NEF - Le Livre 010101 de Marie Lebert - Entretiens 1998-2001 - Christian Vandendorpe

Christian Vandendorpe (Ottawa)
Professeur à l'Université d'Ottawa et spécialiste des théories de la lecture

Professeur à l'Université d'Ottawa (Canada) et sémioticien spécialisé dans les théories de la lecture, Christian Vandendorpe est l'auteur d'un essai intitulé Du papyrus à l'hypertexte (La Découverte, Paris, 1999).


Entretien du 21 mai 2001

Pouvez-vous vous présenter?

Je suis professeur à l'Université d'Ottawa. Intéressé par la sémiotique (théorie générale des signes et des systèmes de significations linguistiques, ndlr), j'ai fait une thèse sur la lecture de la fable. J'ai découvert l'hypertexte comme outil de rédaction à partir de la réalisation d'une grammaire sur disque compact pour mes étudiants, Communication écrite (Didascom, Kingston, 1999). C'est pour raffiner ma réflexion sur ce nouvel environnement d'écriture et de lecture que j'ai rédigé un essai, Du papyrus à l'hypertexte.

Comment voyez-vous l'avenir de l'imprimé?

Le papier est un support remarquable: léger, économique, polyvalent, et dont les diverses textures en appellent non seulement au sens de la vue, mais aussi au toucher et à l'odorat. Il a encore de beaux jours devant lui, surtout pour les ouvrages de luxe ou de prestige et que l'on voudra pouvoir manipuler et conserver pour leur valeur en tant qu'objets. Le papier va aussi rester comme support pour des textes d'une certaine ampleur que l'on voudra pouvoir lire à loisir. L'impression sur demande va répondre à cette demande. En même temps, les textes destinés à la lecture courante vont de plus en plus être appréhendés sur des supports numériques. C'est déjà le cas pour le courrier électronique et les activités de lecture sur le web. Mais l'ordinateur n'est pas un support idéal pour la lecture, en raison de la position qu'il impose au lecteur. En outre, la technologie de l'hypertexte encourage une lecture ergative, tournée vers l'action et la recherche de réponses brèves et rapides plutôt que vers la lecture de fiction ou d'essais.

Comment voyez-vous l'avenir de l'internet?

Cet outil fabuleux qu'est le web peut accélérer les échanges entre les êtres, permettant des collaborations à distance et un épanouissement culturel sans précédent. Mais cet espace est encore fragile. Il risque d'être confisqué par des juridictions nationales. Ou il peut être transformé en une gigantesque machine à sous au moyen de laquelle la quasi-totalité de nos activités entrerait dans le circuit économique et ferait l'objet d'une tarification minutée. On ne peut pas encore prédire dans quel sens il évoluera. Le phénomène Napster a contribué à un début de prise en main par les juges, qui tendent à imposer sur cet espace les conceptions en vigueur dans le monde physique. On pourrait ainsi en étouffer le potentiel d'innovation. Il existe cependant des signes encourageants, notamment dans le développement des liaisons de personne à personne et surtout dans l'immense effort accompli par des millions d'internautes partout au monde pour en faire une zone riche et vivante. Il faut aussi saluer la décision du MIT (Masachusetts Institute of Technology) de placer tout le contenu de ses cours sur le web d'ici dix ans, en le mettant gratuitement à la disposition de tous. Entre les tendances à la privatisation du savoir et celles du partage et de l'ouverture à tous, je crois en fin de compte que c'est cette dernière qui va l'emporter.

Quelle est votre opinion sur le livre électronique?

Le livre électronique va accélérer cette mutation du papier vers le numérique, surtout pour les ouvrages techniques. Mais les développements les plus importants sont encore à venir. Lorsque le procédé de l'encre électronique sera commercialisé sous la forme d'un codex numérique plastifié offrant une parfaite lisibilité en lumière réfléchie, comparable à celle du papier - ce qui devrait être courant vers 2010 ou 2015 -, il ne fait guère de doute que la part du papier dans nos activités de lecture quotidienne descendra à une fraction de ce qu'elle était hier. En effet, ce nouveau support portera à un sommet l'idéal de portabilité qui est à la base même du concept de livre. Tout comme le codex avait déplacé le rouleau de papyrus, qui avait lui-même déplacé la tablette d'argile, le codex numérique déplacera le codex papier, même si ce dernier continuera à survivre pendant quelques décennies, grâce notamment au procédé d'impression sur demande qui sera bientôt accessible dans des librairies spécialisées. Avec sa matrice de quelques douzaines de pages susceptibles de permettre l'affichage de millions de livres, de journaux ou de revues, le codex numérique offrira en effet au lecteur un accès permanent à la bibliothèque universelle. En plus de cette ubiquité et de cette instantanéité, qui répondent à un rêve très ancien, le lecteur ne pourra plus se passer de l'indexabilité totale du texte électronique, qui permet de faire des recherches plein texte et de trouver immédiatement le passage qui l'intéresse. Enfin, le codex numérique permettra la fusion des notes personnelles et de la bibliothèque et accélérera la mutation d'une culture de la réception vers une culture de l'expression personnelle et de l'interaction.

