Les réseaux du savoir: un nouvel espace sémiotique à explorer
Derrick de Kerckhove et Dominique
Scheffel-Dunand
Université de Toronto
Contribution
à la Foire des études françaises de l'an 2000 et au Colloque international
sur:
« Les études françaises valorisées par les nouvelles technologies d'information et de communication » (Toronto, 12-13 mai 2000) |
[Le texte original de cette communication a été édité, lors du colloque en mai 2000, avec Thinkwire en tant que collaborateurs à la conception du connecticiel. Depuis, Derrick de Kerckhove et Dominique Scheffel-Dunand ont cessé toute collaboration avec les développeurs de Thinkwire (TM) et par conséquent l'accès à la communication originale est dorénavant refusé. Ci-dessous, une version de la communication remaniée en janvier 2002.]
Entre l'espace physique des lieux et des objets et l'espace mental des idées,
des disciplines et des catégories, un nouvel espace sémiotique, l'espace numérique
se distribue désormais sur les réseaux et les écrans. Le cyberspace est connectif
et décentralisé. Il est en train de devenir un milieu privilégié pour l'enseignement
et l'entreposage du savoir. Toutefois, il entraîne une révolution méthodologique
d'importance égale à celle qui s'est produite entre l'époque de Rabelais et
celle de Montaigne. Il ne s'agit plus de têtes "bien pleines" ou "bien faites",
mais de "têtes assistées par ordinateur", à la fois connectives et interactives.
L'exploitation pédagogique du cyberespace appelle la création de nouveaux outils
et de nouvelles pratiques. Notre propos est de présenter un outil spécifique,
Thinkwire (TM), un projet d'application de l'"excellence connective" et d'en
tirer quelques principes directeurs.
1. Un nouvel espace sémiotique
2. Un nouveau milieu pédagogique
3. L'intelligence connective
4. Thinkwire
5. Multiplier l'intelligence par l'intelligence au Canada
1. Un nouvel espace sémiotique
Depuis l'enfance, nous apprenons à distinguer entre l'espace physique des objets réels et l'espace mental de notre imaginaire. Nous faisons du monde physique, moléculaire, atomique,et désormais quantique, le creuset de réalité, réservant à notre pensée le statut de laboratoire de notre subjectivité. La séparation entre ces deux mondes est claire, de même que la nécessité de bien les distinguer. Les catégories du savoir de la civilisation occidentale reflètent ces distinctions par des oppositions comme objectif versus subjectif, histoire versus légende, établissement et vérification des faits versus fiction. La co-existence des deux mondes est rendue possible par leur distinction et ceux qui n'arrivent pas à la faire sont considérés comme dysfonctionnels et traités comme tels. Ainsi "prendre ses désirs pour des réalités" est une attitude mentale qui n'est tolérée que chez les poètes et les amoureux. Cela dit, l'éducation s'adresse aux deux mondes avec une attention égale, pour mieux rendre compte du monde physique et pour enrichir le monde des idées, l'espace mental. L'écriture sert de seuil, de transition et de traduction entre l'espace physique et l'espace mental.
Par ailleurs, l'espace physique sert de référence et de parcours obligé pour l'apprenant. Le principe de l'école est d'être concentrationnaire: elle rassemble les corps depuis leurs lieux disparates de résidence, à heure fixe, pour les immobiliser dans une boite carrée selon un dispositif spectaculaire. On apprend frontalement, les yeux et les poitrines tournées vers le professeur et le tableau noir. Le lieu et le dispositif de l'école, de même que celui des bibliothèques et des librairies présentent une géographie locale et régionale du savoir et assurent la réglementation de la circulation des corps physiques qui le produisent. Selon des rythmes périodiques synchronisés à l'échelle nationale, l'espace mental commun, ou ce que Pierre Lévy appellerait peut-être "l'intelligence collective", est produit et distribué dans les corps individuels. L'école ou l'université ont joué le rôle de condensateurs et d'accélérateurs des connaissances: une utilisation rationnelle de l'espace physique a donc permis une augmentation et une utilisation rationnelle du savoir de même que l'expansion et l'enrichissement de l'espace mental dans chaque alvéole individuelle incarnée par chaque apprenant.
