III. Dans les COLONNES des dictionnaires...

C'est effectivement dans ces ouvrages que devrait se trouver formalisée la notion d'" histoire de la langue " :

Or les ouvrages que l'on a consultés ici affichent une identique et paradoxale caractéristique : à savoir que la notion est abondamment glosée dans le péritexte, mais qu'elle demeure curieusement absente des notices elles-mêmes. Cette sur-représentation et cette lacune concomitantes demandent explication. Mais, voyons d'abord sur pièces.

Boiste / Nodier

La lecture des quatorze édition du Dictionnaire universel de P. C. V. Boiste, publiées entre 1800 et 1857, ne fait pas mention une seule fois en leur corps du syntagme " histoire de la langue ". Il n'y a rien là véritablement d'étonnant. Dès ses premières éditions, Boiste ne parle que des " quatre âges les plus remarquables de la langue françoise ", à savoir la Renaissance, le siècle de Louis XIV, puis le siècle des Lumières, et enfin la période contemporaine de Boiste lui-même, en l'occurrence celle de la fin du Consulat et des débuts de l'empire de Napoléon.

La notion d'histoire est absente, probablement parce qu'il manque au lexicographe une théorie philologique de la reconstruction des formes. Le dictionnaire est une machine à gloser le sens et non pas une machine à remonter le temps, qui permettrait d'accéder aux formes étymologiques originelles grâce à des protocoles de reconstruction fixes et rigoureux. Les mots " inintelligibles du vieux langage " auxquels Boiste fait initialement référence sont des blocs de signification réfractaires à l'entendement moderne ; leur explicitation ne fait aucunement intervenir une théorie de l'histoire. En dépit de Du Cange et de Ménage au XVIIe siècle, de Turgot et de Court de Gébelin au XVIIIe, le dictionnaire seulement traduit et donne une équivalence. Et, aux articles langue et histoire, le lecteur ne trouve aucun indice permettant de suspecter une quelconque réflexion concernant l'historicité des phénomènes linguistiques propres au français.

Lorsque Nodier, après la mort de Boiste, reprend l'entreprise avec la complicité de ses comparses habituels [Barré, Landois, Ackermann], l'intitulé du dictionnaire intègre désormais la marque de : manuel encyclopédique de vieux langage…. Et le Panlexique nouveau intègre effectivement quantité de mots vieux ou vieillis ignorés jusque là des compilateurs de glossaires et de lexiques ; mais nulle part, ni dans le péritexte, ni dans les trois colonnes serrées à petits caractères de chaque page, n'est perceptible la moindre représentation d'une pensée de l'histoire de la langue… pas même véritablement sous les espèces d'une critique des procédés de reconstruction étymologique.

L'Académie française (1798 - 1835 - 1878)

Les choses se présentent un peu différemment avec les éditions du XIXe siècle du Dictionnaire de l'Académie française. Les préfaces considérées font toutes, à leur manière, référence à des phénomènes de nature historique ; mais, au début, rarement le terme d'histoire est-il prononcé ; le plus souvent même ce terme est tu. Comme dans la préface de 1798 :

Et l'on ne parle plus alors que de mouvement et de changements... Il faut attendre la préface de la sixième édition, en 1835, pour que le terme d'histoire surgisse, et l'on comprend pourquoi, puisqu'en 1834 l'Académie française vient de lancer le chantier de son Dictionnaire historique, qu'elle confie à la direction de Charles Nodier… Mais ce terme est immédiatement prédiqué d'une épithète qui en réduit la portée : " l'histoire contemporaine de cette langue [le français], que parlaient, depuis plus d'un siècle, toutes les cours de l'Europe, que savent maintenant tous les peuples, et dont l'action subsiste et se renouvelle sans cesse". Et lorsqu'il s'applique à la notion conjointe de langue, il ne renvoie plus guère alors qu'à l'étymologie : " Mais une autre partie importante de l'histoire de la langue, l'étymologie, a continué de manquer complètement au Dictionnaire français, comme à celui de la Crusca.. ". Dans l'esprit de Villemain, le rédacteur de la préface, comme dans celui de nombre de ses contemporains, l'idée même d'une histoire de la langue ne peut être conçue que des bords du déclin de la dite langue. En quoi et pour quoi cette notion complexe tour à tour fascine et effraie…

