NEF - Le Livre 010101 de Marie Lebert - Le multilinguisme sur le Web
2.1. Le Web: d'abord anglais, ensuite multilingue
2.2. Le français face au géant anglais
2.3. Diversité des langues dans l'Union européenne
A ses débuts, Internet était anglophone à pratiquement 100%, ce qui s'explique par le fait qu'il a été créé aux Etats-Unis en tant que réseau mis en place dès 1969 par le Pentagone avant de se développer dans les organismes gouvernementaux et les universités.
Après la création du World Wide Web en 1989-90 par Tim Berners-Lee au Laboratoire européen pour la physique des particules (CERN) (Genève, Suisse) et la diffusion en novembre 1993 du premier navigateur (Mosaic, ancêtre de Netscape), lnternet s'est développé de manière foudroyante, d'abord aux Etats-Unis grâce aux investissements considérables réalisés par le gouvernement, puis au Canada et dans le reste du monde.
En 1997, Babel, une initative conjointe d'Alis Technologies et de l'Internet Society, a mené la première étude d'ensemble sur la répartition réelle des langues sur Internet. Les résultats sont publiés dans le Palmarès des langues de la Toile, daté de juin 1997 et qui devrait être réactualisé prochainement. Les pourcentages étaient de 82,3% pour l'anglais, 4% pour l'allemand, 1,6% pour le japonais, 1,5% pour le français, 1,1% pour l'espagnol, 1,1% pour le suédois et 1% pour l'italien.
Le fait que l'anglais soit toujours représenté par un très fort pourcentage s'explique par les trois facteurs suivants: 1) l'anglais est la principale langue d'échange internationale, 2) les premières années ont vu la création d'un grand nombre de sites web émanant des Etats-Unis, du Canada ou du Royaume-Uni, 3) la proportion de cybernautes est encore particulièrement forte en Amérique du Nord par rapport au reste du monde, pour les raisons suivantes: a) jusque très récemment, le matériel informatique et les logiciels étaient bien meilleur marché qu'ailleurs, b) on ne paie qu'un forfait mensuel pour les communications téléphoniques locales, ce qui rend l'utilisation d'Internet très économique par rapport à l'Europe, où les communications locales sont tarifiées à la durée.
Dans La Francophonie en quête d'identité sur le Web, un article de Hugues Henry publié par le cyberquotidien Multimédium, Jean-Pierre Cloutier, auteur des Chroniques de Cybérie, expliquait:
"Au Québec, je passe environ 120 heures par mois en ligne. Mon accès Internet me coûte 30 $ [canadiens], si j'ajoute mon forfait téléphonique d'environ 40 $ (avec les divers services facultatifs dont je dispose), le coût total de mon branchement s'établit donc à 70 $ par mois. Je vous laisse deviner ce qu'il m'en coûterait en France, en Belgique ou en Suisse, où les communications locales sont facturées à la minute, pour le même nombre d'heures en ligne."
Il s'ensuit que de nombreux cybernautes européens passent beaucoup moins de temps sur le Web qu'ils ne le souhaiteraient, ou choisissent de "surfer" la nuit pour éviter les factures trop élevées. Fin 1998 et début 1999, des mouvements de grève ont eu lieu dans plusieurs pays d'Europe pour faire pression sur les sociétés prestataires de services téléphoniques afin qu'elles baissent leur prix et qu'elles proposent des forfaits.
Dans un article daté du 21 juillet 1998 et publié dans ZDNN (ZD Network News), Martha L. Stone précisait :
"Cette année, le nombre de nouveaux sites non anglophones va probablement dépasser celui de nouveaux sites anglophones, et le monde cyber est en train de véritablement devenir une toile à l'échelle mondiale. [...] Selon Global Reach, les groupes de nouveaux sites web qui se développent le plus vite sont les groupes non anglophones: on note une progression de 22,4% pour les sites espagnols, 12,3% pour les sites japonais, 14% pour les sites allemands et 10% pour les sites francophones. On estime à 55,7 millions le nombre de personnes non anglophones ayant accès au Web. [...] Alors que 6% seulement de la population mondiale est de langue maternelle anglaise (et 16% d'hispanophones), 80% des pages web sont en anglais."
