsolète dans ses méthodes d'approche liées aux descriptions errantes de la grammaire historique et limitées à ses résultats souvent tautologiques dès lors que la grammaticalisation de la langue ne pouvait être autrement conçue que dans le cadre de l'histoire, et selon un modèle évolutif linéaire et progressif. De ce fait, et sous la caution d'une lecture hâtive de Saussure, de l'oubli des enseignements de Meillet et du tropisme fondateur de la réflexion de Gustave Guillaume, les sciences contemporaines du langage ont cru pouvoir reléguer de plus en plus aux positions subalternes la dimension temporelle des phénomènes de sémiologie verbale, voire complètement l'effacer, dans le cursus ordinaire des étudiants de lettres français. Or, qu'on le veuille ou non, pour l'homme, ce mammifère que la mémoire seule rend supérieur, l'histoire constitue bien un foyer de la réflexion lorsqu'il s'agit d'appréhender le sens de l'évolution d'une société et de ses idéologies, de ses modes de représentation, et de ses pratiques usuelles d'expression esthétique, scientifique, technologique. C'est en effet dans toutes ses dimensions que s'inscrivent naturellement ces phénomènes. Deux conséquences résultent de cette prééminence. D'une part, la nécessaire rétrospection, si minime soit-elle, opérée sur ces derniers par les observateurs, qui doivent se mettre en situation de distanciation, laquelle oblige à reconstituer des parcours, à définir des intrigues, à inventer pour les événements une dramaturgie ponctuée de saillances sur des lignes de fuite. Et, d'autre part, l'extraordinaire impérialisme de la langue, de ses contraintes, de ses latitudes et de ses transformations, comme système de formes prégnantes conditionnant la forme commune et générale de saisie de l'univers, par quoi cette dernière se diversifie dans la parole en autant de découpages individuels et particuliers, mais communicables. Une histoire de la langue, dans ces conditions, devrait pouvoir être également abordée par le biais d'une histoire des formations discursives, au sens où Michel Foucault, puis Michel Pécheux, envisageaient cet objet.
Or, de quoi disposons-nous ? La préface naguère rédigée par Gérald Antoine(1) pour le tome XI (seconde partie) de l'Histoire de la Langue française de F. Brunot rappelle opportunément ces implications réciproques, et, re-situant le XIXe siècle dans sa diversité et sa complexité par l'abondance et la pluralité des sources de documentation qu'il nous a léguées, indique clairement les voies à suivre pour redonner en théorie à cette discipline l'assise scientifique et l'importance auxquelles elle peut prétendre de nos jours. Mais il n'y a là qu'un énoncé de programme. Les deux volumes de la même série publiés depuis, qui ont successivement traité en 1985 et 1995, sous l'égide de CNRS Éditions, des périodes 1880-1914 et 1914-1945, en termes méthodologiques et théoriques, n'ont rien apporté de véritablement neuf sur la question. Tout se passant alors comme si le renouveau des études historiques, après F. Braudel, P. Veyne, et l'adaptation aux sciences humaines de la théorie " mathématique " des catastrophes élaborée par R. Thom à partir de l'observation des rapports du continu au discontinu, n'avaient eu aucun fruit pour notre champ et nos disciplines.
Afin de contribuer au renouveau de ce secteur, et avant d'engager l'ouverture de chantiers nécessairement complexes, nous voudrions donc faire plus modestement ici -- sans aucune prétention à l'exhaustivité -- le point préalable des auxiliaires bibliographiques dont on dispose pour étudier cette langue protéiforme d'un XIXe siècle aux limites si flottantes selon la perspective qu'on adopte pour le caractériser, et pour marquer en quoi une étude systématique de la production des manuels linguistiques permet, non seulement, d'éclairer les transformations de l'outil de communication, mais aussi celles de la société qui l'utilise comme moyen de maîtrise de ses connaissances et d'affirmation de soi.
