Traduction et notes: octobre 2001
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    Géopolitique du chaos

    (Introduction du livre d'Ignacio Ramonet, dans Le Monde diplomatique, Paris, janvier 1998)

    Les métamorphoses du pouvoir

    Qui gouverne le monde en cette fin de millénaire? Après la fin de la « guerre froide », il ne reste qu'une seule grande puissance, les Etats-Unis. Mais quelle est leur véritable influence dans un univers où l'économie dicte sa loi? Quel est le rôle, dans ce nouveau contexte, des instances de régulation internationales comme l'ONU, le G7, l'OCDE, l'Organisation mondiale du commerce (OMC), etc.? Quel est le vrai pouvoir des médias, des groupes de pression (lobbies), des Organisations non-gouvernementales (ONG)? Partout, dans les relations internationales comme au sein de la société, une mutation du pouvoir se produit. C'est perceptible aussi bien à l'échelle de l'Etat, dont la capacité d'intervention est amoindrie, qu'à l'échelon de la famille, de l'école ou de l'entreprise. Nous sommes en train de passer de formes de pouvoir autoritaires, hiérarchiques, verticales à des formes négociées, réticulaires, horizontales, plus civilisées mais plus complexes.

    Conflits et menaces de nouveau type.

    Du point de vue géopolitique, le monde présente l'aspect d'un grand chaos : d'un côté, multiplication des unions économiques régionales (Union européenne, Aléna, Mercosur, Apec...) ; de l'autre, renaissance des nationalismes, montée des intégrismes, Etats divisés, minorités réclamant leur indépendance. La plupart des conflits en cette fin de siècle (Algérie, Albanie, Bosnie, Tchétchénie, Kurdistan, Afghanistan, Chiapas, Soudan, Libéria, Congo-Zaïre, Rwanda, etc.) sont des conflits internes, intraétatiques, qui opposent un pouvoir central à une fraction de sa propre population.

    Par ailleurs, des réseaux mafieux internationaux et le crime organisé constituent de nouvelles menaces parce qu'ils contrôlent toutes sortes de circuits clandestins (prostitution, contrebande, trafic de drogues, vente d'armes, dissémination nucléaire). D'autre part, les grandes migrations dues à la pauvreté sont perçues également comme une menace transfrontière par les Etats riches du Nord. Contre laquelle (comme contre les pollutions atmosphériques ou contre la propagation des nouvelles maladies) les armes traditionelles de la panoplie militaire ne servent à rien.

    Montée des inégalités et des discriminations

    L'aggravation des inégalités entre le Nord et le Sud trouve son prolongement au sein même des pays les plus développés. Bien que faisant partie des 20% de la population de la planète qui se partagent plus de 80% du revenu mondial, l'Union européenne compte plus de 50 millions de pauvres... Le nombre de chômeurs y dépassera, en 1997, les 20 millions. La machine économique fabrique de plus en plus de marginaux, notamment parmi les jeunes, les femmes et les immigrés. Les étrangers sont stigmatisés, et des dirigeants d'extrême droite attisent insidieusement les sentiments xénophobes de la population confrontée à la misère et au chômage. Ces problèmes mettent en cause la finalité des sociétés libérales.

    La mondialisation de l'économie

    En cette fin de siècle, tous les Etats sont pris dans le grand mouvement de la mondialisation, qui rend les économies dépendantes les unes des autres. Les marchés financiers tressent une toile invisible qui relie les pays et, en même temps, ligote et emprisonne les gouvernements. Aucun État, pratiquement, ne peut plus s'isoler du reste de la planète. Quelles conséquences pour les citoyens? Pour la démocratie?

    Les nouveaux maîtres du monde

    La Terre est désormais disponible pour une nouvelle ère de conquète, comme au XVe siècle. A l'époque de la Renaissance, les acteurs principaux de l'expansion conquérante étaient les Etats. Aujourd'hui ce sont des entreprises et des conglomérats, des groupes industriels et financiers privés qui entendent dominer le monde, lancent leurs razzias, et amassent un immense butin. Jamais les maîtres de la Terre n'ont été aussi peu nombreux, ni aussi puissants.

