I. Où langue française et français se distinguent...

La réflexion qualifiée aujourd'hui de linguistique s'est développée en France au XIXe siècle selon une triple démarche :

  • Tout d'abord par une multitude de travaux de critique touchant aux qualités d'écriture des textes littéraires et à la question largement débattue au siècle précédent du génie de la langue française.

  • Ensuite par les recherches que développèrent quantité d'amateurs soucieux de décrire les particularités locales des variétés de l'idiome officiel.

  • Enfin par la progressive professionnalisation de la recherche philologique, contrainte de chercher outre-Rhin les fondements méthodologiques de son accréditation scientifique.

    La plupart de ces travaux s'appuyaient sur des sources écrites et c'est donc tout naturellement que, pour opposer les usages cultivés de la langue à ses emplois triviaux, s'est imposée la notion de " Langue littéraire " ; notion certes réductrice mais particulièrement typique de la réflexion sur le langage développée dans la seconde moitié du XIXe siècle, où elle entre alors peu à peu en concurrence avec celle de "style" [4].

    La période qui succède à la Commune de Paris et qui coïncide avec les débuts problématiques de la IIIe République, voit ainsi s'opérer une translation radicale des valeurs attachées à la notion et à la pratique de la langue, et, autour de cette dernière, aux effets qui en découlent dans l'ordre de l'esthétique mais aussi de la science, dans la mesure où cette dernière doit désormais prendre en charge une partie des intérêts de la société française soucieuse de s'égaler aux progrès de la connaissance observés dans le monde entier.

    Sous-tendue par des impératifs de nature morale dans la première moitié du siècle, la langue devient à partir de 1850 de plus en plus consciente de son caractère fondamentalement politique. Déjà, en 1862, Émile Littré, rassemblant sous l'intitulé général d'Histoire de la langue française les articles qu'il avait disséminés dans le Journal des savants, le Journal des débats et la Revue des Deux Mondes, soulignait ce trait essentiel en conclusion de son introduction :

    Non qu'il se fût agi pour lui d'évoquer dans ces lignes une politique extérieure de la langue ; il y est plutôt question du caractère politique renfermé de manière inhérente dans la langue par le biais des discours qui ne peuvent s'énoncer sans, aussitôt, se situer par rapport à des enjeux idéologiques, sociaux, esthétiques. Mais, parce qu'il lui semblait alors nécessaire de mettre en lumière ce paramètre déterminant. On peut mesurer là tout l'écart qui sépare en France les conceptions " romantiques " de la langue et du langage, et les conceptions " organicistes " et " naturalistes " de ces objets développées dès le milieu du siècle. S'il était encore temps d'affirmer entre 1830 et 1840, comme je l'ai souvent rappelé :

    parce que la possession de la langue permettait de définir à cette date les conditions de stabilisation d'une société en quête de ses origines et de son histoire. Autour de 1880, les regards et les jugements portés sur les pratiques de la langue ont profondément varié, et l'on est alors passé à des revendications qui, au-delà de toute esthétique normée, font alternativement de la langue le ferment d'une nationalité culturelle ou l'expression de singularités anarchiques revendiquant des valeurs rejetées hors de toute norme sociale. On ne saurait, dans ces conditions, être bon Français, si l'on ne pratique une bonne langue française, c'est-à-dire une langue française conforme aux modèles culturels et politiques prédominants de chaque époque, lesquels ont évidemment bien changé depuis le temps de Louis-Philippe.

    Sous le Roi-citoyen, il convenait de faire reconnaître au peuple la valeur d'une langue de référence qui soudait les constituants de la nation ; Bescherelle et bien d'autres s'y employèrent. Les intitulés de la Grammaire nationale [1834] et du Dictionnaire national [1846] sont assez explicites à cet égard. Après les désordres de la Commune et les soubresauts consécutifs à l'établissement de la IIIe République, il convient de faire admettre la variabilité et les variétés possibles de cette langue nationale, en n'omettant pas de valoriser son fondement populaire. Michel Bréal, dans ses Quelques mots sur l'Instruction publique en France [7], rappelait opportunément l'importance de cet ancrage populaire du quotidien de la langue.