Le paradoxe est que plus on s'approche du XXe siècle, par la progressive industrialisation de la France, la diffusion croissante de la culture écrite, la diminution du nombre des analphabètes; plus, par conséquent, on possède d'attestations discursives des états des parlures françaises, et de descriptions de leur métalangage (grammaires, dictionnaires, rhétoriques, etc.), moins on a eu -- effrayés par une telle prolifération d'informations -- le courage d'une humble analyse de ces productions, qui aurait dû précéder tout essai de synthèse ambitieuse. D'un côté l'exacerbation d'une exhaustivité illusoire mais fascinante, et que je récuse ; de l'autre, l'exaspération de la nécessité de percevoir et discriminer le fait pertinent dans ces vastes ensembles. Sur le seuil du XXIe siècle, dictionnaires et dépouillements récents de corpora peuvent nous donner l'impression que nous avons progressé sur la bonne voie d'une meilleure intelligence des faits grâce à la prise en considération de l'historicité des phénomènes, qu'il convient désormais de distinguer nettement d'un historicisme passéiste, car il s'agit ici pour l'historien, au-delà des témoignages, de comprendre les tensions entre le présent passé passif et l'invention de modes nouveaux du voir, du dire, du sentir, du comprendre, de sorte que ce qui est proprement une invention des valeurs du passé continue d'être invention bien après le temps de sa trouvaille parce qu'elle est alors une invention continuée du sujet. Ce qui implique entre autres une nouvelle conception du flux chronique, et une reconsidération des rapports du continu au discontinu dans toutes les dimensions où se déploient ces deux formes; tant dans celle de l'espace géographique de la langue, que dans celle du temps de ses transformations internes, évidemment, que dans celle -- finalement -- qui n'est ni l'un ni l'autre: la dimension notionnelle dans laquelle s'inscrivent les représentations mentales des perceptions et des connaissances médiatisées par le langage. Pour cerner ces différents paramètres, il conviendrait d'être méthodologiquement et documentairement en situation de parfait équipement.
Or, lorsqu'on aborde l'histoire de la langue française au XIXe siècle (même dans son acception la plus naïvement chronologique: 1800-1900), on ne peut qu'être frappé par l'indigence du soutien bibliographique, la pauvreté de la documentation utilisée en matière de témoignages, et le caractère aussi partiel que partial des articles ou des rares ouvrages consacrés à ce sujet. Sans compter le caractère très artisanal des modes d'analyse envisagés qui tend à privilégier les monographies sectorielles sans envisager le grand tout à l'intérieur duquel s'inscrit leur sens et se constitue leur légitimité.
On doit ainsi noter une réduction arbitraire du champ des études aux manifestations secondaires du langage, qui privilégie indûment la littérature dans la succession des écoles esthétiques ayant traversé le siècle, et dans la méconnaissance absolue du fonctionnement connotatif de ce système où l'on voudrait trouver les attestations résiduelles d'un français d'époque; cette réduction s'opère alors aux dépens de l'étude des diverses formes du français de la vie quotidienne (variantes sociales, techniques, dialectales), et dans l'indifférence aux bouleversements politiques, économiques, culturels, en bref sociologiques, concomitants. Mais on doit aussi déplorer une parcellarisation trop grande, et myope, des domaines d'étude épisodiquement abordés, qui nuit à l'élaboration d'explications synthétiques: orthographe, lexique, enseignement de la grammaire ont, parfois, pu retenir l'attention de chercheurs isolés, mais ne livreront leurs secrets que replacés dans le cadre plus vaste du mouvement de la langue tout entier, de la société et des idéologies qui, en langage, les mènent. Car, et c'est ici la plus grave lacune, les mécanismes sociologiques qui sous-tendent l'évolution de la langue sont presque toujours ignorés à l'avantage fallacieux d'une conception positiviste du temps et de l'Histoire qui érige systématiquement l'antécédence en principe erroné d'explication. Or, comme l'a rappelé Benveniste à la suite de Saussure, le temps chronique, dans sa fixité répétitive et vide, n'est pas le moteur déterminant de l'évolution, mais uniquement son cadre. Enfin la périodisation même du XIXe siècle, en ses limites extrêmes comme en ses étapes intermédiaires, se révèle maladroite, et sans réels fondements dans l'ordre linguistique.
Il faudrait, effectivement, commencer par délimiter structurellement ce qu'on entend par " XIXe siècle ", c'est-à-dire préciser les différents points de vue constitutifs d'objets propres selon lesquels on peut envisager cette portion d'histoire. Cette définition préjudicielle pose immédiatement d'énormes problèmes car différentes conceptions peuvent trouver ici à s'exprimer, à s'opposer voire à s'exclure. L'histoire événementielle possède des partisans d'une représentation extensive et maximaliste du siècle qui relie les convulsions européennes de 1789 à celles de 1914, et des tenants d'une appréhension minimaliste qui privilégie l'époque des empires (1804-1870) et ses intermèdes monarchiques et républicain, ou focalise l'attention sur les tremblements sociaux de 1830, 1848 et 1871. Les partisans d'une histoire sérielle, intéressés par les problèmes de la diffusion de l'enseignement, l'enserreraient volontiers entre 1831-33 (lois de Guizot) et 1886 (lois de Jules Ferry). Enfin, des historiens de la littérature pourraient arguer que le XIXe siècle commence avec les premières publications de Chateaubriand (L'Essai sur les Révolutions de 1797) et s'achève avec les derniers textes et la mort de Zola (1902), alors que Gide, Proust, Valéry, si engagés dans le XXe siècle et encore proches de nous, ont commencé à produire leur oeuvre. Nous avons pu faire ailleurs, depuis lors, d'autres évaluations de ces découpages qui amputent plus et démembrent qu'ils ne mettent en valeur les effets de saillance se détachant sur fond de prégnances sémiologique.
