NEF - Le Livre 010101 de Marie Lebert - 1993-2003
Même si cette étude est essentiellement consacrée au livre, ce chapitre fait un rapide survol du sujet connexe qu'est la presse en ligne. Nombreux sont les journaux et magazines imprimés qui ouvrent un site web avec articles, dossiers et archives en ligne. D’autres journaux et magazines sont purement électroniques. L’avenir de la presse en ligne est également lié à un débat de fond sur le métier de journaliste.
5.1. La presse traditionnelle
5.2. Les débuts de la presse électronique
5.3. Le développement de la presse en ligne
Mis en ligne en février 1995, le site web du mensuel Le Monde diplomatique est le premier site d’un périodique imprimé français. Monté dans le cadre d’un projet expérimental avec l’Institut national de l’audiovisuel (INA), ce site est inauguré lors du forum des images Imagina. Il donne accès à l’ensemble des articles depuis janvier 1994, par date, par sujet et par pays. L’intégralité du mensuel en cours est consultable gratuitement pendant les deux semaines suivant sa parution. Un forum de discussion permet au journal de discuter avec ses lecteurs.
En juin 1998, Philippe Rivière, responsable du site, précise que, trois ans après sa mise en ligne, le site a "bien grandi, autour des mêmes services de base: archives et annonce de sommaire". Grâce à l’internet, "le travail journalistique s'enrichit de sources faciles d'accès, aisément disponibles. Le travail éditorial est facilité par l'échange de courriers électroniques; par contre, une charge de travail supplémentaire due aux messages reçus commence à peser fortement."
Fin 1995, le quotidien Libération met en ligne son site web, peu après le lancement du Cahier Multimédia, un cahier imprimé hebdomadaire inclus dans l'édition du jeudi. Le site propose la Une du quotidien, la rubrique Multimédia, qui regroupe les articles du Cahier Multimédia et les archives des cahiers précédents, le Cahier Livres complété par Chapitre Un (les premiers chapitres des nouveautés), et bien d'autres rubriques. (La rubrique Multimédia est ensuite rebaptisée Numériques.)
Sur le site du Monde, lancé en 1996, on trouve des dossiers en ligne, la Une en version graphique à partir de 13 h, l’intégralité du journal avant 17 h, l’actualité en liaison avec l’AFP (Agence France-Presse), et des rubriques sur la bourse, les livres, le multimédia et les sports. En 1998, le journal complet en ligne coûte 5 FF (0,76 euros) alors que l’édition papier coûte 7,50 FF (1,15 euros). S'ils concernent le multimédia, les articles du supplément imprimé hebdomadaire Télévision-Radio-Multimédia sont disponibles gratuitement en ligne dans la rubrique Multimédia (rebaptisée ensuite Nouvelles technologies).
L’Humanité est le premier quotidien français à proposer la version intégrale du journal en accès libre sur le web. Classés par rubriques, les articles sont disponibles entre 10 h et 11 h du matin, à l’exception de L’Humanité du samedi, disponible en ligne le lundi suivant. Tous les articles sont archivés sur le site. En juillet 1998, Jacques Coubard, responsable du site, explique: "Le site de L’Humanité a été lancé en septembre 1996 à l'occasion de la Fête annuelle du journal. Nous y avons ajouté depuis un forum, un site consacré à la récente Coupe du monde de football (avec d’autres partenaires), et des données sur la Fête et sur le meeting d'athlétisme, parrainé par L'Humanité. Nous espérons pouvoir développer ce site à l'occasion du lancement d'une nouvelle formule du quotidien qui devrait intervenir à la fin de l'année ou au début de l'an prochain. Nous espérons également mettre sur le web L'Humanité Hebdo, dans les mêmes délais. Jusqu'à présent on ne peut pas dire que l'arrivée d'internet ait bouleversé la vie des journalistes, faute de moyens et de formation (ce qui va ensemble). Les rubriques sont peu à peu équipées avec des postes dédiés, mais une minorité de journalistes exploitent ce gisement de données. Certains s'en servent pour transmettre leurs articles, leurs reportages. Il y a sans doute encore une 'peur' culturelle à plonger dans l'univers du net. Normal, en face de l'inconnu. L'avenir devrait donc permettre par une formation (peu compliquée) de combler ce handicap. On peut rêver à un enrichissement par une sorte d'édition électronique, mais nous sommes sévèrement bridés par le manque de moyens financiers."