En contrepartie, même si l'anglais est encore prédominant, il faut cependant noter que de plus en plus de sociétés et d'organismes anglophones prennent conscience du fait que tout le monde ne comprend pas l'anglais. Les sites bilingues ou multilingues sont de plus en plus nombreux, ce pour des raisons aussi bien commerciales que culturelles.
Sensible à ce problème, AltaVista, moteur de recherche utilisé par douze millions d'internautes, mettait en place en décembre 1997 AltaVista Translation, un service de traduction automatisée de l'anglais vers cinq autres langues (allemand, espagnol, français, italien et portuguais), et vice versa. Alimenté par des dictionnaires multilingues contenant plus de 2,5 millions de termes, ce service, gratuit et instantané, a été créé par Systran, société franco-américaine pionnière dans le domaine de la traduction automatique.
La traduction étant entièrement automatisée, elle est évidemment approximative. Le texte à traduire doit être de trois pages maximum, et la page originale et la traduction apparaissent en vis-à-vis sur l'écran. Cet outil a évidemment ses limites, mais il a le mérite d'exister et il préfigure ceux de demain.
De par sa vocation internationale, Internet doit être multilingue. On dispose enfin d'un instrument qui peut abolir les frontières au lieu d'en créer d'autres. De plus en plus de sites offrent des présentations bilingues ou trilingues, voire multilingues, pour toucher un public le plus large possible. Le site du quotidien belge Le Soir, par exemple, offre une présentation du journal en six langues: français, allemand, anglais, espagnol, italien et néerlandais. Le Club des poètes, lui, présente son site en anglais, en espagnol et en portugais.
Robert Ware est le créateur de OneLook Dictionaries, qui permet une recherche rapide dans 2.058.544 mots appartenant à 425 dictionnaires couvrant plusieurs domaines: affaires, informatique et Internet, médecine, religion, sciences et techniques, sports, généralités et argot. Dans son courrier électronique du 2 septembre 1998, il écrivait:
"Un fait intéressant s'est produit dans le passé qui a été très instructif pour moi.
En 1994, je travaillais pour un établissement scolaire et j'essayais d'installer un logiciel sur un modèle d'ordinateur particulier. J'ai trouvé une personne qui était en train de travailler sur le même problème, et nous avons commencé à échanger des courriers électroniques. Soudain, cela m'a frappé... Le logiciel avait été écrit à 40 km de là, mais c'était une personne située de l'autre côté de la planète qui m'aidait. Les distances et les considérations géographiques n'importaient plus!
Et bien, ceci est formidable, mais à quoi cela nous mène-t-il? Je ne puis communiquer qu'en anglais mais, heureusement, mon correspondant pouvait utiliser aussi bien l'anglais que l'allemand qui était sa langue maternelle. Internet a supprimé une barrière, celle de la distance, mais il subsiste la barrière de la langue, bien réelle.
Il semble qu'Internet propulse simultanément les gens dans deux directions différentes. Internet, anglophone à l'origine, relie les gens dans le monde entier. Par là même il favorise une langue commune pour communiquer. Mais il crée aussi des contacts entre des personnes de langue différente et permet ainsi le développement d'un intérêt plus grand pour le multilinguisme. Si une langue commune est appréciable, elle ne remplace en aucun cas cette nécessité.
Internet favorise ainsi à la fois une langue commune et le multilinguisme, et ceci est un facteur qui aide à trouver des solutions. L'intérêt croissant pour les langues et le besoin qu'on en a stimulent de par le monde la création de cours de langues et d'instruments d'aide linguistique, et Internet fournit la possibilité de les rendre disponibles rapidement et à bon marché."
Comme on l'a vu plus haut, le fort pourcentage de l'anglais - 100% à l'origine, environ 80% maintenant - est à la baisse. Comme il s'étend progressivement à tous les continents et à de nombreux pays non anglophones, Internet devient peu à peu multilingue. Le français est pris ici comme "exemple de langue non anglophone".