Cette situation continuerait à servir d'arrière-plan à toutes les transformations théoriques et pratiques de l'enseignement aujourd'hui si quelque chose de fondamental dans le rapport entre l'espace physique et l'espace mental n'était pas en train de changer. Un nouvel espace, aussi distinct que les deux autres, aussi différencié dans sa nature et dans ses propriétés et ses fonctions se fait désormais connaître,l'espace numérique. Mieux connu sous le nom de cyberespace, il attire l'attention de tous, enseignants et enseignés, gouvernants et gouvernés, c'est un espace intermédiaire entre le monde physique et le monde mental, participant des deux, mais sans les confondre ni perdre sa propre identité. Le cyberespace est physique et matériel par son dispositif technique et sa substance électronique, mais psychologique par sa virtualité. C'est une extension physique de l'espace mental, mais qui ajoute à ce dernier une caractéristique primordiale de l'espace physique,la possibilité d'être partagé. C'est une extension mentale ou psychologique de l'espace physique qui tire de l'espace mental la possibilité de se transformer à volonté et de l'espace physique celle d'être matérialisé. C'est une sorte d'"imaginaire objectif", à la fois fictionnel et "réel" dans sa virtualité. Cet imaginaire apparaît sur écran.
Les supports techniques du cyberespace sont, bien entendu, les réseaux, l'Internet et le Web, mais aussi les écrans. L'écran est le lieu de rencontre, de coïncidence des trois espaces. L'écran devient donc le lieu de passage obligé du savoir, et, par extension, de l'enseignement. L'écran se substitue au cahier, à la page, au livre, et le clavier, au crayon, au stylo et à la machine à écrire. Cette tendance est d'ailleurs si prononcée, si apparemment irréversible qu'il va falloir envisager l'enseignement de la pratique des réseaux comme faisant partie non pas des options dans les institutions les plus avancées, mais bien plutôt de la formation élémentaire
au niveau du secondaire, sinon même à l'école primaire.
2. Un nouveau milieu pédagogique
Comme le fait observer Stéphane Mandard, rédacteur au journal Le Monde Interactif, "Internet permet de s'affranchir de trois contraintes: l'obligation d'aller à l'école, celles de respecter des horaires fixes et de se plier à l'autorité professorale". L'effet d'Internet, plus prononcé au Canada et en Amérique du Nord qu'en Europe est de décentraliser l'enseignement et de renverser les tendances centrifuges de l'institution. Cette tendance n'affecte pas seulement les lieux, mais aussi les disciplines et les rituels de passage.
La relocalisation du traitement de l'information sur les écrans entraîne plusieurs conséquences logistiques importantes dans les pratiques de l'enseignement:
2.1. Il y a d'abord une sorte d'émigration de la pensée ou de l'esprit depuis la tête de l'apprenant jusqu'à l'écran; la pensée, ainsi extériorisée devient objective et les routines mentales qui la produisent sont émulées, accélérées, complexifiées par la machine; ainsi mise en réseau, la pensée individuelle est accélérée, multipliée par des ressources techniques bien sûr, mais humaines aussi dans le sens que le Web donne un accès illimité (ou presque) et instantané (ou presque) à un savoir accordé par autrui;
2.2. Grâce à l'ubiquité des écrans, le lieu d'enseignement n'est plus obligatoirement l'école ou l'institution, mais devient de plus en plus le foyer ou la résidence privée et bientôt se distribuera sans fil sur un portable n'importe où; le portable sans fil est l'équivalent technologique du ressouvenir personnel dans la mesure où il donne ou donnera bientôt accès à "toute la mémoire du monde";
2.3. L'accélération de la pensée s'accompagne de l'accélération de l'apprentissage: on note une tendance nouvelle à se confier aux pratiques interactives pour les tâches routinières de l'apprentissage, telle que la recherche de données, les exercices et l'autocorrection; on peut désormais se fier à une sorte de gymnastique bio-pédagogique pour les matières de base de même que les jeux vidéo assurent une sorte de gymnastique pour la coordination oeil-main;
