La réflexion qualifiée aujourd'hui de linguistique s'est développée en France au XIXe siècle selon une triple démarche :
La plupart de ces travaux s'appuyaient sur des sources écrites et c'est donc tout naturellement que, pour opposer les usages cultivés de la langue à ses emplois triviaux, s'est imposée la notion de " Langue littéraire " ; notion certes réductrice mais particulièrement typique de la réflexion sur le langage développée dans la seconde moitié du XIXe siècle, où elle entre alors peu à peu en concurrence avec celle de "style" [4].
La période qui succède à la Commune de Paris et qui coïncide avec les débuts problématiques de la IIIe République, voit ainsi s'opérer une translation radicale des valeurs attachées à la notion et à la pratique de la langue, et, autour de cette dernière, aux effets qui en découlent dans l'ordre de l'esthétique mais aussi de la science, dans la mesure où cette dernière doit désormais prendre en charge une partie des intérêts de la société française soucieuse de s'égaler aux progrès de la connaissance observés dans le monde entier.
Sous-tendue par des impératifs de nature morale dans la première moitié du siècle, la langue devient à partir de 1850 de plus en plus consciente de son caractère fondamentalement politique. Déjà, en 1862, Émile Littré, rassemblant sous l'intitulé général d'Histoire de la langue française les articles qu'il avait disséminés dans le Journal des savants, le Journal des débats et la Revue des Deux Mondes, soulignait ce trait essentiel en conclusion de son introduction :
" Les modifications [des langues] qui surviennent sont produites par des causes organiques inhérentes à l'esprit des hommes qui parlent la langue et à cette langue qui est parlée par eux. Les perturbations extrinsèques, qui sont effectives sans doute, n'ont qu'une action restreinte et n'empêchent pas les événements grammaticaux de se produire. Les événements grammaticaux ; ce mot n'échappe pas à mon insu de ma plume, il sera la conclusion de cette introduction, car il rappelle que les langues ont des événement, que ces événements en font l'histoire, et qu'ils se lient de toutes les façons au développement social, politique, littéraire des peuples. " [5]
Non qu'il se fût agi pour lui d'évoquer dans ces lignes une politique extérieure de la langue ; il y est plutôt question du caractère politique renfermé de manière inhérente dans la langue par le biais des discours qui ne peuvent s'énoncer sans, aussitôt, se situer par rapport à des enjeux idéologiques, sociaux, esthétiques. Mais, parce qu'il lui semblait alors nécessaire de mettre en lumière ce paramètre déterminant. On peut mesurer là tout l'écart qui sépare en France les conceptions " romantiques " de la langue et du langage, et les conceptions " organicistes " et " naturalistes " de ces objets développées dès le milieu du siècle. S'il était encore temps d'affirmer entre 1830 et 1840, comme je l'ai souvent rappelé :
"Savoir sa langue et la bien parler devient une obligation impérieuse en France; aux riches, pour consolider la prépondérance que leur donne leur position sociale; aux classes moyennes, pour soutenir leurs droits et leur influence; aux artisans, pour mériter la considération et répandre un certain lustre sur les professions industrielles; à tout le monde, parce que parler est une nécessité de tous les instants, et que bien parler peut devenir une habitude sans déplacer les sources de la puissance, sans confondre les conditions" [6]
parce que la possession de la langue permettait de définir à cette date les conditions de stabilisation d'une société en quête de ses origines et de son histoire. Autour de 1880, les regards et les jugements portés sur les pratiques de la langue ont profondément varié, et l'on est alors passé à des revendications qui, au-delà de toute esthétique normée, font alternativement de la langue le ferment d'une nationalité culturelle ou l'expression de singularités anarchiques revendiquant des valeurs rejetées hors de toute norme sociale. On ne saurait, dans ces conditions, être bon Français, si l'on ne pratique une bonne langue française, c'est-à-dire une langue française conforme aux modèles culturels et politiques prédominants de chaque époque, lesquels ont évidemment bien changé depuis le temps de Louis-Philippe.