Les sites francophones ont enregistré une forte expansion depuis 1996. Au début de 1998, les Québécois attendaient de pied ferme l'arrivée en masse de sites français, surtout dans le domaine du commerce électronique. Le 10 février 1998 , lors d'un entretien avec le cyberquotidien Multimédium, Louise Beaudouin, ministre de la Culture et des Communications du Québec, déclarait: "J'attendais depuis deux ans que la France se réveille. Aujourd'hui, je ne m'en plaindrai pas. A cette date, le Québec (6 millions d'habitants) proposait plus de sites web que la France (60 millions d'habitants). La ministre attribuait le retard de la France à deux facteurs: d'une part les tarifs élevés du téléphone et du Minitel, d'autre part les transactions commerciales possibles sur le Minitel depuis plusieurs années, ce qui a ralenti l'expansion du commerce électronique sur Internet.
"En voulant trop en faire une affaire nationale, qui exprimerait aussi par ailleurs l'antipathie qu'ils ont envers les Anglais, les Français ont tendance à freiner la propagation de leur culture. Cela est très regrettable, lit-on le 7 novembre 1996 dans Yomiyuri Shimbun, le plus grand quotidien japonais avec ses dix millions d'exemplaires (cité dans un article de Pierre Perroud, créateur de la cyberbibliothèque Athena). Ce cliché a-t-il jamais été vrai, si ce n'est pendant la Guerre de cent ans?
Plus optimiste, Tim Berners-Lee, créateur du World Wide Web, déclarait cependant en décembre 1997 à Pierre Ruetschi dans la Tribune de Genève: "Pourquoi les francophones ne mettent-ils pas davantage d'informations sur le Web ? Est-ce qu'ils pensent que personne ne veut la lire, que la culture française n'a rien à offrir? C'est de la folie, l'offre est évidemment énorme." Ces remarques sont-elles une critique, un encouragement, ou les deux ? On aurait pu les comprendre il y a deux ou trois ans, mais il n'est pas sûr qu'elles soient encore de mise aujourd'hui, il suffit de naviguer sur le Web francophone pour s'en rendre compte.
Le français n'est pas seulement la langue de la France, du Québec et d'une partie de la Belgique et de la Suisse. Il est la langue officielle de 49 états, dont un certain nombre de pays africains, ce qui représente 500 millions de personnes. Un exemple parmi d'autres de la coopération francophone est l'Agence de la francophonie. Créée en 1970 pour regrouper 21 états francophones, elle en comptait 47 en 1997. "Instrument de coopération multilatérale née d'un idéal, celui de créer une communauté qui fasse entendre sa voix dans le concert des nations, [elle] participe aujourd'hui à l'avènement d'un Secrétariat général de la Francophonie."
S'il est la langue des pays francophones, le français est aussi la deuxième langue utilisée dans les organisations internationales. Malgré la pression anglophone, réelle ou supposée selon les cas, des francophones veillent à ce que leur langue ait sa place en Europe et dans le monde, au même titre que les autres grandes langues de communication que sont l'anglais, l'arabe, le chinois et l'espagnol. Là aussi, l'optique est aussi bien la défense d'une langue que le respect du multilinguisme et de la diversité des peuples.
C'est l'Annuaire de l'UREC (UREC: Unité réseaux du CNRS - Centre national de la recherche scientifique) qui, en France, a été le premier annuaire de sites web en langue française. Travail de pionnier, il a permis aux cybernautes francophones d'une part de se familiariser avec le Web sans se noyer dans la masse d'informations mondiale, d'autre part de connaître les sites qui petit à petit fleurissaient dans le monde francophone. Créé au début de 1994, il a d'abord recensé les sites académiques, puis son contenu est devenu plus généraliste.
Comme l'expliquait Claude Gross sur le site à l'automne 1997, la gestion de l'annuaire est ensuite devenue très difficile du fait de l'accroissement constant du nombre de sites web, et notamment de sites commerciaux. Par la suite, d'autres annuaires ont vu le jour, dont certains débutés avec l'aide de l'UREC. En juillet 1997, considérant que la mission qu'elle s'était donnée était accomplie, l'UREC a donc arrêté la mise à jour de cet annuaire généraliste. Il est maintenant remplacé par un annuaire spécialisé consacré à l'enseignement supérieur et à la recherche.
Nombreux sont ceux qui travaillent à une meilleure représentation du français sur le Web, en prônant un Web francophone intégré dans un Web international et multilingue tenant compte de la diversité des langues en Europe et dans le monde.