D'un point de vue strictement linguistique, de multiples autres possibilités de repérage s'imposent en effet à l'attention dès que l'on scrute les questions de production grammaticale (survie et mort de la grammaire générale avec l'introduction du Traité de prononciation ou Nouvelle prosodie française de Sophie Dupuis, en 1836); de lexicographie (1798, Académie Ve éd. - 1878, Académie VIIe éd.); de lexicologie (développement des vocabulaires techniques, et des niveaux socioculturels de la langue); d'orthographe (les diverses tentatives de réformes 1825, 1851, et l'arrêté du 26 février 1901); voire de stylistique (la rhétorique classificatrice et légiférante de 1820, puis son déclin jusqu'à la Grammaire de l'art d'écrire d'A. Petit, en 1894, et la promotion officielle par Bally en 1905).
Ajoutons enfin qu'en ces domaines du langage où évolution et involution ont souvent tendance à paradoxalement se laisser prendre l'un pour l'autre, le domaine même de l'histoire de la langue, où nous voulons nous placer, est peut-être de ceux qui laissent le mieux apparaître ces mouvements de transgression, de régression, de progression, d'inversion, d'anticipation, voire de figement qui dessinent les limites d'un siècle et qui en scellent la constitution épistémologique. A cet égard, la réédition, en 1803, de la Grammaire de Port-Royal, précédée d'un Essai sur l'origine et les progrès de la langue française par Petitot, comme la publication de l'histoire de la langue française, en 2 volumes, de Littré (1863), bientôt suivie par La langue française, depuis son origine jusqu'à nos jours, tableau historique de sa formation et de ses progrès, par M. Pellissier, constituent des repères indéniablement déterminants, entre lesquels peut se lire le sens d'une évolution. Ces soixante années, soit pratiquement -- en fonction des normes de l'époque -- une vie d'homme, verront la notion même d'Histoire de la langue surgir de la spéculation métaphysique et s'édifier progressivement à travers la reconstruction d'états de la langue passés, rendue possible par l'attrait des vieux âges (on redécouvre le XVIe siècle, on redécouvrira le moyen-âge...) et, comme nous l'avons montré ailleurs, l'essor de la philologie. Mais cet avènement est capital car il n'est pas seulement le signe tangible du règne exclusif de l'Histoire sur le champ des connaissances universelles, il est aussi, et surtout, la preuve du passage de l'a priori à l'observable, et, partant, le début d'un cheminement qui, à travers quelques révolutions, conduira à l'appréhension scientifique du phénomène langage. Ainsi se constituait le capital, non de connaissances exactes, mais d'intention théorique, devant permettre aujourd'hui à un Lévi-Strauss d'affirmer qu'il ne saurait y avoir de véritable et précise étude structurale sans que l'Histoire n'ait, auparavant, été passionnément interrogée.
Devant ce bouleversement épistémologique, le chercheur contemporain se trouve bien démuni et perplexe quant à la qualité des aides qu'il peut obtenir d'une bibliographie lacunaire. D'un point de vue global, l'ouvrage fondamental devrait être l'Histoire de la Langue Française de F. Brunot, en ses tomes XII et XIII, mais ceux-ci ont été rédigés par Ch. Bruneau, qui, n'ayant ni le même objectif ni le charisme intellectuel et politique de son maître, soumis en outre à la condition institutionnelle qui avait réglé son admission à la Sorbonne(2), a sciemment détourné le vaste mais nécessaire projet de son but originel en ne voulant considérer, dans la langue du XIXe siècle, que les emplois littéraires, et en se livrant, par conséquent, à un catalogage qui ne définit pas plus l'évolution d'une langue, qu'il n'aide à construire la grammaire d'une oeuvre, et ne caractérise pas davantage le style de leur auteur. On trouvera cependant dans ces volumes quelques indices (tels les chapitres succincts consacrés à la grammaire et aux dictionnaires) qui montrent qu'une étude sérieuse de la langue était déjà possible, et que l'on a simplement reculé devant l'immensité de la tâche, et l'aridité des dépouillements. Il est d'autant plus triste en 1999 de constater qu'une toute récente Histoire de la langue française [Paris, Ellipse Marketing, 1999], fruit du travail d'un lexicologue balzacien jadis malmené par la critique, reprend les arguments d'un travail antérieur de près de quarante ans. L'Esquisse Historique de la linguistique française et de ses rapports avec la linguistique générale de L. Kukenheim (1962), qui décalquait pour une part l'ouvrage de Charles Bruneau, avec ses notices trop brèves et allusives, ne saurait constituer un meilleur guide, mais avait le mérite de proposer quelques raccourcis suggestifs.