Sous le Roi-citoyen, il convenait de faire reconnaître au peuple la valeur d'une langue de référence qui soudait les constituants de la nation ; Bescherelle et bien d'autres s'y employèrent. Les intitulés de la Grammaire nationale [1834] et du Dictionnaire national [1846] sont assez explicites à cet égard. Après les désordres de la Commune et les soubresauts consécutifs à l'établissement de la IIIe République, il convient de faire admettre la variabilité et les variétés possibles de cette langue nationale, en n'omettant pas de valoriser son fondement populaire. Michel Bréal, dans ses Quelques mots sur l'Instruction publique en France [7], rappelait opportunément l'importance de cet ancrage populaire du quotidien de la langue.
La période qui s'étend des années 1880 à 1900 voit ainsi s'effectuer un changement radical des mentalités qui mérite explication et commentaire. Par le travail philosophique, philologique et politique dont le langage, la langue, les dialectes et les patois, sont l'objet, en parallèle avec la littérature qui en réfléchit les plus importants aspects [8], le dernier quart du XIXe siècle met en évidence la nécessité de distinguer entre la langue française comme système de formes sémiologiques strictement normées par son emploi en tant que langue de référence, et le français, système de forces idéologiques de contraintes politiques, esthétiques, pratiques, dont l'école assure la promotion comme valeur de la République, à travers les grandes figures de son historiographie et les grands textes de sa littérature. C'est ainsi que lorsque les écrivains des vingt dernières années du siècle se saisissent de la langue pour en faire la matière de leur création littéraire, et qu'ils tentent de renouveler cette dernière par divers procédés -- archaïsmes, xénismes, dialectalismes, popularismes, etc. -- ils se trouvent pris entre un ensemble de prescriptions linguistiques à observer strictement et un dispositif de pression idéologique assurant leur reconnaissance individuelle par le style au sein de la collectivité nationale de leur époque.
Auguste Longnon [1844-1911], par l'ensemble de ses publications et son enseignement au Collège de France sur la constitution d'une identité culturelle française à travers l'histoire, ne cessera de répéter cette distinction qui, avant l'opposition interne de la langue et de la parole mise en évidence par Saussure, détaille les enjeux de la double différenciation langue /vs/ dialecte, d'une part, et langue /vs/ famille de langues, d'autre part, dont historiens et linguistes ne cesseront de faire le lit de leurs débats jusqu'au premier tiers du XXe siècle [9].
Pour mieux comprendre les effets de cette nouvelle mise en perspective, il faut donc revenir à quelques travaux scientifiques contemporains.
Et, autour de la question des variations de la langue, et des conditions sociales, géographiques, idéologiques ou politiques de sa variabilité, je rappellerai seulement ici les noms et les recherches contemporaines de Louis Petit de Julleville, de Gaston Paris, Paul Meyer, Michel Bréal et Antoine Thomas, qui n'ont guère cessé de travailler à divers titres le sens de cette distinction, presque trop subtile en apparence, et pourtant grosse de conséquences.
Ainsi, dans l'article qui présentait le programme de travail de la toute neuve revue Romania, en 1872, Gaston Paris donnait de l'espace géo-linguistique de la romanité l'image d'un creuset de peuples ayant acquis leur identité en renonçant à leurs vernaculaires spécifiques, et n'ayant dû ultérieurement se différencier qu'en raison des contingences de l'histoire. L'histoire d'une langue, en l'occurrence de la langue française, avait pour conséquence de neutraliser toutes les différences propres aux pratiques individuelles et régionales de la parole. Cette position autorisait donc Gaston Paris à concevoir les spécificités de langage propre à la France sous deux aspects différents mais en quelque sorte déjà complémentaires.
Une telle position se comprend encore aujourd'hui, après la défaite de 1870 devant Bismarck, encore toute fraîche dans les mémoires, et l'amputation de l'Alsace et de la Lorraine.