    La Planète mise à sac

    Au nom du progrès et du développement, l'homme a entrepris, depuis la révolution industrielle, la destruction systématique des milieux naturels. Les prédations et les saccages en tous genres se succèdent, infligés aux sols, aux eaux, à la végétation et à l'atmosphère de la Terre. La pollution produit des effets - réchauffement du climat, appauvrissement de la couche d'ozone, pluies acides - qui mettent en péril l'avenir de notre planète. Le productivisme à outrance est le premier responsable de l'actuelle mise à sac, mais aussi l'explosion démographique du Sud, et la pollution urbaine. L'étendue des désastres écologiques et des problèmes qu'ils soulèvent préoccupent tous les citoyens de la planète. La disparition de nombreuses espèces de la faune et de la flore crée d'inquiétants déséquilibres. Protéger la variété de la vie devient un impératif. Car la richesse de la nature, c'est en premier lieu sa diversité.

    Les Villes à l'assaut de la Terre

    Sur toute la planète, irrésistiblement, la population se concentre dans les villes, dont la croissance démesurée échappe de plus en plus à la maîtrise humaine. Au Nord, comme au Sud, des agglomérations tentaculaires bouleversent les équilibres écologiques, sociaux et économiques, drainent l'essentiel des richesses, accumulent, entre une minorité de privilégiés et la masse des exclus, des tensions qu'un pouvoir, souvent peu démocratique, est impuissant à régler pacifiquement.

    Les mégavilles du Sud (Mexico, Sao Paulo, Calcutta, Le Caire, Lagos, Shanghai) semblent annoncer la décomposition du modèle occidental de société urbaine. Tandis que dans les banlieues du Nord, la crise enferme dans des cités-ghettos des populations sans perspectives d'avenir qui expriment leur désespoir dans de fréquentes explosions de violence.

    Sciences et techniques, triomphes et dangers

    Plus d'un millier de satellites tournent en permanence autour de la Terre. Des engins devenus indispensables pour la télévision, les télécommunications, la météorologie, la surveillance militaire, la navigation, etc.

    Les enjeux économiques et politiques des technologies de l'espace sont devenus, pour les Etats, extrêment importants. La puissance passe désormais par l'espace. Ce qui suppose une industrie performante en matière d'aéronautique ainsi que de fusées, de lanceurs, et de fabrication de satellites. Seuls quelques Etats (Etats-Unis, Union européenne, Russie, Chine, Japon, Inde, Israël) possèdent les atouts pour dominer ces techniques qui leur ouvrent la voie de la puissance pour le prochain siècle.

    Ce développement irréversible de la technologie met-il en jeu la survie de l'humanité? L'homme continue de tenir la nature pour servante alors que ses recherches atteignent désormais des frontières essentielles. Au lieu d'être mis à contribution pour répandre le bien-être et la justice, le savoir sert trop souvent les détenteurs de pouvoirs privilégiés.

    Une poignée de firmes dominent la recherche mondiale pour leur propre profit. Au Nord, les catastrophes de Tchernobyl, du sang contaminé, de l'amiante ou de la « vache folle » n'ont pas suffi à provoquer le vaste débat qu'exige l'émergence de la « techno-société ». Le Sud, victime de l'exode des cerveaux, refuse de plus en plus d'accueillir les déchets de la société industrielle et les pesticides. Non content d'étendre la logique marchande à l'ensemble des activités sociales, l'homme contemporain y intègre désormais la vie elle-même. La cellule, le gène, grâce aux performances des manipulations génétiques et des biotechnologies, deviennent de la matière première au même titre que le pétrole ou le coton. L'être humain peut-il accepter de devenir, au nom de la science et du progrès, une matière première rentable?

    Révolution dans les communications

    Le mariage de l'informatique, des télécommunications et de la télévision provoque une véritable révolution que rendent possible les technologies du numérique. Cela signifie davantage de moyens de communiquer (comme le montre le boom actuel du téléphone mobile ou celui d'Internet) et le développement de nouveaux usages.

    Dès à présent de nombreuses richesses du multimédia sont accessibles. Cette révolution des communications entraîne des conséquences de tous ordres, aussi bien dans le domaine économique (les industries de la communication pourraient être les locomotives de l'économie au début du prochain millénaire) que dans le domaine sociologique (nouveau clivage entre inforiches et infopauvres, entre pays du Nord hyperéquipés et pays du Sud sous-équipés).

    Vers une civilisation du chaos?