La presse régionale est elle aussi rapidement présente sur le web, par exemple les Dernières nouvelles d’Alsace et Ouest-France.
Lancé en septembre 1995, le site des Dernières nouvelles d’Alsace propose l’intégrale de l’édition du jour et des informations pratiques (cours de la bourse, calcul des impôts, etc.). Il offre aussi une édition abrégée en allemand. Michel Landaret, responsable du site, précise en juin 1998 que celui-ci "compte actuellement 5.500 lecteurs par jour".
Le quotidien Ouest-France est mis en ligne en juillet 1996. D’abord appelé France-Ouest, le site est ensuite renommé Ouest-France, du nom du journal. En juin 1998, Bernard Boudic, son responsable éditorial, explique: "A l’origine, l’objectif était de présenter et relater les grands événements de l'Ouest en invitant les internautes à une promenade dans un grand nombre de pages consacrées à nos régions (tourisme, industrie, recherche, culture). Très vite, nous nous sommes aperçus que cela ne suffisait pas. Nous nous sommes tournés vers la mise en ligne de dossiers d'actualité, puis d'actualités tout court. Aujourd'hui nous avons quatre niveaux d'infos: quotidien, hebdo (tendant de plus en plus vers un rythme plus rapide), événements et dossiers. Et nous offrons des services (petites annonces, guide des spectacles, presse-école, boutique, etc.). Nous travaillons sur un projet de journal électronique total: mise en ligne automatique chaque nuit de nos quarante éditions (450 pages différentes, 1.500 photos) dans un format respectant typographie et hiérarchie de l'information et autorisant la constitution par chacun de son journal personnalisé (critères géographiques croisés avec des critères thématiques)."
Quels sont les retombées de l'internet pour les journalistes? "Elles sont encore minces. Nous commençons seulement à offrir un accès internet à chacun (rédaction d’Ouest-France: 370 journalistes répartis dans soixante rédactions, sur douze départements... pas simple). Certains utilisent internet pour la messagerie électronique (courrier interne ou externe, réception de textes de correspondants à l'étranger, envoi de fichiers divers) et comme source d'informations. Mais cette pratique demande encore à s'étendre et à se généraliser. Bien sûr, nous réfléchissons aussi à tout ce qui touche à l'écriture multimédia et à sa rétro-action sur l'écriture imprimée, aux changements d'habitudes de nos lecteurs, etc. (...) Internet est à la fois une menace et une chance. Menace sur l'imprimé, très certainement (captation de la pub et des petites annonces, changement de réflexes des lecteurs, perte du goût de l'imprimé, concurrence d'un média gratuit, que chacun peut utiliser pour diffuser sa propre info, etc.). Mais c'est aussi l'occasion de relever tous ces défis, de rajeunir la presse imprimée."
Dans le monde anglophone, au début des années 1990, les premières éditions électroniques de journaux sont disponibles par le biais de services commerciaux tels que America Online ou CompuServe. Les organes de presse créent ensuite leurs propres sites web. Au Royaume-Uni, le Times et le Sunday Times font web commun sur un site dénommé Times Online, avec possibilité de créer une édition personnalisée. Aux Etats-Unis, la version en ligne du Wall Street Journal est payante, avec 100.000 abonnés en 1998. Celle du New York Times est disponible sur abonnement gratuit. Le Washington Post propose l’actualité quotidienne en ligne et de nombreux articles archivés, le tout avec images, sons et vidéos. Pathfinder (rebaptisé ensuite Time) est le site web du groupe Time-Warner, éditeur de Time Magazine, Sports illustrated, Fortune, People, Southern Living, Money, Sunset, etc. On peut y lire la presse en ligne et rechercher des articles par date ou par sujet. La presse informatique est également présente sur le web, à commencer par le mensuel Wired, créé en 1992 en Californie. Premier magazine consacré à la culture cyber, Wired, devenu une revue culte, se présente en 1998 comme le journal du futur à l’avant-garde du 21e siècle.