Même si les instruments scientifiques d'analyse du matériau linguistique avaient été forgés et continuaient de se développer dans une Allemagne où la plupart des philologues et linguistes de la seconde génération française étaient allés se former, il était difficile d'admettre que l'espace historique et identitaire français, en tant que fragment de la Romania, puisse se soumettre à une puissance qui retaillait à sa volonté les pratiques linguistiques développées sur le territoire qu'elle venait récemment de vaincre. Le français comme symbole assurait cette force de résistance. Et, incidemment, si ce n'est à mots couverts, Petit de Julleville, en 1883, ne manquait pas de rappeler d'ailleurs l'existence des " Barbares germains qui envahirent la Gaule romaine " [10] et influèrent à leur manière sur le développement d'une langue alors en gestation. Anticipation inattendue mais prémonitoire des conditions observées alors au présent.
En mai 1888, à l'occasion d'une conférence inaugurale faite devant la Société des Parlers de France, qui devait assurer la fonction d'une " charte de fondation ", quoiqu'elle dût attendre près de cinq ans encore pour être publiée, Gaston Paris revient sur le même sujet du français et de la langue française, mais dans une perspective quelque peur différente. Il n'y est plus question alors que des pratiques linguistiques réunies sous le nom de français. Et l'on se rappelle certainement cette longue mise en perspective des variations de l'usage qui aboutit à la métaphore des nuances " d'une vaste tapisserie " que serait la carte de l'ensemble des parlers pratiqués sur l'étendue du territoire français.
Dès lors, histoire, géographie, anthropologie culturelle et linguistique s'unissent dans un discours désireux de promouvoir la nouvelle valeur du français de référence qu'est le français de la République : celui en lequel, au-delà de toutes les variétés géographiques et par-delà toutes les diversités sociales, se reconnaissent les Français. On retrouve dans ces lignes de Gaston Paris cette même distinction de la langue populaire et de la langue littéraire grâce à laquelle Nodier, dès ses Notions élémentaires de linguistique ou histoire abrégée de la parole et de l'écriture pour servir d'introduction à l'alphabet, à la grammaire et au dictionnaire, en 1834 [Paris, Renduel], toute fantastiques que fussent ces dernières, faisait le fondement de la supériorité du parler du peuple… Distinction revue et corrigée sur de nouveaux frais, que Petit de Julleville, comme on le sait, met également en œuvre au premier chapitre et en conclusion de ses Notions générales sur les Origines.... [11]
Cette discrimination épistémologique va permettre de différencier empiriquement, bien avant la formalisation théorique qu'en donnera Saussure, une approche historique et une approche synchronique du matériau de la langue. Mais surtout, le plaidoyer s'appuie désormais sur la revendication de la nationalité de la langue et des individus, qui ne saurait être mieux exprimée que sous le terme unique de " français " ; l'artifice graphique de la majuscule initiale servant seulement à distinguer l'homme de la langue :
" La France a depuis longtemps une seule langue officielle, langue littéraire aussi, malgré quelques tentatives locales intéressantes, langue qui représente notre nationalité en face des nationalités étrangères, et qu'on appelle à bon droit " le français ". Parlé aujourd'hui à peu près exclusivement par les gens cultivés dans toute l'étendue du territoire, parlé au moins concurremment avec le patois par la plupart des illettrés, le français est essentiellement le dialecte -- nous verrons tout à l'heure ce qu'il faut entendre par ce mot -- de Paris et de l'Ile-de-France imposé peu à peu à tout le royaume par une propagation lente et une assimilation presque toujours volontaire. Dans les provinces voisines du centre politique et intellectuel de notre vie nationale, les nuances qui anciennement séparaient du français propre le parler naturel se sont peu à peu effacées, et, sauf un vocabulaire moins riche et des tournures plus archaïques ou plus négligées, le paysan parle comme le Parisien " [12].