2.4. La liaison des écrans entre eux par le moyen des réseaux introduit d'autres conséquences pédagogiquement significatives. Les écrans sur réseau permettent par exemple de diffuser instantanément le produit du travail d'apprentissage; on est automatiquement "publié" sur le Web et sur Internet, c'est à dire rendu public; et ceci dans un cadre pertinent qui peut se limiter au seul groupe de travail, classe, communauté de pratique, ou bien de façon plus large et moins réglementée, à l'échelle globale sur le Web; de plus en plus d'étudiants "publient" leurs devoirs sur le Net les mettant ainsi à la disposition du monde entier sans qu'on puisse, par ailleurs, exercer le nécessaire contrôle de qualité avant la parution; ceci a pour effet de donner un nouveau pouvoir à l'apprenant et, accessoirement, mais pas nécessairement, de nouvelles responsabilités;
2.5. Cependant, on n'est plus seul avec sa machine: l'écran devient de plus en plus le creuset privilégié d'une intelligence et d'une mémoire partagées, l'intelligence connective.
L'intelligence des réseaux est en train de s'auto-organiser depuis l'invention du télégraphe. Les effets de production et d'accélération d'intelligence individuelle permis par le texte vont désormais se transposer à l'intelligence connective sur réseau. Car l'espace des réseaux est un espace d'intelligence connective, différent du type d'activités cognitives caractéristique des effets de la télévision.
L'intelligence connective, qu'est-ce que c'est ? C'est l'intelligence humaine comprise comme rassemblant les efforts et les ressources mentales de plusieurs personnes à plus ou moins court terme sur des objets plus ou moins précis, assistée ou non par ordinateur, en face-à-face ou en télé présence, en temps réel ou en temps différé. C'est l'intelligence comprise comme ne se limitant pas à une seule personne physique, mais partagée à plusieurs, comme ne s'arrêtant pas aux limites du corps, mais pouvant être désormais assistée par des systèmes qui l'étendent sur les réseaux et l'accélèrent dans les ordinateurs. C'est l'intelligence aussi, multipliée, tressée, mise en commun selon des configurations précises par la connectivité recrudescente des technologies en réseaux.
Sans doute le cyberespace est-il un milieu privilégié d'activité pour l'intelligence connective. Il est clair que l'IC s'inspire des réseaux. Elle en tire sa spécificité. Cela dit, elle a toujours existé, toujours été pratiquée sans qu'on en parle. Les réseaux, en signalant l'importance et la spécificité des configurations d'interactions en ligne, ne font que mettre en lumière et en valeur un aspect très ancien des formes d'association humaine. Si on ne s'en rend pas bien compte, c'est parce que la culture alphabétique nous fait croire que la conscience et la psyché sont des affaires privées.
Le concept d'intelligence connective révèle une dimension de la psychologie humaine jusqu'ici soit ignorée, soit tenue pour épisodique ou accidentelle, la communauté mentale. L'intelligence et la sensibilité sont généralement tenues pour être de nature exclusivement individuelle. Sans doute croyons-nous pouvoir partager des sentiments, mais seulement par sympathie, pas dans un espace mental véritablement commun. Nous avons acquis et conservé si longtemps l'habitude de penser par nous-mêmes, de nous approprier les ressources du langage par la pensée et l'écriture que nous croyons naturelle l'intelligence privée, et exceptionnels les phénomènes d'intelligence et de sensibilité collectifs. Mais, c'est tout le contraire. La pensée n'est pas du langage intériorisé, c'est le langage même qui est de la pensée extériorisée. Les nouvelles technologies de l'information et de la communication renversent les tendances individualistes de la lecture.
Qu'est-ce que le concept d'intelligence connective apporte de plus aux pratiques communes de travail d'équipe ? Elle propose une approche métacognitive et les rudiments d'une nouvelle pédagogie. Elle cherche à mettre au point des techniques efficaces de collaboration et se propose de définir de nouvelles représentations de l'identité et des échanges.