Les premiers titres purement électroniques sont répertoriés dans l’E-zine-list, créée en été 1993 par John Labovitz. Abrégé de fanzine ou magazine, un e-zine est généralement l’oeuvre d’une personne ou d’un petit groupe. Il est uniquement diffusé par courriel ou sur un site web. Le plus souvent, il ne contient pas de publicité, ne vise pas un profit commercial et n’est pas dirigé vers une audience de masse.
Comment l’E-zine-list débute-t-elle? Sur le site, John Labovitz relate qu’à l’origine son intention est de faire connaître Crash, un zine imprimé pour lequel il souhaite créer une version électronique. A la recherche de répertoires, il ne trouve que le groupe de discussion Alt.zines, et des archives comme le The Well et The Etext Archives. Lui vient alors l’idée d’un répertoire organisé. Il commence avec douze titres classés manuellement dans un traitement de texte. Puis il écrit sa propre base de données. En quatre ans, de 1993 à 1997, les quelques dizaines de e-zines deviennent plusieurs centaines. Pendant la même période, la signification même de e-zine s’élargit pour recouvrir tout type de publication publiée par voie électronique, même s’"il subsiste toujours un groupe original et indépendant désormais minoritaire qui continue de publier suivant son cœur ou de repousser les frontières de ce que nous appelons un e-zine". En été 1998, l’E-zine-list comprend 3.000 titres. (Elle sera poursuivie jusqu’en novembre 2001.)
La presse électronique francophone débute en novembre 1994 avec Les Chroniques de Cybérie, suivies par LMB Actu (Le Micro Bulletin Actu) en février 1996 et Multimédium en avril 1996.
Jean-Pierre Cloutier, journaliste québécois, lance en novembre 1994 Les Chroniques de Cybérie, une chronique hebdomadaire des actualités du réseau, en collaboration avec Mychelle Tremblay. Cette chronique est d'abord une lettre envoyée par courriel. En avril 1995, elle est également présente sur le web. Au fil des ans, elle devient une référence dans la communauté francophone, y compris dans le domaine du livre.
Comment les Chroniques ont-elles débuté? En 1994, après avoir été journaliste pendant de nombreuses années, Jean-Pierre Cloutier est à la tête d’une petite société de traduction. "J'ai mis de côté mes activités de traduction pour devenir chroniqueur, relate-t-il en juin 1998. Au début, je le faisais à temps partiel, mais c'est rapidement devenu mon activité principale. C'était pour moi un retour au journalisme, mais de manière manifestement très différente. Au début, les Chroniques traitaient principalement des nouveautés (nouveaux sites, nouveaux logiciels). Mais graduellement on a davantage traité des questions de fond du réseau, puis débordé sur certains points d'actualité nationale et internationale dans le social, le politique et l'économique. Dans le premier cas, celui des questions de fond, c'est relativement simple car toutes les ressources (documents officiels, dépêches, commentaires, analyses) sont en ligne. On peut donc y mettre son grain de sel, citer, étendre l'analyse, pousser des recherches. Pour ce qui est de l'actualité, la sélection des sujets est tributaire des ressources disponibles, ce qui n'est pas toujours facile à dénicher. On se retrouve alors dans la même situation que la radio ou la télé, c'est-à-dire que s'il n'y a pas de clip audio ou d'images, une nouvelle même importante devient du coup moins attrayante sur le plan du médium."
A la consternation des lecteurs, les Chroniques cessent provisoirement leur parution en octobre 1997, pour des raisons budgétaires. "Au Québec, (...) les annonceurs des secteurs public et privé et les commanditaires ne sont pas au rendez-vous, du moins pour l'instant, pour assurer la viabilité du modèle économique d'une prétendue industrie québécoise du contenu sur les inforoutes", expliquent à la même date Jean-Pierre Cloutier et Mychelle Tremblay. Six mois plus tard, en avril 1998, les Chroniques sont de retour grâce à leur alliance avec le Webdo de Lausanne (Suisse) qui, pendant deux semaines, en détient l'exclusivité sur le site créé à cet effet. Elles sont ensuite archivées sur le site québécois initial, avec moteur de recherche.
Lancé à Paris en février 1996, LMB Actu (Le Micro Bulletin Actu) se présente comme "l’hebdomadaire internet immatériel et francophone", et se veut la référence française pour les technologies de l'information. Sous l’égide de François Vadrot, directeur des systèmes d’information du CNRS (Centre national de la recherche scientifique), LMB Actu complète Le Micro Bulletin, revue imprimée destinée aux universitaires et aux chercheurs. Diffusé gratuitement par courriel tous les jeudis matin, LMB Actu est ensuite archivé sur le web. (Il est remplacé par Internet Actu en septembre 1999.)