    La période qui s'étend des années 1880 à 1900 voit ainsi s'effectuer un changement radical des mentalités qui mérite explication et commentaire. Par le travail philosophique, philologique et politique dont le langage, la langue, les dialectes et les patois, sont l'objet, en parallèle avec la littérature qui en réfléchit les plus importants aspects [8], le dernier quart du XIXe siècle met en évidence la nécessité de distinguer entre la langue française comme système de formes sémiologiques strictement normées par son emploi en tant que langue de référence, et le français, système de forces idéologiques de contraintes politiques, esthétiques, pratiques, dont l'école assure la promotion comme valeur de la République, à travers les grandes figures de son historiographie et les grands textes de sa littérature. C'est ainsi que lorsque les écrivains des vingt dernières années du siècle se saisissent de la langue pour en faire la matière de leur création littéraire, et qu'ils tentent de renouveler cette dernière par divers procédés -- archaïsmes, xénismes, dialectalismes, popularismes, etc. -- ils se trouvent pris entre un ensemble de prescriptions linguistiques à observer strictement et un dispositif de pression idéologique assurant leur reconnaissance individuelle par le style au sein de la collectivité nationale de leur époque.

    Auguste Longnon [1844-1911], par l'ensemble de ses publications et son enseignement au Collège de France sur la constitution d'une identité culturelle française à travers l'histoire, ne cessera de répéter cette distinction qui, avant l'opposition interne de la langue et de la parole mise en évidence par Saussure, détaille les enjeux de la double différenciation langue /vs/ dialecte, d'une part, et langue /vs/ famille de langues, d'autre part, dont historiens et linguistes ne cesseront de faire le lit de leurs débats jusqu'au premier tiers du XXe siècle [9].

    Pour mieux comprendre les effets de cette nouvelle mise en perspective, il faut donc revenir à quelques travaux scientifiques contemporains.

    Et, autour de la question des variations de la langue, et des conditions sociales, géographiques, idéologiques ou politiques de sa variabilité, je rappellerai seulement ici les noms et les recherches contemporaines de Louis Petit de Julleville, de Gaston Paris, Paul Meyer, Michel Bréal et Antoine Thomas, qui n'ont guère cessé de travailler à divers titres le sens de cette distinction, presque trop subtile en apparence, et pourtant grosse de conséquences.

    Ainsi, dans l'article qui présentait le programme de travail de la toute neuve revue Romania, en 1872, Gaston Paris donnait de l'espace géo-linguistique de la romanité l'image d'un creuset de peuples ayant acquis leur identité en renonçant à leurs vernaculaires spécifiques, et n'ayant dû ultérieurement se différencier qu'en raison des contingences de l'histoire. L'histoire d'une langue, en l'occurrence de la langue française, avait pour conséquence de neutraliser toutes les différences propres aux pratiques individuelles et régionales de la parole. Cette position autorisait donc Gaston Paris à concevoir les spécificités de langage propre à la France sous deux aspects différents mais en quelque sorte déjà complémentaires.

  • Sous un aspect en quelque sorte hyponymique, la langue française se rattache indubitablement au groupe linguistique roman, dont elle est un rameau.

  • En revanche sous un aspect hyperonymique, le français se distingue des différents autres parlers romans de France, dont il rassemble l'hétérogénéité linguistique et les diversités culturelles en une langue officielle de référence.

    Une telle position se comprend encore aujourd'hui, après la défaite de 1870 devant Bismarck, encore toute fraîche dans les mémoires, et l'amputation de l'Alsace et de la Lorraine.

    Même si les instruments scientifiques d'analyse du matériau linguistique avaient été forgés et continuaient de se développer dans une Allemagne où la plupart des philologues et linguistes de la seconde génération française étaient allés se former, il était difficile d'admettre que l'espace historique et identitaire français, en tant que fragment de la Romania, puisse se soumettre à une puissance qui retaillait à sa volonté les pratiques linguistiques développées sur le territoire qu'elle venait récemment de vaincre. Le français comme symbole assurait cette force de résistance. Et, incidemment, si ce n'est à mots couverts, Petit de Julleville, en 1883, ne manquait pas de rappeler d'ailleurs l'existence des " Barbares germains qui envahirent la Gaule romaine " [10] et influèrent à leur manière sur le développement d'une langue alors en gestation. Anticipation inattendue mais prémonitoire des conditions observées alors au présent.