La Délégation générale à la langue française (DGLF) s'est donnée plusieurs missions: veiller à la promotion et à l'emploi du français en France, favoriser son utilisation comme langue de communication internationale, et développer le plurilinguisme, garant de la diversité culturelle. La rubrique: "France langue" propose trois listes de diffusion consacrées à la langue française: "France langue", "France langue assistance" et "France langue technologies". Gérée et modérée par la DGLF, France langue se veut "un lieu convivial d'échanges d'informations et d'idées (manifestations, colloques, publications, etc.), ainsi qu'un lieu de discussion sur les thèmes liés à la langue française, à la diversité linguistique, à la dynamique des langues, à la politique linguistique", et elle accueille toutes les questions d'ordre linguistique (grammaire, orthographe, usage, etc.).
La DGLF a également mené plusieurs actions pour assurer la place du français sur les nouveaux réseaux, notamment l'édition de guides techniques sur l'utilisation dans les logiciels des caractères typographiques et des accents propres à la langue française, ce en liaison avec l'AFNOR (Association française de normalisation), ou la francisation de ceux qui sont commercialisés en France.
Le site de la Maison de la Francité, association belge sans but lucratif subventionnée depuis 1976 par la Commission communautaire française, souhaite présenter la réalité socio-linguistique de Bruxelles, seconde capitale internationale de langue française après Paris, tout en agissant pour la défense et la promotion de la langue française à Bruxelles et au sein de la Communauté française Wallonie-Bruxelles.
Au Québec, l'Office de la langue française (OLF),organisme gouvernemental chargé d'assurer la promotion du français, veille à l'implantation et au maintien du français dans les milieux de travail et des affaires et dans l'administration. Il définit et conduit la politique québécoise en matière de linguistique et de terminologie.
Les instances politiques ont également contribué à favoriser l'accès des autoroutes de l'information aux francophones. En application de la Résolution sur la société de l'information adoptée par les chefs d'Etat et de gouvernement à Cotonou (Bénin) en décembre 1995, la Conférence des ministres francophones chargés des inforoutes s'est déroulée à Montréal (Québec) du 19 au 21 mai 1997. Datée du 21 mai 1997, la Déclaration de Montréal proposait de "développer une aire francophone d'éducation, de formation et de recherche; soutenir la création et la circulation de contenus francophones et contribuer à la sauvegarde et à la valorisation des patrimoines; encourager la promotion de l'aire francophone de développement économique; mettre en place une vigie francophone (veille active); sensibiliser prioritairement la jeunesse ainsi que les utilisateurs, les producteurs et les décideurs; assurer la présence et la concertation des francophones dans les instances spécialisées."
La propagation d'une langue passe aussi par l'étude dynamique de celle-ci. Internet ouvre des horizons sans précédent sur l'utilisation de bases de données linguistiques et les possibilités de recherche textuelle, témoin le site de l'Institut national de la langue française (INaLF), qui présente ses recherches sur la langue française, notamment le discours littéraire des 14e au 20e siècles (contenu, sémantique, thématique), la langue courante (langue écrite, langue parlée, argot), le discours scientifique et technique et ses ressources terminologiques.
Christiane Jadelot, ingénieur d'études à l'INaLF-Nancy, expliquait dans son courrier électronique du 8 juin 1998:
"Les premières pages sur l'INaLF ont été mises sur l'Internet au milieu de l'année 96, à la demande de Robert Martin, directeur de l'INaLF. Je peux en parler, car j'ai participé à la mise sous Internet de ces pages, avec des outils qui ne sont pas comparables à ceux que l'on utilise aujourd'hui. J'ai en effet travaillé avec des outils sous UNIX, qui n'étaient pas très faciles d'utilisation. Nous avions peu d'expérience de la chose, à l'époque, et les pages étaient très verbeuses. Mais la direction a senti la nécessité urgente de nous faire connaître par l'Internet, que beaucoup d'autres entreprises utilisaient déjà pour promouvoir leurs produits. Nous sommes en effet "Unité de recherche et de service" et nous avons donc à trouver des clients pour nos produits informatisés, le plus connu d'entre eux [étant] la base textuelle FRANTEXT. Il me semble que la base FRANTEXT était déja sur Internet [depuis début 1995], ainsi qu'une maquette du tome 14 du TLF [Trésor de la langue française]. Il était donc nécessaire de faire connaître l'ensemble de l'INaLF par ce moyen. Cela correspondait à une demande générale."