Mis en ligne en avril 1996, le cybermag québécois Multimédium se présente comme le "quotidien des nouvelles technologies de l'information". L'actualité québécoise, francophone et internationale est présentée sous forme d'articles courts renvoyant aux sources (dépêches, sites web, etc.). La rubrique Infos Technos est une sélection de revues informatiques disponibles en ligne.
Selon Henri Pigeat, président de l’Institut international des communications, "l’édition électronique représente un axe majeur de développement pour la presse". D'après lui, le web a trois fonctions essentielles: a) il est un outil de promotion pour le journal parce qu’il attire de nouveaux lecteurs, souvent plus jeunes; b) il offre plus de précisions et une vision plus exhaustive qu’un support papier limité par la place; c) il "permet d’occuper le terrain, notamment face à la concurrence de services en ligne nouveaux ou de la télévision".
La vitesse de croisière va-t-elle remplacer la folle expansion observée entre 1994 et 1998? C’est l’avis d'Eric K. Meyer, journaliste indépendant qui publie un article très documenté sur le site de l'AJR/NewsLink (AJR: American Journalism Review). En décembre 1997, le nombre de journaux présents sur le web est de 3.622, un chiffre correspondant à peu près à la prévision de 4.000 titres donnée par le même site en 1994. 471 titres sont mis en ligne entre juin et décembre 1996, 594 titres entre décembre 1996 et mai 1997 et 1.702 titres entre juin et décembre 1997. Sur les 3.622 titres recensés en décembre 1997, on en compte 1.563 basés hors des Etats-Unis, soit un pourcentage de 43%, alors que ce pourcentage était seulement de 29% en décembre 1996. Cette forte augmentation correspond à la mise en ligne de nombreux titres au Canada, au Royaume-Uni, en Norvège, au Brésil et en Allemagne. Fait peu surprenant, les trois pays les plus représentés sont les Etats-Unis (2.099 journaux), le Royaume-Uni (294 journaux) et le Canada (230 journaux). Quelques mois plus tard, en septembre 1998, le nombre de journaux présents sur le web est de 4.925, soit 1.300 de plus que fin 1997.
Fait qui mérite d’être signalé, aux Etats-Unis, de grands groupes de presse traditionnellement concurrents tentent de travailler ensemble. Lancé en février 1997 par le News Century Network, NewsWorks est un site rédactionnel commun à neuf groupes de presse (Advance Publications, Cox Newspapers, The Gannett Company, The Hearst Corporation, Knight-Ridder, The New York Times Company, Times Mirror, The Tribune Company et The Washington Post Company), soit 140 titres. Ce site commun dure 13 mois. La mésentente et le manque de cohésion entre les partenaires ont raison de cette alliance en mars 1998. Même si le partenariat semble difficile, il existe désormais un précédent pouvant ouvrir la voie vers d’autres serveurs d’information nationaux et internationaux.
Dans le quotidien Libération du 21 mars 1997, Laurent Mauriac, journaliste, insiste sur l’importance de la date du 28 février 1997 dans l’histoire de la presse, du journalisme et de l’internet. A 15 h 15, le Dallas Morning News, l’un des dix grands quotidiens américains, livre en ligne une information exclusive: la reconnaissance de sa culpabilité par Timothy McVeigh, le principal suspect de l'attentat d'Oklahoma City (perpétré le 19 avril 1995 et ayant tué 168 personnes). Pour la première fois, une information exclusive n’est pas livrée par une édition imprimée mais par une édition en ligne. Elle renverse les rapports d’un journal avec son site web. Jusque-là, l’édition en ligne se contentait d’être une copie de l’édition papier.
Moins d’un an après, le mécanisme est au point. Pierre Briançon, lui aussi journaliste à Libération, explique le 30 janvier 1998 que le scandale provoqué par les relations sexuelles de Bill Clinton, président des Etats-Unis, avec Monika Lewinski, stagiaire à la Maison Blanche, est "le premier grand événement politique dont tous les détails sont instantanément reproduits sur le web". Tous les grands médias d'information ont une page web spéciale consacrée au scandale. "Pour la première fois, le web apparaît ainsi comme un concurrent direct et brutal, non seulement des journaux - handicapés par leur périodicité - mais des radios ou télévisions."