Lorsque Sylvestre de Sacy, enfin, succède à Villemain comme préfacier de la septième édition, en 1878, et qu'il dresse en quelque sorte l'historique des différentes éditions du Dictionnaire de l'Académie depuis son origine, il réussit l'exploit de n'employer qu'une fois le terme d'histoire, dans l'expression " histoire généalogique des mots "…. On ne s'étonnera guère, dans ces conditions de clignotement alternatif de la notion, que les articles de ces dictionnaires ne laissent aucune place à un tel objet :

Acad 1798

En dehors d'un sentiment juste de discrimination sémantique portant ici sur le contenu de la préposition De dans les emplois collocatifs de terme Histoire, rien ici n'expose autre chose que la narrativité essentielle de l'histoire.

Acad 1835

Ici encore un glissement est perceptible de Narration à Récit, puis dans le classement des différents sens, l'élargissement et l'affinement des marques de niveau et de domaines, l'application au secteur scientifique de la nature, mais les objets relevant proprement de la langue et du langage en tant que constituants grammaticaux ou lexico-sémantiques [qui est ici un anachronisme, évidemment !] restent d'évidence absents des observations et de la réflexion des Académiciens.

Acad 1877-78

De nouveau, on constate donc un affinement des marques de niveau stylistique dans le passage de 1835 à 1878, et un élargissement du spectre des objets susceptibles d'entrer en collocation avec histoire. Mais ceux-ci, en dépit des travaux ambiants de la linguistique historique et de la philologie, malgré même les réflexions contemporaines de la philosophie sur l'origine des espèces et du langage, n'intègrent pas véritablement la dimension du langage et de la langue en tant qu'instrument social de communication et système de formes.

De sorte que la traversée du siècle, pour les Académiciens, ne permet pas de faire apparaître la conscience émergente d'une notion stable de l'histoire de la langue. Entre origine, formation et transformation, évolution, variation, révolution, que l'on attribuera respectivement à Ampère, Albin de Chevallet, Génin, Wey, ou Renan, la langue paraît soumise à des mécanismes certes perceptibles mais encore peu aisément formalisables ou modélisables, même en référence aux sciences naturelles prédominantes alors.

Le Complément de Louis Barré [1842]

Même si l'ouvrage est strictement daté, ses ajouts ne valant tout au plus que dans l'intervalle séparant les deux éditions du XIXe siècle du Dictionnaire de l'Académie française [1835 et 1878], et bien qu'il n'appartienne à aucun titre par son auteur et son dessein à une série transhistorique homogène telle que cette dernière se constitue de 1694 à nos jours [22], une notice très intéressante, figure en revanche dans le Complément du Dictionnaire de l'Académie française, rédigé sous la direction de Louis Barré et publié chez Firmin Didot en 1842.

Sans évoquer une seule fois avec précision la notion d'histoire, s'affirme dans la notice de cet ouvrage une propension nette à rendre compte des faits par leur insertion dans une série de type chronique : le recours aux mots de généalogie et de filiation, est assez clair à cet égard :

En mettant en relation ces deux articles, on comprendra peut-être mieux que le projet du Complément s'inscrive, au-dessus et au-delà de l'édition officielle de 1835, comme dans une sorte de dessein parallèle à celui du Dictionnaire historique pour lequel devaient être mis à contribution les résultats des premiers travaux de philologie qu'avaient alors produits les jeunes chercheurs envoyés par Guizot et Salvandy aux quatre coins des bibliothèques de l'Europe afin d'en rapporter copie des manuscrits sur lesquels s'élaborerait l'histoire même de France…. En quelque sorte l'histoire d'une nation qui rédime la bâtardise de son nouveau roi, Louis-Philippe, roi des Français et non plus roi de France, en concédant que sa langue -- même lue, parlée et écrite par seulement à peine environ 28% de sa population ! -- est devenue nationale et constitue ainsi un objet de référence. Politique, langage, culture, histoire et philosophie ont ici partis liés.