Organisme à but non lucratif, le Centre d'expertise et de veille Inforoutes et Langues (CEVEIL) existe depuis 1995. Sa création découle du désir du gouvernement du Québec de mieux cerner la problématique de l'utilisation et du traitement des langues sur les inforoutes - dans une optique plus spécifiquement francophone - par le biais d'activités de veille stratégique et la création d'un réseau d'échanges et d'expertise.
Le CEVEIL s'est donné les objectifs suivants : sensibiliser les entreprises québécoises aux bénéfices associés à une gestion électronique et stratégique de leurs savoirs; transférer aux entreprises québécoises les pratiques utiles pour assurer cette gestion électronique et stratégique; mettre en évidence le plurilinguisme et l'importance des normes et standards, dans un contexte d'enjeux technologiques et stratégiques reliés à la gestion des savoirs; valoriser l'expertise québécoise et susciter des collaborations entre les différents acteurs, au Québec ou ailleurs.
Guy Bertrand, directeur scientifique du CEVEIL, et Cynthia Delisle, consultante, ont répondu à mes questions dans leur courrier électronique du 23 août 1998.
ML: "Comment voyez-vous le multilinguisme sur le Web?"
CEVEIL: "Le multilinguisme sur Internet est la conséquence logique et naturelle de la diversité des populations humaines. Dans la mesure où le Web a d'abord été développé et utilisé aux Etats-Unis, il n'est guère étonnant que ce médium ait commencé par être essentiellement anglophone (et le demeure actuellement). Toutefois, cette situation commence à se modifier et le mouvement ira en s'amplifiant, à la fois parce que la plupart des nouveaux usagers du Réseau n'auront pas l'anglais comme langue maternelle et parce que les communautés déjà présentes sur le Web accepteront de moins en moins la "dictature" de la langue anglaise et voudront exploiter Internet dans leur propre langue, au moins partiellement.
On peut prévoir que l'on arrivera sans doute, d'ici quelques années, à une situation semblable à ce qui prévaut dans le monde de l'édition en ce qui a trait à la répartition des différentes langues. Ceci signifie néanmoins que seul un nombre relativement restreint de langues seront représentées (comparativement aux quelques milliers d'idiomes qui existent). Dans cette optique, nous croyons que le Web devrait chercher, entre autres, à favoriser un renforcement des cultures et des langues minoritaires, en particulier pour les communautés dispersées.
Enfin, l'arrivée de langues autres que l'anglais sur Internet, si elle constitue un juste rééquilibre et un enrichissement indéniable, exaspère évidemment le besoin d'outils de traitement linguistique aptes à gérer efficacement cette situation, d'où la nécessité de poursuivre les travaux de recherche et les activités de veille dans des secteurs comme la traduction automatique, la normalisation, le repérage de l'information, la condensation automatique (résumés), etc."
ML: "Quel a été le bénéfice de l'utilisation d'Internet pour votre organisme?"
CEVEIL: "Mentionnons, tout d'abord, que l'existence du Web constitue en soi une des raisons d'être du CEVEIL, puisque nous concentrons nos activités principalement autour de la thématique de l'utilisation et du traitement des langues sur Internet.
Par ailleurs, le Web est notre principal terrain de cueillette d'information sur les thématiques qui nous préoccupent. Nous procédons notamment à une fréquentation assidue des sites abordant nos thématiques de travail - plus particulièrement des sites diffusant des nouvelles quotidiennes et/ou hebdomadaires. A ce niveau, on peut affirmer sans hésitation que nous exploitons davantage Internet que les diverses ressources écrites disponibles pour réaliser nos activités.
Dans un ordre d'idées un peu différent, nous utilisons abondamment le courriel pour entretenir des relations avec les intervenants du milieu et ainsi obtenir des informations et mener à bien divers projets. Le CEVEIL est un "structure-réseau" qui survivrait difficilement sans Internet pour relier toutes les personnes impliquées.
Enfin, il convient de signaler que le Web constitue également notre plus important outil pour la diffusion de nos produits aux clientèles-cibles: envoi de bulletins électroniques de nouvelles à nos abonnés, création d'un périodique électronique, diffusion d'information et de documents via notre site web, etc."
