Le texte qui suit a fait l'objet d'une communication au vingt-sixième congrès international des Nineteenth-Century French Studies, à l'Université d'Illinois, Urbana Champaign [U.S.A.], le 21 octobre 2000. Qu'Isabelle Turcan, Yannick Portebois et Douglas A. Kibbee, qui m'ont ici aidé à préciser mes idées, soient tout particulièrement et chaleureusement remerciés pour leur attention et leurs avis. Bien entendu, toutes erreurs ou approximations restent miennes, ainsi que les options historiographiques attachées aux développements suivants.
Le XIXe siècle en son extension la plus large voit successivement s'accréditer et se développer en France une philologie scientifique escortée des méthodes de la grammaire historique et comparée. De Roquefort ou Champollion-Figeac à Paul Meyer, Michel Bréal et leurs successeurs, la liste est nombreuse des personnalités qui ont ainsi contribué à donner son assise méthodologique et son armature théorique à la science de la langue, comme on disait alors.
Parallèlement à cet essor et à celui de l'histoire littéraire, en tant que discours sur les origines et les différentes étapes d'une évolution marquée par de grands noms, l'histoire de la langue française sort d'un statut incertain et émerge comme discipline scientifique nouvelle appelée à connaître dès lors un développement considérable. Au terme initial de ce processus, on trouve les travaux d'histoire déjà anciens de la fin du XVIIIe siècle et de la période napoléonienne, de Claude-Bernard Petitot [1] [1772-1825] à Gabriel Henry [2] [1753-1835], tandis qu'au terme final se lisent les entreprises magistrales de Littré [1801-1881], Pellissier [1819-1894], et de Petit de Julleville, avant que Ferdinand Brunot n'assure à son profit le détournement et la captation de cet héritage. Ce développement sans précédent n'est assurément pas sans signification dans un siècle qui -- le premier -- ose se nommer et s'inscrire dans un ordre : le XIXe siècle… et qui se dit tel dès ses débuts. La conscience de l'histoire, plus exactement, une certaine conscience "romantique" puis "positiviste" de l'histoire crée ici l'effet d'une causalité fortement régulatrice et explicative quoique généralement fallacieuse.
En effet, dans le débat scientifique et idéologique de la France du XIXe siècle autorisant la constitution des concepts théoriques et pratiques sur lesquels se fondera désormais l'analyse diachronique et synchronique du matériel linguistique, l'ingression d'une certaine conception narrative et causale de l'histoire ne gage ni n'engage au fond aucune rigueur dans les analyses de ce matériau. Et, au lieu de dégager des modes clairs d'explication corrélative des faits langagiers d'une part, et des faits socio-culturels d'autre part, cette irruption favorise en réalité un croisement douteux et une inversion des perspectives d'analyse -- dont Ferdinand Brunot, une nouvelle fois et pour des motifs qui sont les siens, est d'ailleurs le meilleur représentant -- qui, au-delà d'innombrables débats, aboutit finalement à opposer la linguistique historique et l'histoire de la langue.
Je propose en conséquence d'étudier quelques aspects de cette involution de l' histoire de la langue dans la conscience des usagers et des lexicographes, qui ont pour mission de fixer dans leurs définitions la valeur des mots du discours. C'est ainsi qu'après avoir établi l'opposition conceptuelle opposant discrètement désormais deux objets distincts : la " langue française ", d'une part, et le " français ", d'autre part, je m'arrêterai aux témoignages fragmentaires, parfois lacunaires, partiels et partiaux le plus souvent, néanmoins fort éclairants que renferment quelques prestigieux dictionnaires de ce siècle que Meschonnic nomme à juste titre le siècle des dictionnaires parce que l'objet lui-même constitue alors un livre-siècle [3] : Boiste, Nodier, l'Académie française, Bescherelle, Littré, Larousse, Hatzfeld, Darmesteter et Thomas…. qui couvrent la période 1800 - 1900.
D'autres ouvrages -- Gattel, Dochez, Landais, Poitevin, Lachatre, Dupiney de Vorepierre, Guérin, etc. -- eussent tout autant pu être allégués, et l'enquête n'est pas close. En dépit toutefois de la restriction de l'éventail et malgré la disparité typologique des ouvrages de cette liste, les précisions enfermées dans les colonnes de ces temples de la connaissance permettent de restituer toute la complexité de son statut scientifique et de ses intérêts idéologiques à l'objet "histoire de la langue française".
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Notes
1. Claude-Bernard Petitot, qui est d'abord passé à l'histoire pour être l'éditeur en 1803 de la Grammaire Générale et Raisonnée de Port-Royal, par Arnauld et Lancelot, Précédée d'un Essai sur l'Origine et les Progrès de la Langue Françoise, suivie du commentaire de Duclos, "auquel on a ajouté des notes" [Paris, Bossange et Masson, 1803, 2nde édition, 1810] est un Inspecteur-Général de l'Université Impériale. Il est également l'auteur d'un Lycée, ou Analyse critique des chefs d'œuvre littéraires des dix-septième et dix-huitième siècles [Paris, Bossange, 1812; Londres, 1830, Longman, Rees, Orme, Brown and Green]. Je retiendrai de son travail ces lignes extraites de l'Avis préliminaire de la réédition de Port-Royal, particulièrement éclairantes d'une certaine historiographie du français soumise à la contrainte du génie de la langue : "Les progrès et la décadence d'une langue sont inséparables des progrès et de la décadence du goût. Pour s'assurer de l'état d'une langue, il faut examiner si, depuis sa fixation, l'on n'a point altéré son génie, en introduisant de mauvaises constructions, en inventant de nouveaux mots, en détournant l'acception des termes admis, en confondant les genres de style : voilà les signes auxquels on reconnoît la décadence des langues. La syntaxe est la même, quoique la langue ait changé. On trouvera dans Sénèque et dans Silius des morceaux aussi corrects, quant à la syntaxe, que les passages les plus admirés des Catilinaires et de l'Énéide; et cependant la langue de Sénèque et de Silius n'étoit plus celle de Cicéron et de Virgile. C'est sous ce rapport que j'ai considéré la langue française" [p. i]
2. Auquel Jean Stéfanini a jadis consacré une brève présentation : "Une histoire de la langue française en 1812", in Mélanges offerts à Charles Rostaing, p; p; J. de Caluwé, J.-M. d'Heur, R. Dumas, Liège, Association des romanistes de l'université de Liège, 1974, pp. 1039-1048; texte repris dans : Jean Stéfanini, Histoire de la grammaire, textes réunis par Véronique Xatard, Préface de Sylvain Auroux, Paris, CNRS Éditions, 1994, pp. 215-224.
3. H. Meschonnic, Des Mots et des mondes. Dictionnaires, encyclopédies, grammaires, nomenclatures, Paris, Hatier, 1991.