Les réseaux reprennent aux technologies informatiques tout leur potentiel de traitement et d'affichage des données; rivalisant avec la télévision, le Web ajoute à son tour des images et des sons pour meubler l'imaginaire de l'utilisateur. On est tenté de dire "inter-acteur" à la place de téléspectateur. Toutefois, ce que les réseaux ajoutent au PC ou aux micros, c'est la possibilité de mettre en ligne, donc en synergie, non seulement les machines, mais surtout les intelligences individuelles au travail. Les pratiques individuelles d'interaction fonctionnent comme des modulations connectives d'intelligences indépendantes et autonomes. Nous pouvons nous attendre à un développement accéléré de formes nouvelles d'intelligence connective en ligne et en temps ± réel.
Thinkwire est un "connecticiel", c'est-à-dire un logiciel de collaboration destiné au Web. Au départ, c'est un système de gestion de document qui permet d'afficher un texte sur écran de façon à ce qu'il puisse être consulté et commenté en temps réel. L'affichage se fait à partir d'une sélection préalable, d'ailleurs facile et amusante à réaliser, des points saillants et des termes qui pourraient attirer l'attention ou demander plus ample élaboration. Une fois préparé, le texte apparaît sur la partie droite de l'écran et les mots susceptibles de renvois ou de commentaires sont colorés en bleu, marque conventionnelle du renvoi ou du lien sur le Web. En ce sens, le texte est déjà donné comme hypertexte. Toutefois, ce qui distingue Thinkwire des autres hypertextes, c'est que les têtes de chapitre et les titres de paragraphes ou les sujets traités apparaissent sur la gauche de l'écran sous forme d'index de termes-clefs qui sont disposés sur plusieurs niveaux de profondeur suivant une double hiérarchie de pertinence allant du général au particulier, et de relation "parent-enfant" (voir figure 1). Bien entendu, il suffit de cliquer sur n'importe lequel de ces termes indiciels pour obtenir la page ou le paragraphe correspondants sur la droite de l'écran. Jusque-là, rien de bien nouveau. Ce qui est plus intéressant, c'est la possibilité de faire apparaître immédiatement(en temps quasi réel) sous forme de petit bouton circulaire dans la partie indicielle sur la droite de l'écran, la référence ou le lien qui renvoie instantanément au commentaire que l'on vient de faire sur telle ou telle partie du texte (voir figure 2). Et ce qui est encore mieux, c'est la possibilité d'évaluer, en temps réel également, les commentaires des autres lecteurs, et de4 trouver la moyenne de toutes les évaluations données par les autres participants. Il y a bien d'autres fonctions utiles intégrées à Thinkwire, comme par exemple, un calendrier de travail connectif et des outils de chat personnalisés, mais l'essentiel est dans cette collaborativité.
L'idée de Thinkwire est née de cette intuition sur la connectivité. Si, comme nous le croyons, la pensée individualiste et la conscience privée étaient effectivement le produit de la lecture et de l'écriture, alors l'utilisation des réseaux et la production d'univers mentaux sur écran devaient entraîner l'apparition de nouvelles formes d'association mentale.
5. Multiplier l'intelligence par l'intelligence au Canada
L' "Excellence connective" est un projet ambitieux qui veut réunir en ligne et par petits groupes de travail 300 jeunes leaders et cerveaux à travers le Canada pour essayer de résoudre des problèmes identifiés à l'échelle locale, régionale ou nationale. Il s'agit de faire travailler les jeunes par petits groupes en ligne et en face-à-face sur des problématiques nationales, régionales et locales; par exemple, comment humaniser et sécuriser les centre-villes et les gratte-ciel désertés quotidiennement après la fermeture des bureaux ; comment assurer de véritables collaborations translinguistiques à travers tout le Canada; comment mieux utiliser les activités culturelles dans les prisons et les hôpitaux. Le projet commencera en juillet 2000.