    En mai 1888, à l'occasion d'une conférence inaugurale faite devant la Société des Parlers de France, qui devait assurer la fonction d'une " charte de fondation ", quoiqu'elle dût attendre près de cinq ans encore pour être publiée, Gaston Paris revient sur le même sujet du français et de la langue française, mais dans une perspective quelque peur différente. Il n'y est plus question alors que des pratiques linguistiques réunies sous le nom de français. Et l'on se rappelle certainement cette longue mise en perspective des variations de l'usage qui aboutit à la métaphore des nuances " d'une vaste tapisserie " que serait la carte de l'ensemble des parlers pratiqués sur l'étendue du territoire français.

    Dès lors, histoire, géographie, anthropologie culturelle et linguistique s'unissent dans un discours désireux de promouvoir la nouvelle valeur du français de référence qu'est le français de la République : celui en lequel, au-delà de toutes les variétés géographiques et par-delà toutes les diversités sociales, se reconnaissent les Français. On retrouve dans ces lignes de Gaston Paris cette même distinction de la langue populaire et de la langue littéraire grâce à laquelle Nodier, dès ses Notions élémentaires de linguistique ou histoire abrégée de la parole et de l'écriture pour servir d'introduction à l'alphabet, à la grammaire et au dictionnaire, en 1834 [Paris, Renduel], toute fantastiques que fussent ces dernières, faisait le fondement de la supériorité du parler du peuple… Distinction revue et corrigée sur de nouveaux frais, que Petit de Julleville, comme on le sait, met également en œuvre au premier chapitre et en conclusion de ses Notions générales sur les Origines.... [11]

    Cette discrimination épistémologique va permettre de différencier empiriquement, bien avant la formalisation théorique qu'en donnera Saussure, une approche historique et une approche synchronique du matériau de la langue. Mais surtout, le plaidoyer s'appuie désormais sur la revendication de la nationalité de la langue et des individus, qui ne saurait être mieux exprimée que sous le terme unique de " français " ; l'artifice graphique de la majuscule initiale servant seulement à distinguer l'homme de la langue :

    On voit ainsi se mettre en place une distinction progressive entre une certaine représentation unitaire de la langue française -- héritière de la tradition prolongée du génie de la langue -- et l'observation de la diversité de ses pratiques, qui renvoie à la multiplicité des Français unis dans la République et du français devenu depuis un demi siècle national.

    Cette nouvelle manière de considérer les faits de langue ne pouvait manquer d'avoir d'immédiates conséquences sur les modes scientifiques et techniques d'appréhension des produits de la parole. Et, Gaston Paris appuie alors son analyse sur les travaux de Paul Meyer, orientés de manière jacobine, centralisatrice et unificatrice, de telle sorte qu'ils pussent faire pièce à l'époque aux tentations séparatistes et centrifuges du mouvement " félibrenque " de Mistral et ses félibres affidés, comme le disaient alors leurs détracteurs :

    La superposition en ces lignes finales des métaphores guerrière et tapissière souligne désormais l'intrication dans le langage d'intérêts idéologiques d'ordre distincts : la langue -- en l'occurrence le français -- s'impose dès lors comme le lieu par excellence d'investissements politiques et esthétiques susceptibles de susciter d'innombrables divergences, des contestations sans fin, des polémiques stériles, voire le refus même des mots symboliques et des motifs de la République.

    Ainsi, l'Ordre moral bourgeois, caractéristique de cette époque, réussit-il à anesthésier à travers l'histoire, et au présent même, les forces vives et émancipatrices de la parole individuelle. Dans la même conférence, Gaston Paris associe d'ailleurs spontanément en un même syntagme : " l'histoire de la langue, des idées, des mœurs et des croyances "… Sans commentaire ! En d'autres termes : à l'"histoire de la langue " revient le statut de description engagée des options idéologiques liées à une certaine conception du français et de son génie universel et intemporel ; et, à la " linguistique historique " s'attache le statut d'analyse scientifique des transformations substantielles et formelles de la langue française. Par cette double spécialisation des domaines et répartition des compétences s'élabore une conception objective de la langue, qui vise à mettre l'individu à distance, si ce n'est à l'écart, de celle-ci, et à lui permettre de l'observer de manière quasi phénoménologique.