L’affaire Clinton-Lewinsky provoque aussi quelques dérapages. Dans un entretien publié en mars 1998 par le magazine allemand Com!, Hermann Meyn, président du Deutscher Journalisten Verband (DJV) (Fédération des journalistes allemands), propose d'établir un code de déontologie professionnelle à l’intention des journalistes de la presse en ligne, afin d'éviter de tels dérapages à l'avenir. Le flux d'informations étant beaucoup plus rapide sur l’internet que dans les médias classiques, les rumeurs et fausses nouvelles sont légion. Un tel code paraît donc indispensable, plutôt que des lois nationales qui s'avéreraient sans doute inefficaces, l'internet étant un réseau à vocation mondiale.
Dans la Tribune de Genève du 28 février - 1er mars 1998, Antoine Maurice, journaliste, consacre un article aux mutations technologiques affectant le monde de la presse. Suite à la généralisation de l’impression offset et de la photocomposition, la fin des années 1980 voit "des rédactions complètement informatisées et dépourvues de papier - le tout écran -, complètement en réseau et en flux immatériel de production, complètement détachées et détachables des lieux d’impression". Nombre de métiers ont disparu. Les journalistes doivent maintenant compter avec des secrétaires de rédaction qui saisissent les textes puis montent les pages à l’écran, et avec des ingénieurs qui réglementent les modalités du travail. Les techniciens de l’information et ceux qui l’écrivent sont tous deux "journalistes de plein droit, puisque des metteurs en page sur ordinateur sont autant responsables du contenu du journal que des rédacteurs". Les journalistes doivent aussi compter avec la concurrence de l’internet qui « court-circuite en partie le pouvoir d’informer, privilège jusque-là d’un milieu médiatique qui se serait bien passé de cette concurrence".
Lors du Colloque sur la convergence multimédia organisé les 27-29 janvier 1997 à Genève par le Bureau international du travail (OIT), plusieurs interventions sont particulièrement intéressantes.
Bernie Lunzer, secrétaire trésorier de la Newspaper Guild (Etats-Unis), est l’intervenant le plus pessimiste sur la rentabilité de la presse en ligne. D'après lui, les espoirs de rentabilité, fondés à l’origine sur les placards publicitaires, se sont ensuite reportés sur les petites annonces, sans garantie de succès jusque-là. L’instauration de l’abonnement payant semble lui aussi voué à l’échec, parce qu’il prive le site d’une grande partie de son trafic. Bernie Lunzer insiste également sur les batailles juridiques relatives au respect de la propriété intellectuelle sur l’internet. Le but est notamment de contrer l’attitude des directeurs de publication, qui amènent les journalistes indépendants à signer des contrats particulièrement choquants, avec cession de leurs droits d’auteur au journal en échange d’une contrepartie financière ridicule.
De l’avis de Heinz-Uwe Rübenach, du Bundesverband Deutscher Zeitungsverleger (Association des directeurs de journaux, Allemagne), les services de presse en ligne ne devraient pas sonner le glas des journaux imprimés, au moins dans un proche avenir. Par contre, la presse en ligne concurrence déjà la presse traditionnelle pour les annonces immobilières, les offres d’emploi et l’achat de billets pour des manifestations sportives ou des spectacles. Heinz-Uwe Rübenach insiste aussi sur la nécessité pour les entreprises de presse de gérer et de contrôler l’utilisation sur le web des articles de leurs journalistes.
Plusieurs syndicalistes font part du danger représenté par la pression constante exercée sur les journalistes des salles de rédaction. Alors que leurs articles devaient auparavant être livrés une fois par jour, ils sont maintenant sollicités plusieurs fois par jour. Ces tensions à répétition sont encore aggravées par une journée de travail à l’écran pendant huit à dix heures d’affilée. Le rythme de travail et l’utilisation intensive de l’ordinateur entraînent de préoccupants problèmes de sécurité au travail. Après quelques années à ce régime, des journalistes craquent à l’âge de 35 ou 40 ans.