ML: "Comment voyez-vous l'évolution vers un Internet multilingue?"
CEVEIL: "Internet est là pour demeurer; l'apparition de langues autres que l'anglais sur ce médium constitue également un phénomène irréversible. Il sera donc nécessaire de tenir compte de ces nouvelles réalités aux points de vue économique, social, politique, culturel, etc. Des secteurs comme la publicité, la formation professionnelle, le travail en groupes et en réseaux, la gestion des connaissances devront évoluer en conséquence. Cela nous ramène, tel que nous l'avons mentionné plus haut, à la nécessité de développer des technologies et des outils vraiment performants qui faciliteront les échanges dans un Village global terriblement plurilingue..."
Henri Slettenhaar, professeur à la Webster University (Genève, Suisse), est un Européen trilingue. Il est hollandais, il enseigne l'informatique en anglais et il parle couramment le français puisqu'il vit en France. Dans son courrier électronique du 21 décembre 1998, il expliquait:
"Je vois le multilinguisme comme un facteur fondamental. Les communautés locales présentes sur le Web devraient en tout premier lieu utiliser leur langue pour diffuser des informations. Si elles veulent également présenter ces informations à la communauté mondiale, celles-ci doient aussi être disponibles en anglais. Je pense qu'il existe un réel besoin de sites bilingues.
[...] Je suis enchanté qu'il existe maintenant tant de documents disponibles dans leur langue originale. Je préfère de beaucoup lire l'original avec difficulté plutôt qu'une traduction médiocre."
Selon Global Reach, 15% seulement des Européens (qui représentent 500 millions d'habitants) sont de langue maternelle anglaise, et 28% seulement parlent anglais. Le site mentionne aussi une étude récente démontrant que 32% seulement des cybernautes européens consultent le Web anglophone.
Créateur de Euro-Marketing Associates (qui englobe Global Reach), Bill Dunlap, qui défend le commerce électronique européen auprès de ses compatriotes américains, écrivait dans son courrier électronique du 12 décembre 1998, que contrairement à l'Amérique du Nord, "ici en Europe (j'écris de France), les pays sont petits, si bien que, depuis des siècles, une perspective internationale est nécessaire."
De nombreux organismes traitent de multilinguisme, par exemple l'Association européenne pour les ressources linguistiques (ELRA), le European Network in Language and Speech (ELSNET) et le programme Multilingual Information Society (MLIS) de la Communauté européenne.
Etablie à Luxembourg en Février 1995, l'Association européenne pour les ressources linguistiques (ELRA) est une association à but non lucratif qui a pour but de fournir une organisation centralisée pour la validation, la gestion et la distribution des ressources et outils en parole, texte et terminologie, et de promouvoir leur utilisation au sein de la communauté européenne de recherche et développement en télématique.
Le European Network in Language and Speech (ELSNET) (Réseau européen pour le langage et la parole) regroupe plus d'une centaine d'institutions universitaires et industrielles. L'objectif technologique commun aux participants de ELSNET est de construire des systèmes multilingues pour la parole et le langage naturel, avec couverture illimitée de la langue parlée et écrite.
Dans son courrier électronique du 23 septembre 1998, Steven Krauwer, coordinateur d'ELSNET, expliquait:
"En tant que citoyen européen je pense que le multilinguisme sur le Web est absolument essentiel. A mon avis, ce n'est pas une situation saine à long terme que seuls ceux qui ont une bonne maîtrise de l'anglais puissent pleinement exploiter les bénéfices du Web.
En tant que chercheur (spécialisé dans la traduction automatique), je vois le multilinguisme comme un défi majeur: pouvoir garantir que l'information sur le Web soit accessible à tous, indépendamment des différences de langue.
Internet est l'instrument que j'utilise le plus pour communiquer avec les autres, et c'est ma source principale d'information. [...] Je compte passer le reste de ma vie professionnelle à utiliser la technologie de l'information pour supprimer ou réduire les barrières des langues."
Lancé en novembre 1996, le programme Multilingual Information Society (MLIS) (Société d'information multilingue) de la Commission européenne soutient la réalisation d'une infrastructure favorisant des ressources linguistiques européennes, mobilise et accroît le développement des industries du langage, et favorise l'utilisation d'outils linguistiques dans le secteur public européen. Les entreprises, les organismes du secteur public, les industries du langage et les citoyens peuvent bénéficier de ce programme.