    Le même Gaston Paris qui écrivait en 1888 que les mots de " français " et de " provençal ", de " langue d'oui " et de " langue d'oc " n'avaient " de sens qu'appliqués à la production littéraire ", pouvait donc clore en 1896 sa préface à l'Histoire de la Langue et de la Littérature françaises de Petit de Julleville sur les mots suivants :

    On ne saurait être plus clair et l'on voit nettement en ces lignes pourquoi et comment la linguistique historique se spécialise de plus en plus, et se définit comme un travail d'analyse technique, qui assure la stabilité et l'identité de la notion de langue française au regard des autres langues de l'antique Romania ; tandis que l'histoire de la langue affirme la valeur du français comme principe unificateur républicain au regard des autres vernaculaires dialectales pratiquées sur l'étendue du territoire national. A ce titre, étant en outre documentée, exemplifiée, modélisée et valorisée par les textes de la littérature, cette dernière devient une composante nécessaire des programmes d'enseignement, eux-mêmes déterminés par des besoins idéologiques et orientés selon certains choix ou certaines options politiques et culturelles. En écho à Gaston Paris, Petit de Julleville, s'étant réservé la conclusion de son Histoire de la Langue et de la littérature françaises, écrit d'ailleurs que son souci a été de " raconter l'histoire littéraire d'une langue au cours de neuf cents années " [t. viii, p. 885], et remercie in fine ses collaborateurs d'avoir su " mettre en commun leur sincère amour de la France, de sa langue et de sa littérature " [id, p. 907]. On ne saurait alors ni plus, ni mieux dire…

    Que la littérature de l'époque, à travers sa langue, ait besoin de se réfléchir dans l'histoire et de s'évaluer par rapport aux transformations idéologiques, politiques, culturelles et sociales de cette dernière est assez révélateur. Les pages consacrées par Ferdinand Brunot à l'époque contemporaine sont d'ailleurs assez claires à cet égard :

    Cette reconnaissance des effets de l'apport du français populaire sur le canon littéraire, suscite chez Ferdinand Brunot un double constat. Celui, tout d'abord, de ce que la valeur a priori négative de la décadence peut trouver à se justifier et à s'inverser positivement, même si l'avenir de la langue ne laisse guère présager des développements heureux :

    On notera bien dans ce texte la manière habile dont Brunot joue de l'opposition des termes et des notions de "langue" et de "français", tout en prenant bien soin de ne pas employer l'expression de "langue française"..... C'est que dans ce chassé-croisé des implicites de l'idéologie s'élabore insensiblement un principe de reformulation des nouvelles valeurs morales de la langue en tant que celle-ci assure la représentation d'une culture séculaire bien ancrée dans l'histoire d'une nation :

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    Notes

    4. Le récent ouvrage de E. Karabétian : Histoire des stylistiques, Paris, Armand Colin, 2000, fait le point sur cette question ; voir notamment le chap. 7, pp. 136-155.

    5. É. Littré, Histoire de la langue française, Paris, Hachette , 1862, p. lix.

    6. Journal Grammatical, Littéraire et Philosophique de la langue française et des langues en général, par G. N. Redler, 1836, p. 24.

    7. Paris, Hachette, 1872, p. 371, notamment.

    8. La perspective philosophique du langage, par exemple, est prise en compte par l'œuvre de Mallarmé ; la perspective philologique s'inscrit dans la démarche de Huysmans ; la perspective politique s'affiche dans les œuvres de George Sand et de Barbey d'Aurevilly… etc.

    9. C'est bien en ce sens que l'on peut encore lire en 1918 l'ouvrage d'Antoine Meillet : Les Langues dans l'Europe nouvelle, Paris, Payot.

    10. Notions Générales sur les Origines et sur l'Histoire de la langue française, Paris, Jules Delalain, 1883, p. 4.

    11. Respectivement p. 3 et 165-168.

    12. Gaston Paris, " Les Parlers de France ", Bulletin de la Société des Parlers de France, n° 1, Paris, 1893, H. Welter éditeur, p. 2.

    13. Ibid, p. 4-5.

    14. Petit de Julleville, Op. cit., t. viii, pp. 836-838.

    15. Ibid., p. 873-874.

    16. Ibid., p. 883-884.