Bescherelle et le Dictionnaire national

C'est donc tout naturellement que l'on peut alors passer au Dictionnaire national que Bescherelle publie en 1845….. dans l'intitulé duquel l'épithète national anticipe d'ailleurs expressément sur le sens que Durkheim, à la fin du siècle, donnera à la locution langue nationale : Langue d'un groupe ethnique dont l'usage est reconnu légalement dans et par l'État auquel ce groupe appartient ; " Les dialectes, les patois viennent se résoudre en une seule et même langue nationale " [Durkheim, 1893, La Division du travail, p. 163]. Pour Bescherelle, l'expression de "langue nationale" désigne en effet celle que parle généralement une nation, par opposition à langues étrangères et aux différents dialectes qui se parlent dans une même nation…

Malheureusement, dans cet abondant article, bien ancré dans les préoccupations politiques de son temps et s'inspirant aussi librement que largement du Dictionnaire de l'Académie française de 1835, et du Complément de 1842 précédemment allégué, rien ne vient ici confirmer une quelconque attention particulière accordée à la langue. En vertu de l'importance accordée au principe de narrativité, l'histoire dont se met alors en place le dispositif explicatif repose uniquement sur le modèle de l'"Histoire littéraire : Histoire des différents genres de littérature, qui ont été cultivés dans un pays, des écrivains qui se sont illustrés dans chaque genre, des princes qui ont favorisé les lettres, des académies, des sociétés savantes qui ont contribué au perfectionnement des connaissances humaines. On y joint l'analyse détaillée des principaux monuments littéraires de chaque siècle ". Une histoire dont l'argument explicatif liant les causes aux conséquences est entièrement dépendant de la relation de l'antériorité à la postériorité; ce qui permet de reconstruire aisément sur le mode du récit toutes les généalogies ad hoc. Or les intrigues de langue sont souvent notoirement et notablement plus complexes et embrouillées .

Il faudrait donc alors chercher du côté de la Philologie une sorte de lien ténu avec la langue, qui rende au moins fragmentairement compte des difficultés présentées par l'objet : " Partie de l'érudition qui embrasse spécialement la langue et la littérature. Ensevelie avec les autres sciences libérales dans les ténèbres du moyen âge, la philologie ne reparut qu'à la naissance des lettres, aux XVe et XVIe siècle. ". Mais la ténuité, ici, est maximale ; on en conviendra.

Au reste, l'observation de l'article Langue ne permet pas de se faire une meilleure idée de la chose, même si, derrière la succession des objets et des procès qui lui sont appliqués, se laisse deviner l'intuition -- d'ailleurs perturbée par l'interférence d'un système axiologique connexe -- d'une évolution et de certaines transformations :

Derrière l'évocation de procès perfectifs, les principes de classement auxquels recourt Bescherelle sont alors identiques à ceux qu'énonçait peu auparavant Barré : la classification généalogique -- langue primitive, langue dérivée, langues soeurs -- puis la classification typologique : langues directes, transpositives, synthétiques, analytiques…. Mais en dehors d'une référence aux obscurités du moyen âge, rien ici qui ne vienne étayer une quelconque conception de l'histoire précise de la langue, en général, et, singulièrement, de la langue française. Tout se passe donc encore ici comme si l'observation philologique du matériau linguistique ne produisait pas suffisamment l'image d'un objet de nature, digne d'être soumis aux procédures d'explication mises en œuvre, par exemple, dans le secteur de l'histoire naturelle.

Littré

D'un philologue ayant abondamment réfléchi aux mécanismes linguistiques de l'évolution des langues, comme on l'a vu en introduction, et notamment de la française, on pourrait s'attendre à ce qu'il attache quelque attention à l'objet histoire de la langue. Mais là encore, la notice se révèle assez décevante, et, si la narrativité -- caractéristique sinon fondatrice de l'objet -- est bien toujours présente, l'on ne trouve guère qu'une allusion à des faits relevant indirectement de notre problématique sous la rubrique 6 :