Président de la Federação nacional dos jornalistas (FENAJ) (Fédération nationale des journalistes, Brésil), Carlos Alberto de Almeida dénonce l’exploitation des journalistes dans son pays. En théorie, les nouvelles technologies devaient leur donner la possibilité de rationaliser leur travail et d’en réduire la durée afin d’avoir plus de temps libre à consacrer à leur culture personnelle et leurs loisirs. En pratique, ils sont obligés d’effectuer un nombre d’heures de travail de plus en plus élevé. La journée légale de 5 heures est en fait une journée de 10 à 12 heures. Les heures supplémentaires ne sont pas payées, comme ne sont pas payées non plus celles effectuées le week-end.
Si elle accélère le processus de production, l’automatisation des méthodes de travail entraîne une diminution de l’intervention humaine et donc un accroissement du chômage. Alors que, par le passé, le personnel de production devait retaper les textes du personnel de rédaction, la mise en page automatique entraîne la combinaison des deux tâches de rédaction et de composition. Dans les services publicitaires aussi, la conception graphique et les tâches commerciales sont maintenant intégrées. Par contre, l’informatique permet à certains professionnels de s’installer à leur compte, une solution choisie par 30% des salariés ayant perdu leur emploi.
Le web permet de lire en ligne des titres difficiles ou impossibles à trouver en kiosque. Un article du Monde daté du 23 mars 1998 donne l'exemple du quotidien algérien El Watan, en ligne depuis octobre 1997. Redha Belkhat, son rédacteur en chef, explique: "Pour la diaspora algérienne, trouver dans un kiosque à Londres, New York ou Ottawa un numéro d’El Watan daté de moins d'une semaine relève de l'exploit. Maintenant, le journal tombe ici à 6 heures du matin, et à midi il est sur internet."
L’internet permet aussi aux journaux interdits d’être publiés malgré tout. C’est le cas de l’hebdomadaire algérien La Nation qui, parce qu'il dénonce les violations des droits de l'homme en Algérie, est contraint de cesser ses activités en décembre 1996. Un an après sa disparition, un numéro spécial de La Nation est disponible sur le site de Reporters sans frontières (RSF). "En mettant La Nation en ligne, notre but était de dire: cela n'a plus de sens de censurer les journaux en Algérie, parce que grâce à internet les gens peuvent récupérer les articles, les imprimer, et les distribuer autour d'eux", indique Malti Djallan, à l'origine de cette initiative.
Consacré lui aussi à l’Algérie, le journal électronique Nouvelles du bled est lancé en décembre 1997 à Paris par Mohamed Zaoui, journaliste algérien en exil, et Christian Debraisne, français, responsable de la mise en page. L’équipe rassemble une douzaine de personnes qui se retrouvent le jeudi soir dans un café du 11e arrondissement. La revue de presse est effectuée à partir des journaux d’Alger. Dans Le Monde du 23 mars 1998, Mohamed Zaoui explique: "La rédaction d'El Watan, par exemple, nous envoie des papiers qu'elle ne peut pas publier là-bas. C'est une façon de déjouer la censure. J'avais envie d'être utile et j'ai pensé que mon rôle en tant que journaliste était de saisir l'opportunité d'internet pour faire entendre une autre voix entre le gouvernement algérien et les intégristes." Christian Debraisne ajoute: "Avec internet, nous avons trouvé un espace de libre expression et, en prime, pas de problème d'imprimerie ni de distribution. Je récupère tous les papiers et je les mets en ligne la nuit à partir de chez moi." Nouvelles du bled paraît jusqu’en octobre 1998.
Selon une enquête menée en février 1998 aux Etats-Unis par Market Facts (devenu ensuite Synovate) pour le compte de MSNBC (Microsoft Network Broadcasting Corporation), l’internet supplante désormais les médias classiques en tant que diffuseur de nouvelles. Avec une moyenne d'utilisation de 3,5 heures par semaine, l’internet supplante les magazines (2,4 heures) et il est pratiquement à égalité avec les journaux (3,6 heures). Il tend à se rapprocher de la radio (4,5 heures), de la télévision par câble (5 heures) et de la télévision classique (5,7 heures). L’internet l'emporte largement sur l’imprimé pour la consultation des nouvelles au bureau, particulièrement les nouvelles économiques et financières.
