NEF - Le Livre 010101 de Marie Lebert - Entretiens 1998-2001 - Raymond Godefroy

Raymond Godefroy (Valognes, Normandie)
Ecrivain-paysan, publie son recueil Fables pour les années 2000 sur le web avant de le publier sur papier

Né en 1923 dans une famille rurale d'Octeville-l'Avenel (Cotentin, Normandie), Raymond Godefroy obtient en 1938 son brevet d'ajusteur mécanicien à l'Ecole pratique de Cherbourg. Il parcourt ensuite pendant seize ans tout le nord du Cotentin en tant que conducteur d'une entreprise de battage.

Marié en 1953 - son épouse est également de souche paysanne - il fait valoir à partir de cette année-là le domaine de la Cour de Lestre. A partir de 1966, il y pratique l'agrobiologie, une forme de culture pour laquelle il ne cessera de militer. Partageant ses loisirs entre la mécanique et l'écriture, il dépose plusieurs brevets de machines agricoles et il écrit de nombreux articles dans la revue Agriculture et vie. Il s'oriente ensuite vers la fiction, sous forme de contes et nouvelles.

Raymond Godefroy est membre de l'Association internationale des écrivains paysans (AIEP), fondée en 1972 dans le but de rassembler et promouvoir les auteurs servant la pensée paysanne. A sa retraite, il déménage à Valognes, et l'exploitation du domaine de la Cour de Lestre est reprise par son fils Pierre.

Entretien 23/12/1999
Entretien 26/01/2001


Entretien du 23 décembre 1999

Pouvez-vous vous présenter?

Je suis né dans le Nord Cotentin de vieille souche paysanne. Je suis âgé de 77 ans. J'ai quitté l'école primaire à 12 ans avec le certificat d'études et, trois ans plus tard, l'Ecole pratique de Cherbourg avec un brevet d'ajusteur mécanicien. Je suis rentré à la ferme paternelle pour pratiquer l'agriculture avec mes parents. Je me suis marié à 30 ans. Six enfants sont nés de ce mariage. J'ai pratiqué l'agrobiologie sur cette ferme pendant 17 ans en militant pour cette agriculture nouvelle. J'ai écrit des articles sur ce sujet, puis des contes et des nouvelles du genre fantastique, enfin à 70 ans mes premiers poèmes et fables.

Comment vous est venu le désir d'écrire?

Mon désir d'écrire s'est manifesté très tard dans la vie et très lentement. J'ai publié mes premiers articles dans Agriculture et vie entre 40 et 50 ans, découvrant là une façon de m'exprimer différente de la parole, qui m'obligeait à affiner ma pensée pour transmettre un message clair et agréable à lire.

Pour attirer l'attention des lecteurs j'ai inventé des histoires courtes à morale écologique mais aussi fantastique. Ainsi sont nées toutes ces histoires publiées ensuite sous le titre de Contes écologiques et fantastiques (Caen, Editions Charles Corlet, 1988 - réédités en 1995 à la suite des Extravagantes histoires de Graundaru, ndlr).

A 60 ans j'ai souffert d'une crise aiguë de polyarthrite. Ne pouvant plus travailler ni me déplacer, j'ai écrit le Couguard et d'autres nouvelles, publiées sous le titre: Trois histoires étranges (Marigny, Editions Paoland, 1995, ndlr) (prix Octave Mirebeau 1997). La même année sont parues Les extravagantes histoires du Graundaru (Marigny, Editions Paoland, 1995, ndlr).

Mais il me restait quelque chose d'inassouvi: la poésie. Tous les essais s'étaient soldés par un échec, blocage au deuxième vers et pas d'inspiration sauf des banalités, je n'étais pas mûr pour le faire. Puis un jour - j'avais alors 70 ans - grattant un plafond, travail ingrat, j'eus subitement une inspiration, c'est ainsi qu'est né Les fleurs de mon jardin (poème qui n'est pas encore publié, ndlr). D'autres ont suivi presque dans interruption. C'est après l'avoir écrite que j'ai découvert que Les peupliers et le saule pleureur était une fable. Les autres ont été voulues. Ainsi sont nées Fables pour l'an 2000, entre septembre 1996 et avril 1999.

Pourquoi des fables? Pourquoi l'an 2000?

Je m'explique dans la préface de mon recueil:

"Trois siècles après le grand La Fontaine, que peut-on ajouter à une oeuvre aussi pleine de nuances et de richesse psychologique?

Si depuis tous les temps, la nature humaine est restée toujours la même, par contre la connaissance et la vision du monde ont beaucoup changé. Et le rôle des fables est de révéler aux hommes, un peu comme un miroir fantastique, cette image d'eux-mêmes que leurs habitudes journalières dissimulent à leur vue. La fable permet aussi d'aborder les problèmes de société, comme de courtes comédies très proches de la nature. Mais depuis peu les hommes ont acquis un immense pouvoir: celui de détruire le monde, soit d'une façon violente, soit petit à petit en l'empoisonnant et le surexploitant.

Arrivés en l'an 2000, après plus de cinq siècles d'humanisme rationnel et scientifique cherchant à faire reculer le mystère, voilà qu'ils découvrent (...) qu'ils n'en viendraient jamais à bout et qu'il fait partie de leur propre nature. (...) Le prochain millénaire sera-t-il celui de la révélation mystique comme certains l'ont prédit? Ou bien, la violence destructrice l'emportant, le monde pourrait-il être détruit par les hommes eux-mêmes?

C'est peu probable, si chacun peut s'exprimer sans provoquer d'intransigeantes réactions et qu'enfin arrivés à la tolérance, les fabulistes puissent à leur manière - sans être rejetés comme des moralistes démodés - contribuer à travers l'humour, à une meilleure connaissance les uns des autres. N'oublions pas que La Fontaine a reçu les honneurs du Roi, qu'il n'avait pourtant pas plus ménagé que les autres dans le personnage du Lion.