    Les sociétés occidentales ne se voient plus clairement dans le miroir du futur ; elles semblent hantées par le chômage, gagnées par l'incertitude, intimidées par le choc des nouvelles technologies, troublées par la mondialisation de l'économie, préoccupées par la dégradation de l'environnement, et fortement démoralisées par une corruption galopante. De surcroît, la prolifération des « guerres ethniques » répand sur ces sociétés les relents d'un remords et comme un sentiment de nausée.

    Dans ce sombre contexte, quelle est la responsabilité de la culture? Les Etats-Unis restent, en la matière aussi, la référence et les pionniers de la culture de masse, qu'il s'agisse de sport, de « world music », de séries télévisées, d'émissions d'information, ou de parcs de loisirs. Pris en main par les marchands, le modèle culturel a dérapé dans l'insignifiant, le sensationnel ou le vulgaire.

    Les créateurs peuvent-ils laisser faire? Les intellectuels sauront-ils se mobiliser pour éviter que, à l'aube d'un nouveau millénaire, la civilisation sombre dans la fascination du chaos?


    The Geopolitics of Chaos

    The metamorphoses of power

    Who governs (/rules) the world at the end of this millennium? After the end of the "cold war" there is only one superpower (/major power) left, the United States. But what is its real (/effective) influence in a universe where (/in which) the economy dictates its law? What is the role, in this new context, of international regulatory bodies (/organizations) such as (/like) the UN, the G7, the OECD [1], the World Trade Organization (WTO), etc. What is the real power of the media, of lobbies, of non-governmental organizations (/Non-Governmental Organizations) (NGOs)? Everywhere, in international relations just as within society, a transformation of power is taking place. It's noticeable (/perceptible) not only at the level of the state, whose ability to intervene has been diminished (/weakened /lessened), but also at that of the family, schools or business. We are in the process of moving from authoritarian, hierarchical and vertical forms of power to consensual (/negotiated), networked and horizontal ones, more civilized but also more complex.

    Conflicts and threats of a new type

    From a geopolitical point of view, the present-day world has an appearance of great chaos: on the one hand, an increase in the number of (/proliferation) of regional economic unions (European Union, NAFTA [2], Mercosur [3], APEC [4], etc.); on the other, a rebirth of nationalisms, a rise in (/upsurge of) fundamentalisms, divided states, minorities claiming independence. Most of the conflicts at the end of this century (Algeria, Albania, Bosnia, Chechenia, Kurdistan, Afghanistan, Chiapas, Sudan, Liberia, Congo-Zaire, Rwanda, etc.) are internal, domestic ones, opposing a central power to a segment of its own population.

    Moreover, international mafia rings and organized crime constitute new threats because they control all kinds of underground networks (prostitution, smuggling, drug-trafficking, arms sales, nuclear dissemination). Large-scale migrations due to poverty are also seen as a trans-border threat by the rich countries (/states) of the North. Against these (as against atmospheric pollution or the propagation of new diseases) the range of traditional military arms is powerless (/useless).

    The rise of inequalities and discrimination

    The worsening of inequalities between North and South finds an extension within the most developed countries themselves. Although part of the 20% of the planet's population that shares over 80% of the world's revenue, the European Union has more than 50 million poor people... The number of its unemployed will pass the 20-million mark in 1997. The economic machine creates more and more disenfranchized persons, particularly among young people, women and immigrants. Foreigners are stigmatized, and extreme-right leaders insidiously stir up the xenophobic sentiments of a population confronted with poverty and unemployment. These problems call into question the aims of liberal societies.

    The globalization of the economy

    At the end of this century, all states are caught up in the great shift to globalization, which makes economies interdependent. The money markets weave an invisible web which links countries, and at the same time ties and imprisons governments. No state, practically, can isolate itself from the rest of the planet. What are the consequences for its citizens, or for democracy?

    The new masters of the world

    The Earth is now available for a new age of conquest, as in the 15th century. During the Renaissance the main actors of conquering expansion were the states. Today they are corporations and conglomerates, private industrial and financial groups which intend to dominate the world, which launch their raids, and amass huge spoils. Never have the masters of the world been so few or so powerful.