En des périodes encore plus reculées, signalons encore la Bibliographie de la syntaxe du français, co-signée par Horluc et Marinet (1908), qui, outre qu'elle restreignait déjà le champ de son étude, lui assignait également des limites chronologiques ne coïncidant pas avec nos propres repères: 1840-1905. Plus proches, les ouvrages de Balibar et Laporte, Le Français National et Les Français Fictifs (1974), qui se contentent d'a priori socio-historiques, peuvent difficilement être tenus comme démonstratifs en ce domaine, même s'ils mettent en avant l'intuition de la notion de colinguisme devenue depuis si opératoire. En dehors de l'étude historique probe et convaincante de Furet et Ozouf consacrée à L'Alphabétisation des français de Calvin à Jules Ferry (1977), il faudrait donc se contenter de l'étude polémique de Chervel: Et il fallut apprendre à écrire à tous les petits français (1977), pour avoir une sorte de vue d'ensemble du problème dans la première moitié de notre période. Mais la thèse obsédante de l'auteur (la grammaire et son enseignement n'ont d'autres finalités, à cette époque, que d'inculquer l'orthographe) nuit grandement par sa récurrence à la solidité de la présentation, et conduit l'auteur à privilégier certains aspects didactiques, au détriment de considérations structurelles tout aussi importantes, mais qui s'intègrent moins à sa démonstration. On sera par exemple étonné de constater le peu de cas que Chervel fait des dictionnaires dans cette tranche chronologique, alors que ce sont là les ossuaires tentaculaires de la norme graphique; on sera de même étonné que ses recensements ne l'aient conduit à dénombrer que quarante et un nouveaux ouvrages de grammaire entre 1800 et 1830 alors qu'il en faudrait compter près de cinq fois plus dans la seule spécialité syntaxique, ainsi que nous pouvons le prouver d'après nos propres compilations. Ce sont là déficits dommageables dans une enquête scientifique. D'autant qu'en ces matières la réédition d'ouvrages anciens constitue un indice à ne pas négliger des rémanences et des transformations qui -- simultanément -- travaillent le corps de la langue et l'imaginaire des locuteurs. Le Répertoire Chronologique des Grammaires françaises 1800-1914, publié par le même auteur, en 1982, à l'I.N.R.P., que l'on peut retrouver sur ce site en version électronique aménagée, recense bien 2037 titres, mais les orientations bibliométriques -- me semble-t-il -- n'y sont pas définies de manière suffisamment cohérente, et la restriction du recensement au seul objet grammatical pénalise une réflexion plus vaste sur le sens même de l'évolution de la langue française à cette époque. Il constitue néanmoins un complément nécessaire de l'actuelle recension. Comme en toute période de l'histoire, l'élucidation des transformations de la langue ne nous paraît donc pas devoir être cherchée ailleurs que dans l'analyse des rapports complexes qui unissent les transformations du matériau verbal à la modification des conceptions scientifiques du langage et à leurs représentations idéologiques dans la société. Il y aura toujours difficultés et risques à essayer de sortir par le langage de cet enfermement dans la langue.
