II. Ou linguistique historique et histoire de la langue se distinguent...

A côté de l'évolution du matériau de la langue, et de ses représentations, notamment littéraires, la pensée du langage développée en France dans le dernier quart du XIXe siècle voit aussi s'effectuer un changement radical des conceptions de son objet [17], qui mérite éclaircissement et commentaire. Entre historicisme [Bopp et Zeuss], comparatisme [Raynouard et Diez] et naturalisme [Hovelacque, Regnaud, Vinson et Adam [18]], la science du langage, malgré la tentative de définition et de synthèse que donne Max Müller en 1861 et 1864 [19], a bien du mal a se définir en France comme une discipline cohérente travaillant sur un objet homogène. La diversité de ses approches correspond à la multiplicité et à l'hétérogénéité de ses objets.

Entre langues étrangères -- exotiques le plus souvent -- à décrire, langues nationales à définir et à fixer, pratiques orales à transcrire, pratiques écrites à évaluer, pratiques sociales à étalonner en fonction d'échelles de valeurs politique ou poétique, voire pratiques pathologiques à inventorier et soigner, la disparité plurielle des langues en action occulte les principes de fonctionnement régissant la langue in esse. Ce sera même là un des points sur lesquels Saussure fixera ultérieurement en langage sa critique et sa propre refondation des principes d'étude de la langue.

Par le travail philosophique, philologique et politique dont le langage, la langue, les dialectes et les patois sont l'objet, le dernier quart du XIXe siècle met donc scientifiquement en évidence cette nécessité de distinguer entre la "langue française", ensemble de formes sémiologiques strictement normé par son emploi en tant que langue de référence, et le " français", système de forces idéologiques de contraintes, dont l'école assure la promotion comme valeur de la République, à travers les grandes figures de son historiographie et les grands textes de sa littérature.

Ces années agitées de débats sont certes les années Brachet, Darmesteter, Bréal, mais elles sont aussi les années Hermant, Albalat, Gourmont….

Il n'est pas sans signification de relever à cet égard que les écrivains de cette période de transition ne dédaignent pas de se frotter d'un peu de science du langage ou de linguistique. Ainsi une des idées maîtresses de Gourmont est-elle de proposer une nouvelle approche par la philologie et la linguistique du fait littéraire. Comme si cette osmose réciproque devait assurer sa légitimité idéologique à la dernière et sa validité scientifique à la première. Gourmont lui-même est ainsi tout à la fois l'auteur de Proses moroses [1894] et d'Esthétique de la langue française, tandis que, dans son entourage proche, Marcel Schwob rédige le Livre de Monelle [1893] et des recherches linguistiques sur l'argot [20] menées avec F. Guyesse. Remy de Gourmont rappelle au reste, et sans ambages : "[…] il ne faut jamais hésiter à faire entrer la science dans la littérature ou la littérature dans la science ; le temps des belles ignorances est passé ; on doit accueillir dans son cerveau tout ce qu'il peut contenir de notions et se souvenir que le domaine intellectuel est un paysage illimité et non une suite de petits jardinets clos des murs de la méfiance et du dédain." [21]

Semblable position nécessite alors de recourir aux disciplines modélisatrices et exemplaires de l'époque, dont Gourmont cite les plus illustres représentants, non au simple titre de témoins, mais plutôt comme inspirateurs, voire instigateurs de la démarche :

Les noms des philologues les plus sérieux de l'époque sont alors allégués, simultanément cautions et phares d'une entreprise d'élucidation des mystères de la créativité littéraire :

D'où la conclusion à la fois modeste et ambitieuse de Gourmont : "Je n'ai à ma disposition ni lois, ni règles, ni principes peut-être ; je n'apporte rien qu'un sentiment esthétique assez violent et quelques notions historiques : voilà ce que je jette au hasard dans la grande cuve où fermente la langue de demain". Face aux grands débats théoriques et critiques sur le langage agitant le monde scientifique, l'écrivain, et le critique littéraire ne peuvent apporter que le témoignage de leur sentiment de la langue, et d'un certain sentiment de son évolution, de son histoire. On passe subrepticement ici du métalinguistique explicite proprement dit à l'épilinguistique diffus, mais non moins riche de sens, non moins dépourvu de valeurs, puisqu'il est en quelque sorte l'expression directe et spontanée du sentiment que le sujet a de la langue et de la représentation qu'il se donne du langage.

Les différents articles de l'Esthétique de Gourmont suivent certes d'assez loin cette déclaration de principe teintée d'humilité et de scepticisme ; ils pourraient en cela ressembler à une sorte de libre déambulation en territoire linguistique :

dans laquelle seraient évoquées plusieurs époques du développement de l'histoire de la dite langue française et envisagées diverses modalités d'être du français, langue nationale. Mais ils exposent le caractère central de la réflexion sur la langue et le langage développée alors en France à partir de considérations historiques. Et il est alors nécessaire, comme je l'exposais en introduction, d'en revenir aux dictionnaires pour apprécier le sens et la valeur de ce questionnement dans notre période de référence.

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Notes

17. On pourra se reporter ici au troisième volume de Histoire des idées linguistiques, S. Auroux [éd.], Mardaga, 2000.

18. Sur cette tendance, longtemps sous-estimée en raison de la fortune offusquante de l'épithète même en littérature, on lira avec profit l'ouvrage de Piet Desmet : La linguistique naturaliste en France (1867-1922); Nature, origine et évolution du langage, Louvain, Peeters, Coll. Orbis Supplementa 6, 1996.

19. Enseignement dispensé à Londres -- Lectures on the Science of Language -- par le fils du poète qui rédigea les poèmes mis en musique par Schubert sous le titre de Die schöne Müllerin.… La belle meunière.

20. Étude sur l'argot français, Paris, Émille Bouillon, 1889 ; " Le Jargon des coquillards en 1455 ", Mémoires de la Société de Linguistique de Paris, Paris, juin 1890, etc. Réédition en 1999 aux éditions Allia, Paris.

21. Remy de Gourmont, Esthétique de la Langue française, Paris, 1900, Société dv Mercvre de France, p. 8.