Quel est votre avis sur les débats relatifs au respect du droit d'auteur sur le web?

En gros, je suis assez favorable aux positions défendues aux États-Unis par l'Electronic Frontier Foundation (EFF). D'abord, il me paraît prématuré de légiférer en cette matière, alors même que nous sommes au milieu d'un changement de civilisation. Il faudrait sans doute revoir les principes philosophiques sur lesquels repose la législation actuelle au lieu de prendre pour acquis qu'ils sont valides, tels quels et sans plus d'examen, dans le nouvel environnement technologique en train de se mettre en place. Plusieurs arguments militent en faveur d'une telle révision. D'abord, l'expérience de la lecture et l'appréhension du texte ne sont pas du même ordre selon qu'elles s'effectuent à partir d'un livre, d'un écran d'ordinateur, d'un livre électronique ou, demain, d'un codex numérique. Il y aurait donc lieu de faire des distinctions au plan du droit de citation ou du droit de lecture. Si, sur un écran, la valeur d'usage du texte n'est pas la même, ni sa pérennité en tant qu'objet, les droits ne devraient pas s'appliquer non plus de la même façon.

Idéalement, l'ensemble de la production intellectuelle devrait être accessible sur le web après dix ans (et même sans aucun délai en ce qui concerne les articles scientifiques). On ne paierait pour lire que si l'on choisissait de faire imprimer un texte donné en format codex dans une librairie agréée ou si l'on choisissait de le télécharger sur son livre électronique ou son codex numérique. Évidemment, le fait qu'un texte soit accessible gratuitement sur le web ne signifierait pas que l'on ait le droit de se l'approprier. La paternité intellectuelle est un droit inaliénable. Et la piraterie resterait un délit: il ne serait pas permis à un éditeur d'éditer à son profit un texte qu'il aurait "trouvé" sur le web.

Un autre argument à considérer est que la nouvelle technologie accélère la globalisation des échanges et que les conditions d'épanouissement de la culture sont en train de changer. On invoque généralement à l'appui du droit d'auteur le fait que l'absence de rétribution des artistes aurait un effet négatif sur la création. Mais est-ce vraiment le cas dans la situation actuelle? On voit en effet des auteurs très créatifs qui ne retirent guère de droits par manque d'une commercialisation adéquate; en revanche, des auteurs qui bénéficient d'une position dominante dans la distribution commerciale amassent des fortunes avec des productions insignifiantes. Le mouvement de globalisation va renforcer à l'extrême cette inégalité. En bref, on peut se demander si, au lieu de favoriser la diversité culturelle, le droit d'auteur ne sert pas principalement à la constitution d'immenses conglomérats de distribution qui imposent des produits standardisés. Au lieu de renforcer ce phénomène de commercialisation de la culture, et de criminaliser les comportements de millions d'usagers, il serait plus intéressant, d'un point de vue culturel, de faire du web une zone franche, à l'égal de la bibliothèque publique, où chacun peut être en contact avec la rumeur du monde, tant et aussi longtemps que l'on ne fait de celle-ci qu'un usage privé.

Surtout, il faut craindre les effets pervers d'une juridiction "dure" en matière de droits d'auteur. Pour en gérer l'application, les empires commerciaux vont exiger la mise en place de mécanismes de traçabilité des oeuvres qui transformeront le web, et donc notre principal instrument d'accès à la culture, en un immense réseau grillagé où seront entièrement placées sous contrôle non seulement nos habitudes de consommation, mais aussi nos habitudes de lecture. Une perspective qui fait peur et qui marquerait la fin de la bibliothèque.

Comment définissez-vous le cyberespace?

C'est le nouveau territoire de la culture, un espace qui pourrait jouer le rôle de l'Agora dans la Grèce ancienne, mais à un niveau planétaire.


Liste des Entretiens
Page d'accueil du Livre 010101
Page d'accueil du NEF


© 2001 Christian Vandendorpe & Marie Lebert