    The plundering of the planet

    In the name of progress and development, man has undertaken, since the industrial revolution, the systematic destruction of natural environments. Rapes and devastations of all kinds succeed one another, inflicted on the soil, water, vegetation and the earth's atmosphere. Pollution produces effects -- climate warming, depletion of the ozone layer, acid rain -- which imperil our planet's future (/the future of our planet). Excessive productivity is the main culprit of (/is principally to blame for) the present destruction, but also to blame are the demographic explosion of the South and urban pollution. The extent of ecological disasters and the problems they raise are of concern to all the citizens of the planet. The disappearance of many species of fauna and flora creates disquieting imbalances. Protecting the variety of life forms is becoming (/becomes) an imperative. For nature's wealth is first of all its diversity.

    The cities' onslaught on the Earth

    All over the planet, populations concentrate irresistibly in the cities, whose inordinate growth is more and more out of human control. In the North, as in the South, urban sprawl upsets ecological, social and economic equilibriums, it absorbs most of the wealth, and builds up, between a privileged minority and the mass of the disenfranchized, tensions that political power, often undemocratic, is powerless to settle peacefully.

    The megacities of the South (Mexico City, Sao Paulo, Calcutta, Cairo, Lagos, Shanghai) appear to presage the breakdown of the Western model of an urban society. While in the suburbs of the North, the crisis locks up in ghetto developments populations without future prospects that express their dispair by frequent explosions of violence.

    Science and technology, triumphs and dangers

    Over a thousand satellites are permanently circling the Earth, machines that have become indispensible for television, telecommunications, weather-forecasting, military surveillance, sea and air navigation, etc.

    The economic and political stakes of space have become extremely important for states. Power is now dependent on space. This implies a high-performance industry in the matter of aeronautics, as well as in rockets, launchers and satellite-building. A few states only (United States, European Union, Russia, China, Japan, India, Israel) enjoy the advantages giving them the mastery of these techniques which open the way to power in the next century.

    Does this irreversible development of technology put at stake the survival of humanity? Man continues to hold nature in thrall (/exploit nature) while his research is now reaching crucial boundaries. Instead of being put to use to spread welfare and justice, knowledge too often goes to serve the holders of privileged power.

    A handful of companies dominates international research for their own profit. In the North, the catastrophes of Chernobyl, contaminated blood, asbestos or "mad cow disease" have not been enough to start the vast debate that the emergence of the "techno-society" demands. The South, victim of the brain drain, increasingly refuses to accept industrial waste and pesticides. Not content with extending market logic to social activities in general, contemporary man now integrates them into life itself. The cell and the gene, thanks to the exploits of genetic manipulation and biotechnology, are becoming raw materials just like oil or cotton. Can human beings consent, in the name of science and progress, to become a profitable raw material?

    A communications revolution

    The marriage of computer technology (/the computer), telecommunications and television is producing a veritable revolution made possible by digital technologies. This denotes more means of communication (as shown by the present boom of cellular telephones or the Internet) and the development of new applications.

    Many multimedia resources are already accessible. This revolution in communications brings repercussions (/consequences) of all kinds, both in the economic sphere (the communications industries could be the economic powerhouse at the beginning of the next millennium) and in the sociological realm (a new split between the "info-rich" and the "info-poor", between the overequipped countries of the North and the underequipped countries of the South).

    Towards a civilization of chaos?

    Western societies no longer see themselves clearly in the mirror of the future; they seem haunted by unemployment, overtaken by uncertainty, intimidated by the impact of ((the)) new technologies, troubled by the globalization of the economy, concerned by damage to the environment, and seriously demoralized by runaway corruption. Furthermore, the proliferation of "ethnic wars" spreads through these societies a whiff of remorse and almost a feeling of nausea.

    In this gloomy context, what is the role of culture? In this matter also, the United States is the point of reference, the pioneer of mass culture, whether it be sport, "world music", television series, news programmes (/broadcasts), or leisure parks. Taken in hand by business (/the dealers and sellers), the cultural model has lapsed into vacuity, sensation or vulgarity (/the meaningless, the sensational or the vulgar).

    Can the creators just stand by? Will the intellectuals (/intelligentsia) be able to mobilize in order to prevent civilization, at the dawn of a new millennium, from sinking into the fascination of chaos?


    Notes: 1. OCDE/OECD = Organisation de Coopération et de Développement Économiques / Organisation for Economic Co-operation and Development. 2. Aléna / NAFTA = Accord de libre-échange nord-américain / North American Free Trade Agreement. 3. Mercosur/Mercosur = "Mercado Común del Sur" (Argentina, Brasil, Paraguay, Uruguay). 4. Apec/APEC = Asia-Pacific Economic Cooperation.