Les éditeurs ont aussi leur rôle à jouer afin que la culture soit la plus diversifiée possible, pour repousser le mythe de la culture unique et mondiale qui nous menace.

Le troisième millénaire c'est demain. C'est une page blanche dont le début est déjà écrit, mais où le présent n'étant toujours qu'un court passage entre deux infinis, rend si difficile la réflexion humaine."

Avez-vous une fable préférée?

Ma fable préférée est Les borgnes. Puis viennent La République des grenouilles et Les animaux malades de la violence. Mais à chacun de retirer la conclusion qui lui convient à chacune des fables, car toute opinion est respectable. Seul est intolérable de vouloir l'imposer aux autres d'une façon contrainte ou détournée.

Que représente l'internet pour vous?

Internet représente pour moi un formidable outil de communication qui nous affranchit des intermédiaires, des barrages doctrinaires et des intérêts des médias en place. Soumis aux mêmes lois cosmiques, les hommes, pouvant mieux se connaître, acquerront peu à peu cette conscience du collectif, d'appartenir à un même monde fragile pour y vivre en harmonie sans le détruire.

Internet est absolument comme la langue d'Esope, la meilleure et la pire des choses, selon l'usage qu'on en fait, et j'espère qu'il ne permettra de m'affranchir en partie de l'édition et de la distribution traditionnelle qui, refermée sur elle-même, souffre d'une crise d'intolérance pour entrer à reculons dans le prochain millénaire (voir à ce sujet la fable Le poète et l'éditeur, ndlr).

Quel est votre meilleur souvenir de l'année 1999?

La démonstration faite par vous de la possibilité de publier les Fables pour l'an 2000 sur internet (publiées sur le site des éditions du Choucas en décembre 1999, avec un design de Nicolas Pewny, ndlr). Mes meilleurs instants de bonheur sont aussi ceux qui naissent après avoir terminé l'écriture d'une fable ou d'un poème.

Et votre pire souvenir?

Mon pire souvenir est celui de ma post-réanimation après un pontage coronarien en juillet.

Quels sont vos souhaits pour l'an 2000 et les années suivantes?

Une meilleure tolérance et une plus grande pluralité des cultures.


Entretien du 26 janvier 2001

Quoi de neuf depuis notre premier entretien?

J'ai rencontré le président du Centre régional des lettres de Basse-Normandie, qui s'est vivement intéressé aux Fables pour les années 2000. Il a proposé une aide de la région Basse-Normandie pour une édition imprimée sous forme de recueil. Le travail est très avancé et la publication pourrait avoir lieu au printemps.

Pourquoi avoir modifié le titre, devenu Fables pour les années 2000 au lieu de Fables de l'an 2000?

Tout simplement parce que, les ayant écrites avant l'an 2000, je pensais qu'elles seraient publiées avant le changement de millénaire, et que maintenant en voilà pour mille ans avant le prochain. Cela donne le vertige au-delà de toute imagination.

Avez-vous quelque chose à ajouter à vos propos de 1999 relatifs à l'internet?

Non. Sauf qu'il serait indispensable pour moi d'y être raccordé le plus vite possible pour mes besoins en documentation et aussi pour la communication.

Les jours du papier sont-ils comptés?

Non, pas du tout! Le papier est un support qui va subsister encore très longtemps et qui garde certains avantages. Il est cependant gourmand en matière première, le bois. Les autres supports sont complémentaires, et présentent des avantages, surtout pour la circulation et la reproduction à longue distance.

Quelle est votre opinion sur le livre électronique?

Je ne l'ai pas encore utilisé. Je pense qu'il a cependant beaucoup d'intérêt. Il économise le papier. Je l'imagine dans les bibliothèques pour la lecture au public. L'usage et le temps nous apporteront une réponse, mais l'informatique n'a pas fini de nous étonner.

Comment définissez-vous le cyberespace?

Le cyberespace est un moyen pour supprimer l'espace.

Et la société de l'information ?

La société de l'information est un moyen de satisfaire l'appétit de connaissances et de curiosité qu'ont les hommes de par le monde.


Le poète et l'éditeur

Un poète aussi naïf que talentueux
Muni d'un recueil dont il était l'auteur,
Fit l'expérience des chemins tortueux,
Pour trouver à ses oeuvres un éditeur.

Le premier lui renvoya le manuscrit
Pour l'éditer il devait d'abord être célèbre,
Faute de quoi, même très bien écrit,
Il ne pouvait que rester dans les ténèbres.

Le deuxième lui dit que la violence,
Le sexe se passaient bien de talent,
Tout le reste ne méritait que silence,
Et ne rapportait pas assez d'argent.

Le troisième avait ses fournisseurs attitrés
En même temps que lecteurs des manuscrits.
Les nouveaux auteurs par eux étaient filtrés
Pour ne passer qu'après leurs propres écrits.

Le quatrième éditait si peu de livres
Qui pourtant auraient été plébiscités,
Qu'il en faisait à peine pour vivre,
Ne voulant pas faire de publicité.

Le cinquième ne savait pas lire,
Le sixième voulait d'abord de l'argent
Le septième n'éditait que du délire,
Le huitième au contraire fut diligent.

Il savait lire entre toutes les lignes
En devinant les désirs des lecteurs
Et savait interpréter leurs signes
Pour ensuite conseiller les auteurs.

C'est ainsi qu'il s'est fait le devoir
De publier ici cette littérature.
Exerçant à bon escient le pouvoir
Médiatique que reste la lecture.

Valognes, le 7 novembre 1998


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