Heureusement, pour étudier ces rapports si enchevêtrés et ardus, spéculaires et parfois fantasmatiques même, nous possédons, au moins en lexicologie, d'excellentes monographies, telles celles des très regrettés G. Matoré, A. J. Greimas (sur l'art et la mode) ou P. J. Wexler (les chemins de fer); à quoi l'on ajoutera les pertinentes notules de G. Gougenheim (Les Mots français), et quelques articles anciens du Français Moderne (oct. 1943, janvier, avril 1944, janvier, avril 1945, octobre 1946, octobre 1947, avril 1951, avril 1962, etc.) Il faudrait faire une place à part à la série des Matériaux pour l'Histoire du vocabulaire français, éditée par des chercheurs de Besançon (C. R. du vol. 12, publié en 1977, par un autre grand disparu, R. Arveiller, in R.L.R. juillet-décembre 1978, pp. 448); ainsi qu'aux renseignements consignés dans les fichiers du Trésor de la langue française, à Nancy. La récente publication de P. Rezeau et ses collaborateurs, Variétés géographiques du français de France aujourd'hui: approche lexicographique (Bruxelles, Duculot, 1999), constitue à cet égard un complément très appréciable. D'un point de vue global, ou plutôt transversal, on se réjouira de l'initiative qui permit récemment de rassembler en un volume les articles disséminés que la mort prématurée d'Anne Nicolas n'avait pas permis de rassembler plutôt en faisceau d'analyses particulièrement pertinentes : XIXe Kaléidoscopie [Coll. " Travaux et Recherche ", Presses Universitaires du Septentrion, Lille, 1998]
Dans le domaine de la lexicographie, on retiendra principalement les études classiques d'A. Rey et de B. Quémada (Les Dictionnaires français, pour la période 1800-1863, Paris, Didier, 1968), puis le numéro 106 de Langue française [Juin 1995] coordonné par A. Lehmann, dans lequel S. Delesalle, entre autres collaborateurs, analyse les exemples du Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle de Pierre Larousse. Les initiatives récentes de Jean Pruvost en faveur d'un Musée virtuel des dictionnaires permettent d'accroître sensiblement notre connaissance du domaine, de même que le serveur Gallica de la Bibliothèque Nationale de France autorise en principe la consultation en mode image de plusieurs de ces ouvrages. A cet ensemble, il faudrait ajouter tous les travaux entrepris autour de F. J. Hausmann(3), B. von Gemmingen, L. Bray, et d'autres encore, tant en Allemagne qu'en France, qui s'attachent à cerner plus précisément les caractéristiques typologiques et structurelles de la lexicographie française de la première moitié du XIXe siècle. Les entreprises parallèles de Michel Glatigny, Pierre et Daniel Corbin, coordonnées au sein de l'équipe SI.LEX du CNRS ex-URA 382 soutenue par l'Université de Lille III, amorcent en France un semblable renouveau et impulsent salutairement toute une série de travaux qui renouvellent notre connaissance de la lexicographie de cette période. De nombreux volumes de la revue Lexique (Presses Universitaires du Septentrion) en témoignent pour notre siècle. Citons, plus particulièrement, les numéros 1990/9 : " Les marques d'usage dans les dictionnaires ", et 1995/12-13 : " Dictionnaires et littérature ; Littérature et dictionnaires ". La publication longuement attendue de l'analyse de M. Glatigny, Les marques d'usage dans les dictionnaires français monolingues du XIXe siècle [Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 1998] permet enfin de dresser -- sur un objet bien spécifié -- un bilan rigoureux, même si cet ouvrage est par son contenu quelque peu décourageant de scepticisme au terme d'une enquête aussi scrupuleuse que ferme en sa méthode.
Il semblerait que semblable tendance se dessine, plus modestement en syntaxe, par l'apparition de quelques études ponctuelles, précises et documentées, telles celle de J. Bourquin ("La place et la fonction de la morphologie dérivationnelle dans la grammaire scolaire au XIXe siècle"), celle de A. Chervel ("Rhétorique et grammaire: petite histoire du circonstanciel"), récemment proposée par le n° 41 de Langue française, ou, plus récentes, de B. Combettes analysant les constructions détachées dans des corpora essentiellement du XIXe siècle.
Enfin, comme nous le rappelions plus haut, la constitution de la discipline même de l'histoire de la langue, porte en soi les prémisses de la signification de l'évolution des langues à l'époque contemporaine et de la manière dont on doit en rendre compte relativement au champ entier des connaissances d'une synchronie culturelle. Outre l'Essai de Petitot mentionné plus haut, qui occupe à lui seul presque plus de pages que la réédition proprement dite de la Grammaire de Port-Royal, il faut citer ici les travaux de Gley, de Lanjuinais, adaptateur du Mithridates de Adelung, de Chézy, indianiste, et de Sylvestre de Sacy, arabisant, qui, avant le premier tiers du siècle, ont dépouillé la langue de sa métaphysique pour l'engager sur la voie de la science historique par le biais des comparaisons. Dans le même temps, l'arrivée à Paris de Humboldt, des frères Grimm et Schlegel (ces derniers que l'on redécouvre aujourd'hui, sous l'angle poétique, par Tz. Todorov, J.-L. Nancy et Ph. Lacoue-Labarthe) incite Raynouard à faire précéder son Choix des Poésies originales des Troubadours (1816-1821) d'une Grammaire comparée des langues de l'Europe latine dans leurs rapports avec la langue des Troubadours, qui donnera naissance au Lexique Roman de 1836.