C'est donc encore essentiellement par la littérature que transite ici une conception de l'histoire comme récit explicatif, comme narration dépliant étymologiquement les complexités d'une intrigue dont les constituants ne sont pas encore tous rigoureusement définis. Que Littré envisage ici pour l'histoire les perspectives "externe" et "interne" que Brunot, ultérieurement, reprendra à son compte en s'en appropriant totalement les sens, ne fait rien à la chose. C'est ainsi que dans cette notice Histoire, jamais n'interviennent le terme et l'objet langue. Mais, par un juste retour des choses, encore faut-il noter que dans la notice Langue, non plus le terme d'"histoire"…. Comme s'il y avait là quelque incompatibilité foncière de nature, d'intérêt et d'objectif. Et, au regard du chassé-croisé "langue" et "français" noté précédemment, l'on pourrait presque dès lors risquer l'hypothèse que cette première mise en distribution complémentaire des constituants du syntagme "histoire de la langue" anticipe déjà sur la reconfiguration de l'objet à laquelle se livrera Brunot.

Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle, Pierre Larousse

Compte tenu de la taille du monument… je ne fournirai ici que des renseignements fragmentaires et ne pourrai donner l'intégralité ni de la préface, accessible par ailleurs sur le présent site en modes texte, image et base de données, ni des notices concernées.

La préface, qui accorde cependant une importance essentielle à l'histoire et à la langue n'autorise jamais toutefois l'occurrence du syntagme histoire de la langue. Tout au plus note-t-on "histoire des langues orientales"… Comme chez ses prédécesseurs et ses contemporains, c'est donc la notion d'"histoire littéraire" qui, une nouvelle fois s'impose à Larousse et fait transiter l'idée d'une narration explicative des faits relevant de l'ordre général du langage ; non encore expressément de la langue ou des langues, toutefois :

Lors même que Larousse recense ses aînés et ses modèles ainsi que leurs productions, il s'attache à l'histoire des mots, qui pourrait être une manière de s'intéresser à l'histoire de la langue française. Mais cela reste ici un vœu pieu et non réalisé, dont le lexicographe lui-même n'avait peut-être pas pleinement conscience en dépit de l'intermédiaire obligeant et efficient que constitue alors la philologie :

C'est ainsi toujours le modèle de l'histoire naturelle qui s'impose, ce qui n'étonnera guère, ni eu égard à l'époque, ni eu égard à l'origine institutoriale de Larousse :

De manière me semble-t-il significative, c'est lorsque Pierre Larousse aborde le secteur des dictionnaires biographiques, encyclopédiques et universels que se précise l'éventuelle collusion d'une histoire de la langue encore à venir avec les secteurs connexes de l'histoire culturelle générale :

Mais, dans ces lignes comme dans les suivantes, afin de définir et peut-être de mieux maîtriser les intérêts idéologiques et les enjeux scientifiques qui s'attachent à l'objet langue française, il semble bien qu'il soit nécessaire de faire intervenir alors la médiation des langues étrangères, et notamment de la langue allemande, dont l'importance prépondérante en matière de constitution des fondements de la linguistique moderne est bien connue.

Certes, on glisse insensiblement là vers une histoire du langage qui déporte et restreint le spectre de l'histoire de la langue proprement dite ; mais il est intéressant de noter que, sur le modèle de la philologie germanique hautement louée, cette translation s'effectue grâce à l' approfondissement, la diversification et l'affinement des méthodes et des résultats d'une science d'origine étrangère à la France. Et c'est une nouvelle fois sous les espèces de l'observation du matériau littéraire que se définit par homothétie une certaine extension et s'institue une certaine compréhension de l'objet émergeant qu'est alors l'histoire de la langue française. C'est entièrement dans cette perspective que se situe alors l'entreprise scientifique du lexicographe décrite par Larousse lui-même :

On peut aisément se rendre compte dans ces lignes de l'envergure du raisonnement de Larousse, de son souci d'embrasser et rassembler sous une certaine pensée du langage l'hétérogénéité de matériaux de nature et d'origine diverses. Et c'est l'histoire, en tant que discipline pratique ou analytique, ainsi qu'une certaine pensée de l'histoire comme philosophie, qui lui permettent de réaliser cette ambition. Rectifiant à juste titre, dans ce cadre, la place de l'histoire naturelle qui ne saurait plus être dès lors l'unique et impérialiste modèle descriptif et explicatif des faits du langage, Larousse propose d'écrire une histoire de la langue française à travers ses monuments littéraires qui édifie un véritable " monument " à la culture nationale.