On voit ainsi se mettre en place une distinction progressive entre une certaine représentation unitaire de la langue française -- héritière de la tradition prolongée du génie de la langue -- et l'observation de la diversité de ses pratiques, qui renvoie à la multiplicité des Français unis dans la République et du français devenu depuis un demi siècle national.
Cette nouvelle manière de considérer les faits de langue ne pouvait manquer d'avoir d'immédiates conséquences sur les modes scientifiques et techniques d'appréhension des produits de la parole. Et, Gaston Paris appuie alors son analyse sur les travaux de Paul Meyer, orientés de manière jacobine, centralisatrice et unificatrice, de telle sorte qu'ils pussent faire pièce à l'époque aux tentations séparatistes et centrifuges du mouvement " félibrenque " de Mistral et ses félibres affidés, comme le disaient alors leurs détracteurs :
" En faisant autour d'un point central une vaste chaîne de gens dont chacun comprendrait son voisin de droite et son voisin de gauche, on arriverait à couvrir toute la France d'une étoile dont on pourrait de même relier les rayons par des chaînes transversales continues. Cette observation bien simple, que chacun peut vérifier, est d'une importance capitale ; elle a permis à mon savant confrère et ami, M. Paul Meyer, de formuler une loi qui, toute négative qu'elle soit en apparence, est singulièrement féconde, et doit renouveler toutes les méthodes dialectologiques : cette loi, c'est que, dans une masse linguistique de même origine comme la nôtre, il n'y a réellement pas de dialectes ; il n'y a que des traits linguistiques qui entrent respectivement dans des combinaisons diverses, de telle sorte que le parler d'un endroit contiendra un certain nombre de traits qui lui seront communs, par exemple, avec le parler de chacun des quatre endroits les plus voisins, et un certain nombre de traits qui différeront du parler de chacun d'eux. Chaque trait linguistique occupe d'ailleurs une certaine étendue de terrain dont on peut reconnaître les limites, mais ces limites ne coïncident que très rarement avec celles d'un autre trait ou de plusieurs autres traits ; elles ne coïncident pas surtout, comme on se l'imagine souvent encore, avec des limites politiques anciennes ou modernes (il en est parfois autrement, au moins dans une certaine mesure, pour les limites naturelles, telles que montagnes, grands fleuves, espaces inhabités). Il suit de là que tout le travail qu'on a dépensé à constituer, dans l'ensemble des parlers de la France, des dialectes et ce qu'on a appelé des " sous-dialectes " est un travail à peu près complètement perdu. Il ne faut même pas excepter de ce jugement la division fondamentale qu'on a cru, dès le moyen âge, reconnaître entre le " français " et le " provençal ", ou la langue d'oui et la langue d'oc.
[….] Cette muraille imaginaire, la science, aujourd'hui mieux armée, la renverse et nous apprend qu'il n'y a pas deux Frances, qu'aucune limite réelle ne sépare les Français du Nord de ceux du Midi, et que d'un bout à l'autre du sol national nos parlers populaires étendent une vaste tapisserie dont les couleurs variées se fondent sur tous les points en nuances insensiblement dégradées. " [13]
La superposition en ces lignes finales des métaphores guerrière et tapissière souligne désormais l'intrication dans le langage d'intérêts idéologiques d'ordre distincts : la langue -- en l'occurrence le français -- s'impose dès lors comme le lieu par excellence d'investissements politiques et esthétiques susceptibles de susciter d'innombrables divergences, des contestations sans fin, des polémiques stériles, voire le refus même des mots symboliques et des motifs de la République.