Les recherches dialectales avaient été ranimées et relancées, dès 1807, par une enquête sur la traduction, dans tous les patois pratiqués alors en France, de la parabole de l'enfant prodigue, ordonnée par la Société des Antiquaires de France ; en 1812, Gabriel Henry, professeur à l'université d'Erfurt et d'Iéna, publiait une Histoire de la langue française en deux volumes (l'analyse critique en a été faite par le regretté J. Stéfanini dans le second tome des Mélanges offerts, en 1974, à Ch. Rostaing, pp. 1039-1048); en 1821, enfin, la fondation de l'École des Chartes orientait directement et définitivement la recherche vers l'historicisme absolu. On se rappellera, à cet égard, qu'en 1837, P. A. Lemare, qui donnait la douzième édition de La Grammaire des Grammaires, pouvait déjà prétendre améliorer le propos de Girault-Duvivier en postulant: Si donc la grammaire ne doit pas s'arrêter à la lettre morte, au mécanisme matériel de la phrase, si pour remplir toute sa mission, elle doit revivifier la science du langage, il faut bien alors qu'elle consulte les origines, qu'elle en étudie les variations, qu'elle en connaisse le génie, pour rendre en tous temps les arrêts d'une critique sûre et éclairée" (Préface, p. VI).
Dans ce bouleversement des opinions et de la connaissance, il faut, malheureusement, tenir pour des fantaisies les publications de Génin (Des variations du langage français depuis le XIIe siècle, ou recherche des principes qui devraient régler l'orthographe et la prononciation, 1845), et de Wey (Histoire des révolutions du langage en France, 1848), tous deux faux historiens mais vrais puristes qui s'insurgent contre une supposée "dégénérescence du français", et voudraient l'enrayer dans l'esprit des rigoureux censeurs du début du siècle. Peut-être est-ce là tout simplement le signe qu'en cette période science et fantastique peuvent encore trouver à s'allier. Cependant, les travaux fondamentaux de Raynouard, Orelli, Fallot commencent à être diffusés et connus. En 1852, Edélestand du Méril publie un plus sérieux Essai Philosophique sur la formation de la langue française, qui prépare directement la tentative généralisante de Littré (1863), et amorce la réflexion intégrante de Pellissier, dont La Langue Française (1866) relie constamment, pour la première fois à notre connaissance, évolution de la langue et évolution de la société, marquant ainsi le terminus d'un siècle qui laissera au nôtre le soin de corriger par les structures et le fonctionnalisme synchroniques les errances non explicatives de l'Histoire. Sans l'avouer véritablement, Ferdinand Brunot et l'ambitieux dessein de son grand oeuvre sont d'ailleurs les relais d'une conception de la langue qui aujourd'hui, grâce à la socio-linguistique, retrouve de l'intérêt. Pellissier écrivait en effet: "Un peuple n'est bien connu que de l'historien qui a saisi dans les transformations de l'idiome de ce peuple l'image la plus fidèle qu'il puisse offrir de son esprit, le reflet le plus exact de ses moeurs, de ses usages, de son caractère. Nul ne connaîtra bien l'âme d'un peuple que quand il saura l'Histoire de sa langue" (p. 17). Comme le montre le regain d'actualité présent pour les études de mentalités, l'expression est bien prémonitoire de ce qui reste à accomplir de nos jours sur les bases d'une linguistique requérant sa place, rien que sa place, mais toute sa place, au sein des sciences du langage.
Car, il faut en convenir, malgré tout ce que nous avons recensé, le chercheur contemporain se trouve, dans ce domaine, comme devant un vide profond qui attire et décourage tout à la fois, insidieusement. On se plaît à rêver, pour le XIXe siècle, d'une bibliographie à la Stengel(4) qui ouvrirait des perspectives lucides sur l'ensemble de ce problème et permettrait d'envisager, par delà les recherches de détail, une étude globale du mouvement de la langue et de la société en cette période. C'est avec l'ambition un peu folle de contribuer à combler ce grand vide que nous avons commencé à dresser la liste de la production grammaticale, au sens large, du premier tiers de ce XIXe siècle, et que nous en livrons aujourd'hui les éléments.