En dépit de ces beaux et intéressants propos, cependant, la notice Histoire, en tant que telle, n'apporte rien qui fasse véritablement avancer le propos, puisque le terme de langue ne se trouve jamais associé à son objet dans les colonnes pourtant nombreuses et fournies consacrées à cette entrée. La notice Langue, pour sa part, et au nom des progrès même de la philologie, fournit l'occasion d'une sévère dénonciation des recherches fantastiques effectuées sur l'origine d'une langue initiale, la langue primitive :

Elle ne permet l'introduction de l'expression histoire de la langue, qu'au détour de la notice consacrée à l'ouvrage du concurrent Littré, dans un développement critique qui signe en quelque sorte en creux la conception de l'objet que, nulle part ailleurs, Larousse n'est véritablement et totalement en mesure d'expliciter :

De fait, c'est bien encore la littérature et l'histoire littéraire qui fournissent au philologue et au linguiste la matière de leurs recherches, mais dans une perspective désormais rendue scientifique par les acquis de la nouvelle philologie fondée sur l'enseignement et le modèle de la grammaire historique et comparée des langues indo-germaniques. Un dernier pas, dans notre parcours, se franchit avec l'ouvrage assurant la transition lexicographique du XIXe au XXe siècle.

Hatzfeld, Darmesteter et Thomas, Dictionnaire général

L'œuvre de ces savants s'édifie sur les bases d'une science étymologique renouvelée par la grammaire historique et comparée, au moment même où Michel Bréal ajoute à la dimension de l'étymologie celle de la sémantique [1883]. Cette adjonction n'est pas sans conséquence sur la configuration générale de la science du langage, et, en particulier, elle modifie sensiblement la valeur de probation qu'il faut accorder à la crédibilité étymologique, même soutenue du protocole rigide des lois de la phonétique historique qui définissent les possibilités et les impossibilités des transformations formelles des unités lexématiques, sous l'hypothèque constante de formes originelles ou transitoires hypothétiques que signalent seulement d'opportunes astérisques. La dubitation ne peut alors se marquer que de manière ponctuelle, et comme par nécessité méthodologique de principe. On notera toutefois que Hatzfeld, Darmesteter et Thomas s'appuient toujours sur leur prédécesseur le plus connu…

C'est dans ce cadre général que la réflexion des auteurs prend un tour particulier et permet d'envisager globalement la question non seulement du rapport du langage à la pensée, mais des différentes formes que le premier peut revêtir au regard de la seconde selon les époques. Même si le raisonnement ne s'applique tout d'abord qu'aux mots, le Dictionnaire général est ainsi le premier ouvrage de ce type-- à ma connaissance tout au moins --qui offre simultanément une réflexion épistémologique et une analyse critique de ce que Meschonnic appellerait de nos jours l'historicité du langage, qui, pour moi, trouve sa traduction instantanée à l'époque dans la construction d'une représentation stabilisée de l'histoire de la langue :

Le Traité de la formation de la langue française, qui suit la préface de l'ouvrage, n'est en conséquence qu'une linguistique historique du français…. principalement saisie et développée sous les aspects de la phonétique, de la morphologie et de la syntaxe… Dans une perspective totalement interne à son objet.

Si l'on se reporte aux notices Histoire et Langue, on relève toutefois la même déceptive impression que celle que l'on notait chez les prédécesseurs de cet ouvrage. Hatzfeld, Darmesteter et Thomas signalent " l'histoire grecque, romaine… l'histoire de la littérature, de la civilisation, de l'Eglise " [p. 1244 a]…. Mais rien de plus ! Et à Langue : " langues anciennes, mortes, vivantes " [p. 1377 b], rien de plus, également, comme si l'idée d'une histoire possible, qui ne fût pas seulement et uniquement narrative, demeure toujours inenvisageable en termes scientifiques, tant était âpre le débat de la linguistique historique et de l'histoire de la langue, après les travaux et les publications de Chevallet, Pellissier [23], etc. et de Brachet. Dans la préface que Littré offre à la grammaire historique de ce dernier, nulle mention d'ailleurs d'une quelconque d'histoire de la langue. Les savants et les chercheurs de l'époque ne connaissent que la rigueur plus ou moins exacte des mécanismes historiques de la linguistique. Ils mettent à distance, tant que le pouvoir politique leur en donne le loisir, cette notion beaucoup plus idéologique que scientifique, qui, à un autre degré d'analyse, et dans l'épaisseur des diachronies, recoupe la distinction du français et de la langue française, que nous avons établie plus haut.