"Afin de promouvoir 'concrètement' une Europe multilingue, dans un contexte d'évolution rapide et permanent des nouvelles technologies de communication, et d'attirer largement l'intérêt sur ce programme, ce site est accessible dans les 11 langues officielles de l'Union européenne [allemand, anglais, danois, espagnol, finlandais, français, grec, hollandais, italien, portugais et suédois]. Nous renvoyons à des références et à des liens encore plus larges... Nous essayons de fournir autant d'information que possible dans ces onze langues, et nous vous demandons de rester compréhensif pour le retard existant parfois entre la publication d'un document officiel dans sa langue initiale et sa traduction dans les autres langues de l'UE."
Le multilinguisme est l'affaire de tous, témoin cet Appel du Comité européen pour le respect des cultures et des langues en Europe (CERCLE) qui, diffusé dans les onze langues officielles de l'Union européenne, défend "une Europe humaniste, plurilingue et riche de sa diversité culturelle". Il propose aux réviseurs du Traité de l'Union européenne douze amendements prenant en compte le respect des cultures et des langues:
"La diversité et le pluralisme linguistiques ne sont pas un obstacle à la circulation des hommes, des idées et des marchandises ou services, comme veulent le faire croire certains, alliés objectifs, conscients ou non, de la culture et de la langue dominantes. C'est l'uniformisation et l'hégémonie qui sont un obstacle au libre épanouissement des individus, des sociétés et de l'économie de l'immatériel, source principale des emplois de demain. Le respect des langues, à l'inverse, est la dernière chance pour l'Europe de se rapprocher des citoyens, objectif toujours affiché, presque jamais mis en pratique. L'Union doit donc renoncer à privilégier la langue d'un seul groupe."
Dans Language Futures Europe, Paul Treanor propose des liens sur la politique linguistique, le multilinguisme, les structures linguistiques globales, et la domination de l'anglais. Le site débute par un commentaire sur les structures linguistiques. Il offre des textes et des essais, des sections consacrées à la politique européenne, aux politiques nationales et aux sites de recherche, et des documents sur le "mouvement monolingue" émergeant aux Etats-Unis.
Dans son courrier électronique du 18 août 1998, Paul Treanor exposait ses réflexions sur les questions posées:
"Vous parlez du Web au singulier. Comme vous l'avez sans doute lu, je pense que "Le Web" est un concept politique, non technologique. Une civilisation est possible avec des ordinateurs très sophistiqués mais pas d'interconnexion. L'idée qu'il devrait exister "Un Web" est dérivée de la tradition libérale du marché unique ouvert, de préférence mondial.
J'ai déjà suggéré qu'Internet devrait être tout simplement découpé, et que l'Europe devrait couper ses liens avec les Etats-Unis, et construire un autre Net spécifique et incompatible avec le premier. Dès qu'on envisage la possibilité de Nets multiples, les thèmes correspondant aux différents chapitres de votre étude sont souvent hors de propos. Rappelez-vous qu'il y a quinze ans tout le monde pensait qu'il n'y aurait qu'un émetteur de télévision à l'échelle mondiale, CNN. Or il existe maintenant des chaînes de télévision nationales françaises, allemandes ou espagnoles. La réponse à votre question est donc que l'entité "Un Web" sera de toute manière divisée, probablement en quatre parties:
1. un Net interne aux Etats-Unis et au Canada, avec nombre des
caractéristiques actuelles;
2. des Nets nationaux séparés, avec des liens limités avec l'extérieur;
3. un nouveau Net général pour relier entre eux les Nets de la catégorie 2;
4. et peut-être un Net spécifique à l'Union européenne.
Comme vous voyez, cette structure est parallèle à celle qui existe en géopolitique. Toute l'infrastructure des télécommunications a suivi des modèles similaires.
Je pense qu'il n'est pas possible d'approcher le Web de la manière neutre et apolitique envisagée dans votre étude. La politique actuelle de l'Union européenne prétend être neutre, mais elle supporte en fait le développement de l'anglais comme langue de contact pour communiquer."
Chapitre 3: Ressources linguistiques
Table des matières
Le multilinguisme sur le Web
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© 1999 Marie Lebert