D'aucuns se demanderont quelle est la finalité de ce travail énorme et futile. Outre la question particulière de l'histoire de la langue, il convient, nous semble-t-il, de ne pas oublier que, tout l'humain étant communication et langage, toute manifestation de l'humanité (pensée, actions quotidiennes et répétitives, uniques et création artistique, etc.) renvoie aux formes de paroles qui la décrivent, l'expliquent, l'interprètent, en un mot qui la situent. La moindre expression de l'esprit humain ne se comprend donc qu'en référence à une sémiologie générale et sociale, comme cette dernière ne peut se constituer et ne vaut que par l'observation et l'intégration des innombrables pratiques individuelles s'établissant au sein d'une communauté. Ainsi le relevé des variations de la langue offre l'occasion de baliser l'aire de développement, d'une société, et de comprendre les raisons et le sens des transformations économiques, politiques, esthétiques qui l'affectent comme des modifications comportementales et individuelles qui la constituent.
Quelques mots, pour terminer, sur la méthode choisie. Comme il s'agissait d'établir une bibliographie chronologique des ouvrages nouveaux publiés dans la période en question, nous avons été conduit à écarter provisoirement les rééditions de textes ou manuels célèbres, certains datant du XVIIe ou du XVIIIe siècle, non que nous jugions la réédition, qui perpétue et fige une norme, qui fixe des attitudes, insignifiante ou trop contingente, mais pour regrouper en appendice ces témoignages qui, sous le prétexte de transmettre, nient en tous les sens la notion d'évolution. Il fallait, de plus déterminer un cadre rationnel de classement; ce dernier a été inspiré par les grandes divisions traditionnelles du discours métalinguistique, ce qui montre à nouveau que l'histoire de la langue et l'épistémologie linguistique sont liées. Nous avons dégagé ainsi les catégories suivantes:
A/. Essais et ouvrages théoriques, ou généraux: discours métaphysiques, prolégomènes à une histoire de la langue, etc.
B/. Dictionnaires et vocabulaires: universels, techniques, normatifs, etc.
C/. Ouvrages de grammaire générale, française ou comparée : prononciation, orthographe, guides nominatifs, normatifs et autre "préservatifs" de langage, monographies de morphologie et de syntaxe.
D/. Manuels de rhétorique et de poétique qui sont l'application de l'idéologie implicite et des préceptes explicites contenus dans les ouvrages précédents, puisque dans cette période, le jugement critique littéraire est toujours fondé sur une évaluation de la conformité à une norme esthétique, homologue de la correction grammaticale (5). Dès 1805, et le texte sera repris en 1828, Dussault affirmait: "Rien n'est plus pénible pour la critique que de se traîner sur les détails de la diction, et rien n'est plus désagréable pour les auteurs que cette revue exacte et minutieuse de leurs fautes: ils s'en plaignent quand on la fait; mais ils l'exigent quand on ne la fait pas".
Quant aux sources bibliographiques systématiquement consultées, nous avons donc rassemblé les renseignements consignés dans le Journal de la littérature française (pour les années 1800-1810), la Bibliographie de la France (1810-1840), la Bibliographie analytique de Lorenz (1840-1865), et sa continuation (1865-1899); à quoi l'on ajoutera, pour certaines publications non mentionnées par ces recensions, et, dans la période 1827-1839, les annonces du Journal grammatical et didactique de la langue française (de Marle, 1827), du Journal philosophique, grammatical et didactique de la langue française (de Boussi, 1831), du Journal grammatical, littéraire et philosophique de la langue française et des langues en général (de Redler, 1833), et du Journal de la langue française (toujours de Redler, 1837). Une conclusion fera le bilan de cette production, tentera de dégager ses relations au contexte historique, et définira les tendances sociologiques perceptibles à travers elle.
Du point de vue de la confection matérielle de ce travail, notons qu'il existe toujours un décalage entre le moment de la publication proprement dite d'un livre et celui de son annonce bibliographique; comme notre critère de choix est celui de la diffusion effective, les dates proposées seront celles de cette dernière annonce; d'où, parfois, des désaccords avec les dates de réelle publication ; c'est aussi pourquoi, dans les cas les plus intéressants, nous ajouterons le descriptif, voire les premières notes critiques, de nos sources documentaires, qui renseignent sur l'appréhension contemporaine de ces ouvrages, et permettent de nous introduire dans l'historicité de ces témoignages.