Or, c'est par un décret de nature politique qu'à l'instar de la chaire de Dialectologie ouverte en 1888 à l'École Pratique des Hautes Études, se voit créée à la Sorbonne, en 1901, et pour Ferdinand Brunot, la chaire d'Histoire de la langue française. On a déjà bien connu Brunot comme l'un des collaborateurs de Louis Petit de Julleville dans la monumentale Histoire de la langue et de la littérature françaises que ce dernier publie en 1896, et l'on a noté ailleurs le fait de la dérive progressive de Brunot, qui, partant d'une conception stricte de la linguistique historique, s'engage dans la narration édificatrice d'une histoire socialement et politiquement engagée du français. C'est dans ce cadre nouveau et à vrai dire quelque peu inattendu que Brunot inverse alors totalement les termes de la dialectique langue française /vs/ français en croisant les perspectives interne et externe sous lesquels l'objet linguistique peut être appréhendé :

La logique et la cohérence de la pensée linguistique auraient voulu à cette époque -- comme nous croyons avoir pu le démontrer plus haut -- que l'histoire du français s'accordât de la perspective externe en tant que système de forces idéologiques de contraintes politiques, esthétiques, pratiques, dont l'école, à travers les grandes figures de son historiographie et les grands textes de sa littérature, assure la promotion comme valeur de la République. Tandis que l'histoire de la langue française fût plus particulièrement soumise à une investigation de type interne, en tant que système linguistique de formes sémiologiques, strictement normé à travers les âges par son emploi en tant que langue de référence.

[Suite] – [Table]


Notes

22. On ne peut donc scientifiquement ni comprendre ni accepter qu'une récente publicité des éditions Champion électronique fasse mention de cet objet dans les termes suivants : " L'indispensable dictionnaire des sciences, des arts et des techniques. La série des dictionnaires d'usage de l'Académie ignore à peu près totalement la langue scientifique et technique. Ce sera le rôle du complément du Dictionnaire de l'Académie, publié en 1842 et réédité pour la première fois dans ce cédérom, que de combler cette lacune. Mine de savoir et de curiosités pour le lecteur moderne, ce dictionnaire irremplaçable est d'une importance exceptionnelle. : la série des huit dictionnaires d'usage (de 1694 à 1835) comprend au total 36 000 entrées cumulées (hors doublons), alors que le Dictionnaire des sciences, des arts et des techniques offre à lui seul 110 000 entrées, soit 3 fois plus ! Il introduit une autre innovation en offrant un riche florilège de près de 200 000 citations, qui font référence à la littérature du Moyen Âge au XVIIIe siècle, dans lequel Littré puisera abondamment. ". Quand arguments commerciaux, pillage éhonté et inconséquences scientifiques…. Hélas, aujourd'hui, le ridicule ne tue plus, et ne fait même plus sourire tant la prétention batrachyenne passe les bornes de toute raison.

23. Albin d'Abel de Chevallet, Origine et formation de la langue française, Paris, Dumoulin, 1858. [posthume] ; Pierre Augustin Pellissier, La Langue française depuis son origine jusqu'à nos jours. Tableaux historique de sa formation et de ses progrès, Paris, Didier, 1886 ; ibid. Précis d'histoire de la langue française depuis son origine jusqu'à nos jours, Paris, Didier, 1873. Auguste Brachet, Dictionnaire étymologique de la langue française, Paris, Metzel, 1869 ; ibid., Grammaire historique de la langue française, avec une préface par É. Littré , Paris, Hetzel, 1868.