Ainsi, l'Ordre moral bourgeois, caractéristique de cette époque, réussit-il à anesthésier à travers l'histoire, et au présent même, les forces vives et émancipatrices de la parole individuelle. Dans la même conférence, Gaston Paris associe d'ailleurs spontanément en un même syntagme : " l'histoire de la langue, des idées, des mœurs et des croyances "… Sans commentaire ! En d'autres termes : à l'"histoire de la langue " revient le statut de description engagée des options idéologiques liées à une certaine conception du français et de son génie universel et intemporel ; et, à la " linguistique historique " s'attache le statut d'analyse scientifique des transformations substantielles et formelles de la langue française. Par cette double spécialisation des domaines et répartition des compétences s'élabore une conception objective de la langue, qui vise à mettre l'individu à distance, si ce n'est à l'écart, de celle-ci, et à lui permettre de l'observer de manière quasi phénoménologique.
Le même Gaston Paris qui écrivait en 1888 que les mots de " français " et de " provençal ", de " langue d'oui " et de " langue d'oc " n'avaient " de sens qu'appliqués à la production littéraire ", pouvait donc clore en 1896 sa préface à l'Histoire de la Langue et de la Littérature françaises de Petit de Julleville sur les mots suivants :
" C'est ainsi que nos deux grandes périodes littéraires, celle du moyen âge et celle des temps modernes, se ressemblent par leur histoire extérieure autant que par beaucoup de leurs caractères intimes, et, quelque séparation qu'ait mise entre elles la rupture de la tradition immédiate, ne doivent pas être séparées par ceux qui veulent surtout étudier dans une littérature la manifestation du génie national. Et c'est pour cela que le directeur et les collaborateurs de l'œuvre à laquelle ces pages servent de préface ont eu en l'entreprenant une conception digne de tout éloge et auront bien mérité non seulement de la science, mais de la patrie. Car le sentiment national a besoin aujourd'hui, comme tous les autres, de se renouveler et de s'élargir en s'appuyant sur la recherche scientifique, et la meilleure manière qu'il y ait de lui donner une conscience de lui-même de plus en plus pleine et féconde, c'est de lui montrer sa pérennité à travers les âges et sa persistance essentielle dans toutes les phases de son développement " [pp. iv-v].
On ne saurait être plus clair et l'on voit nettement en ces lignes pourquoi et comment la linguistique historique se spécialise de plus en plus, et se définit comme un travail d'analyse technique, qui assure la stabilité et l'identité de la notion de langue française au regard des autres langues de l'antique Romania ; tandis que l'histoire de la langue affirme la valeur du français comme principe unificateur républicain au regard des autres vernaculaires dialectales pratiquées sur l'étendue du territoire national. A ce titre, étant en outre documentée, exemplifiée, modélisée et valorisée par les textes de la littérature, cette dernière devient une composante nécessaire des programmes d'enseignement, eux-mêmes déterminés par des besoins idéologiques et orientés selon certains choix ou certaines options politiques et culturelles. En écho à Gaston Paris, Petit de Julleville, s'étant réservé la conclusion de son Histoire de la Langue et de la littérature françaises, écrit d'ailleurs que son souci a été de " raconter l'histoire littéraire d'une langue au cours de neuf cents années " [t. viii, p. 885], et remercie in fine ses collaborateurs d'avoir su " mettre en commun leur sincère amour de la France, de sa langue et de sa littérature " [id, p. 907]. On ne saurait alors ni plus, ni mieux dire…
Que la littérature de l'époque, à travers sa langue, ait besoin de se réfléchir dans l'histoire et de s'évaluer par rapport aux transformations idéologiques, politiques, culturelles et sociales de cette dernière est assez révélateur. Les pages consacrées par Ferdinand Brunot à l'époque contemporaine sont d'ailleurs assez claires à cet égard :
" […] partout, à Paris, à la Bourse, et à la Bourse de commerce, quand les fonds sont lourds ou que les sucres ont fléchi, dans les rédactions de journaux, dans les cafés littéraires, les " brasseries d'art ", c'est une mêlée confuse de français et de jargons, qu'on a plaisamment essayé de classer.