Signe des temps, en France, l’Ecole supérieure de journalisme de Lille propose une formation au journalisme multimédia, cette formation durant neuf mois, dont trois mois de stage en entreprise. "En associant sur un même support l'écrit, l'image, le son, les ressources documentaires et l'interactivité, le multimédia modifie substantiellement les pratiques des éditeurs et des professionnels", indique l'Ecole sur son site. Terminée en juin 1998, la première session comprend huit diplômés. Une deuxième session débute en septembre 1998. Dans un article du cybermag Multimédium daté du 17 avril 1998, Bruno Guglieminetti, réalisateur aux projets spéciaux numériques de Radio Canada, explique: "Le journalisme en ligne fait appel à une toute autre philosophie, à un tout autre système de production que le journalisme 'traditionnel'. Avec la création de cette filière, Lille se plante vraiment à l’avant-garde du journalisme européen, ce qui n’empêchera pas les journalistes traditionnels d’y recevoir leur formation et d’y trouver leur compte."
Par ailleurs, le Syndicat national des journalistes (SNJ) œuvre pour que soit respectée la protection du droit d’auteur sur l’internet. En mars 1998, le SNJ entame sa troisième poursuite contre un organe de presse écrite pour l’obliger à rétribuer les journalistes dont les articles sont repris sur le web. Après avoir poursuivi les Dernières nouvelles d’Alsace puis le Groupe Havas, le SNJ s’attaque au Figaro pour "contrefaçon et exploitation ligitieuse" des articles de la rédaction mis en ligne sur son site web. Selon le cybermag Multimédium, qui consacre un article à ce sujet, "la poursuite s'appuie sur l'article 9 de la convention collective qui stipule que 'si un journaliste est appelé par son employeur à collaborer à un autre titre que celui ou ceux auxquels il est attaché, ou à exécuter son contrat de travail selon un mode d'expression différent, cette modification doit faire l'objet d'un accord dans les conditions prévues à l'article 20, c'est à dire qu'un échange de lettres sera nécessaire chaque fois qu'interviendra une modification du contrat de travail'. L'employeur ayant décidé de mettre en ligne les articles sans l'accord des journalistes, et ceux-ci estimant que la publication en ligne n'est pas la même que l'imprimée à laquelle ils sont liés, le syndicat estime que la convention collective n'est pas respectée."
L’internet permet une information en profondeur qu’aucun organe de presse ne pouvait donner jusqu’ici. Derrière l’information du jour se trouve toute une encyclopédie qui aide à la comprendre. Le réseau offre des avantages sans précédent: rapidité de propagation des informations, accès immédiat à de nombreux sites d’information, liens vers des articles et sources connexes, énormes capacités documentaires allant du général au spécialisé et réciproquement (cartes géographiques, notices biographiques, textes officiels, informations d’ordre politique, économique, social, culturel, etc.), grande variété d’illustrations suite à la création de banques d’images et de photos, possibilité d'archivage des articles, avec moteur de recherche permettant de les retrouver rapidement, etc.
L’internet est devenu lui-même un médium d’information à part entière. La presse en ligne reste toutefois essentielle, comme le rappelle en juin 1998 Jean-Pierre Cloutier, journaliste et auteur des Chroniques de Cybérie: "Quel que soit le degré de convergence, je crois qu'il y aura toujours place pour l'écrit, et aussi pour les analyses en profondeur sur les grandes questions." Selon lui, la presse en ligne a tout autant besoin des journalistes que la presse écrite, la radio et la télévision. Dans un article de WebdoMag daté de juillet 1998, il explique: "L'esprit de découverte et le goût de l'exploration et du bricolage technique de ceux et celles qui ont été précoces à adopter l'internet (...) ne sont pas partagés par la deuxième vague d'utilisateurs qui constituent maintenant la partie la plus importante de cette 'masse critique'. Et voilà le défi de la presse spécialisée, c'est-à-dire accompagner le grand public dans sa découverte du nouveau médium et dans son appropriation de l'espace cyber, l'aider à analyser, faciliter sa compréhension, ajouter une valeur à l'information brute."
Chapitre 6: Bibliothèques
Table des matières
Vol. 2 (1998-2003)
Vol. 1 & 2 (1993-2003)
© 2003 Marie Lebert