Post Scriptum :
Depuis la rédaction de ces pages, entre 1980 et 1983, le paysage général de l'histoire de la langue et des sciences du langage, ainsi que celui de l'étude de l'évolution des formations discursives qui ont pu se déployer sur le territoire recouvert par la langue nationale de 1800 à 1914 environ, a beaucoup changé. De nombreux travaux complémentaires ont pu préciser les intuitions perceptibles dans le filigrane des remarques émises ci-dessous. La toute récente Nouvelle histoire de la langue française, publiée aux éditions du Seuil [1999] sous la direction de Jacques Chaurand, témoigne de ces transformations. On sera malheureusement beaucoup plus réservé, on l'a vu plus haut, en ce qui concerne l'entreprise involontairement concurrente -- du moins on peut l'espérer! -- proposée par les éditions Ellipse-Marketing. Le Corpus représentatif des grammaires françaises organisé sous la direction de Bernard Colombat pour le compte de l'UMR 7597 du CNRS en témoigne aussi pour sa part, avec des moyens et des objectifs spécifiques. Nous avons nous-même contribué à ce développement entre autres par la publication d'un fascicule : Mutations et sclérose : la langue française 1798-1848 [Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 1993], et de deux numéros de revues : Romantisme 1994/86, " Langue et Idéologie ", et Travaux de Linguistique 1996/33, " Langue et linguistique : mouvements croisés et alternés (1790-1860) ". C'est dans ce dernier, en particulier, que nous avons cherché à suivre le développement, les transformations et les contradictions de l'objet communément désigné sous l'appellation de Journal de la langue française.
Reste qu'il faut plus que jamais, aujourd'hui, s'attacher à sonder les richesses d'une documentation que l'électronisation permettra de rendre plus accessibles, et s'efforcer de créer entre elles les conditions d'une navigation hypertextuelle qui autorise désormais d'extraire et de recontextualiser immédiatement toutes les informations dont la recherche peut avoir besoin dans ses différents secteurs: histoire de la grammaire comme discipline, histoire des conceptions du langage comme représentations ou mythes, histoire des sciences du langage comme réflexions sur l'épistémologie, histoire interne et externe de la langue française, histoire de la rhétorique, de la poétique, histoire des conceptions du style et de la constitution de la stylistique, lesquelles font interférer langue et discours littéraires, etc.... Je souhaiterais que la matière rassemblé ici prolonge l'impulsion, soutienne l'intérêt et concoure ainsi à de nouveaux et fructueux développements. Est-il nécessaire de dire que ce premier travail devrait être prolongé et étendu à tout le siècle ? Probablement pas… seules, peut-être, les forces et les mains -- petites, comme en tous ces travaux humbles et obscurs -- font-elles défaut…
Malgré notre conception des limites du XIXe siècle, il importe de rappeler d'emblée que les années 1800-1802 voient se réaliser une intense production grammaticale, qui confirme l'idéologie bourgeoise de la révolution récente, et donc de commencer notre recensement en cette période où l'on essaie de ressaisir une continuité ébranlée par les secousses de l'Histoire.
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Notes
1 F. Brunot, Histoire de la langue française des origines à nos jours, Tome XI, " Le français au dehors sous la Révolution, le Consulat et l'Empire ". Préface de Gérald Antoine. Deuxième partie : Le français au dehors sous le Consulat et l'Empire, Paris, Armand Colin, 1979, pp. v-ix.
2 G. Straka rapporte complaisamment que F. Brunot aurait enjoint son successeur d'abandonner la dialectologie pour se consacrer à la seule stylistique littéraire...
3 En particulier l'édition de cette remarquable encyclopédie de lexicographie que constitue la publication de Wörterbuch, Dictionaries, dictionnaires, Walter de Gruyter, Berlin, New York, 1990.
4 On notera toutefois que dans les Annales de Grammaire (IV, 1820, p. 504), l'idéologue Scott de Martinville écrit: "Cependant, si nous sommes privés de faits positifs sur les tems où le langage oral prit naissance, ne pourrions-nous pas, comme dans les sciences spéculatives, procéder à la recherche des causes qui l'ont fait instituer, par le moyen de l'induction et surtout de l'analogie qui, comme on sait, est le plus sûr guide de nos jugements dans les choses qui ne sont point démontrées". Mais c'est là un postulat sur lequel on peut se méprendre puisque, citant un peu plus loin Pougens, Scott de Martinville, au lieu de prendre acte du renversement épistémologique naissant, prétend détourner le projet de son objectif (permettre les conditions d'une histoire de la langue pré-scientifique) et rattacher l'activité de reconstruction des formes à l'obsédante recherche d'une logique universelle. A la manière ancienne...