Comment s'étonner dès lors que le parler spécial du peuple entre dans la conversation de ceux que leurs propres habitudes, leurs origines, leurs fréquentations mettent à même de le connaître, et qui n'étant plus arrêtés par la règle inflexible de s'en tenir au français propre, seraient bien empêchés d'exclure telle ou telle catégorie de mots, s'ils le voulaient, car ils ignorent le caractère et la provenance de la plupart d'entre eux.
Cet état de la langue parlée devait avoir sa répercussion sur la langue écrite, et elle l'a eue. Avec les doctrines littéraires qui prévalaient, on devait même aller jusqu'au bout, on y est allé. […]
Désormais l'argot a droit de cité dans le roman et au théâtre, dans les scènes dialoguées et les journaux, les monologues et la poésie, dans les études et dans les fantaisies. On en débite en prose ou en rime, ceux qui sont académiciens comme Lavedan et Lemaître, et ceux qui ont perdu à célébrer les gueux leurs droits civiques comme Richepin, ceux qui " fumistent " à Montmartre et celles qui fréquentent à l'Elysée, en rentrant de " faire leur persil ".
Et en vain prétendrait-on que l'argot pour s'introduire ainsi a dû s'épurer. Sans doute la littérature française n'a pas adopté le langage de la maison centrale, mais il ne faut pas fermer les yeux sur ce qu'est le genre " rosse ", la chanson de Bruant ou d'Eugénie Buffet, ni oublier le bruit qu'ont fait dans les journaux les gigolos et les gigolettes, il n'y a pas si longtemps, avec les beaux mots de marmite et de miché. Collage, retape, surin s'entendent, casserole se dit à la Haute-Cour, et cela c'est la langue de la place Maubert, ou des boulevards extérieurs " [14]
Cette reconnaissance des effets de l'apport du français populaire sur le canon littéraire, suscite chez Ferdinand Brunot un double constat. Celui, tout d'abord, de ce que la valeur a priori négative de la décadence peut trouver à se justifier et à s'inverser positivement, même si l'avenir de la langue ne laisse guère présager des développements heureux :
" Il paraît incontestable que, à se débarrasser de contraintes injustes qui interdisaient des tours et des mots parfaitement légitimes, ou à en créer de nouveaux, la langue a acquis une immense richesse et une incomparable variété. Il serait même plus juste de dire qu'elle a gagné une qualité que personne ne lui soupçonnait et qu'elle n'avait en effet qu'en puissance. De terne elle est devenue colorée, de raide souple, d'abstraite plastique, et ce n'est pas là une de ses moindres métamorphoses. Quand les modernes disent qu'ils ont reculé les limites du verbe, ils sont presque en deçà de la vérité, ils les ont détruites. S'appropriant un vieux cliché sur impossible, ils ont voulu que indicible ne fût plus français, ils y sont parvenus.
Ce n'est pas évidemment sans quelques sacrifices, qui inspirent à plusieurs de nos contemporains de vifs regrets. Le grand mérite qu'il a fallu perdre, c'est l'ordre, avec les qualités qu'il rendait possibles : l'extrême clarté et l'absolue précision. Ce serait là une perte que rien ne compenserait, en effet, si elle devait être définitive. Mais il s'agit de savoir si le trouble actuel n'est point ce trouble passager des périodes révolutionnaires, qui ne peut s'éviter, mais qui se calme quand la période de création fait place à la période de classement et d'analyse. L'instinct et le désir de clarté, l'esprit de justesse qui avaient fait de notre langue ce qu'elle était il y a un siècle sont-ils éteints ? S'ils vivent, seront-ils dominés par d'autres et impuissants, ou prévaudront-ils ? C'est le problème de l'avenir. Il est à espérer que l'équilibre s'établira, plus juste que par le passé.
Ce qui semble donner raison aux prophètes de la décadence c'est que les forces qui par nature ou par institution étaient destinées à retenir la langue sur la pente du changement ou bien sont aujourd'hui paralysées, ou, comme il arrive souvent dans les périodes de crise, agissent en sens opposé." [15]
On notera bien dans ce texte la manière habile dont Brunot joue de l'opposition des termes et des notions de "langue" et de "français", tout en prenant bien soin de ne pas employer l'expression de "langue française"..... C'est que dans ce chassé-croisé des implicites de l'idéologie s'élabore insensiblement un principe de reformulation des nouvelles valeurs morales de la langue en tant que celle-ci assure la représentation d'une culture séculaire bien ancrée dans l'histoire d'une nation :
" Avec l'émancipation de la langue écrite, le résultat principal que la littérature d'une part, les mœurs de l'autre semblent avoir réussi à produire est un commencement de fusion entre la langue écrite et la langue parlée. Nous avons vu ce que les diverses écoles, ce que la politique aussi ont fait consciemment ou inconsciemment pour cela, je n'y reviens pas. C'est le résultat seul qui m'occupe ici. Il est, je crois, très appréciable. Les deux langues se sont profondément pénétrées. D'abord la langue de la conversation, même dans la société polie, s'est chargée d'éléments populaires.
[…] Mais la question est de savoir si dès maintenant la barrière est supprimée vraiment. Évidemment non. Il serait peut-être impossible d'établir quelque part la démarcation, et si l'on choisissait dix personnes pour faire le départ des mots populaires et des autres, l'entente ne durerait vraisemblablement pas jusqu'au vingtième.
[…] Cette séparation entre les deux langues ne semble pas près de disparaître. A moins d'un bouleversement total, qui détruirait tout ce qui dans la nation représente la culture, la langue écrite ne me paraît pas devoir prendre la grammaire de la langue populaire ; on ne peut guère prévoir non plus que le développement de l'instruction amène l'ensemble de la population à suivre d'instinct les règles, même rajeunies et simplifiées, de la langue écrite. Cette dualité est un danger assez semblable à celui qui a occasionné la mort du latin littéraire. Cette considération suffit en tout cas à excuser ceux qui, en sacrifiant un peu de la pureté, de la chasteté même de la langue écrite, ont cherché un rapprochement, fût-il impossible. Mais les mœurs sont plus puissantes que les efforts isolés et le but ne pouvait pas être atteint du premier coup. Il n'est pas plus facile de fondre les parlers des diverses classes que les classes mêmes que les siècles ont faites parmi les hommes. " [16]
Notes
4. Le récent ouvrage de E. Karabétian : Histoire des stylistiques, Paris, Armand Colin, 2000, fait le point sur cette question ; voir notamment le chap. 7, pp. 136-155.
5. É. Littré, Histoire de la langue française, Paris, Hachette , 1862, p. lix.
6. Journal Grammatical, Littéraire et Philosophique de la langue française et des langues en général, par G. N. Redler, 1836, p. 24.
7. Paris, Hachette, 1872, p. 371, notamment.
8. La perspective philosophique du langage, par exemple, est prise en compte par l'œuvre de Mallarmé ; la perspective philologique s'inscrit dans la démarche de Huysmans ; la perspective politique s'affiche dans les œuvres de George Sand et de Barbey d'Aurevilly… etc.
9. C'est bien en ce sens que l'on peut encore lire en 1918 l'ouvrage d'Antoine Meillet : Les Langues dans l'Europe nouvelle, Paris, Payot.
10. Notions Générales sur les Origines et sur l'Histoire de la langue française, Paris, Jules Delalain, 1883, p. 4.
11. Respectivement p. 3 et 165-168.
12. Gaston Paris, " Les Parlers de France ", Bulletin de la Société des Parlers de France, n° 1, Paris, 1893, H. Welter éditeur, p. 2.
13. Ibid, p. 4-5.
14. Petit de Julleville, Op. cit., t. viii, pp. 836-838.
15. Ibid., p. 873-874.
16. Ibid., p. 883-884.