Traduction et notes: avril 2002 et janvier 2004
  • Texte
  • Translation of first five paragraphs
  • Notes
    **Les liens dans le texte renvoient au commentaire.**

    La princesse au grand coeur

    (Annick Cojean, Le Monde, Paris, mercredi 27 août 1997)

    CETTE fois, c'est elle l'hôtesse. Et ce rôle lui va bien, qui confère à ses gestes un surplus de souplesse, et glisse dans son regard bleu roi des paillettes de gaieté et un éclair d'audace. Oui, la princesse reçoit. A 11 heures précises, indiquait même le fax. Et s'il n'y avait eu ce chauffeur de taxi qui, entendant «Kensington Palace», en déduisit qu'il ne pouvait s'agir que de l'Hôtel du même nom et pila net devant le portier, j'aurais été à l'heure... Mais la princesse n'a pas le rigorisme d'une reine qui égrène les secondes puis retire son sourire comme d'autres leur chapeau. La princesse est chez elle, décontractée, indépendante. Sans doute est-ce bien le seul endroit où elle ne risque point d'être la cible de téléobjectifs.

    Elle porte une robe courte et sans manches, assortie à ses yeux, à moins qu'ils ne la reflètent. Un collier de grosses perles. Des chaussures à talons. Une assurance tranquille dont témoignent son sourire et le geste délié et gracieux avec lequel elle tend la main. Surtout elle paraît libre, et ce naturel est une jolie surprise chez celle que le protocole recommande d'appeler « Ma'am » (une contraction de « Madam », à ne pas confondre avec le fameux « Ma'am Scarlet » prononcé par une nounou africaine dans un film mythique américain). Mais, après tout, n'a-t-elle pas accepté avec spontanéité le principe d'un entretien autour d'une photo? L'idée l'enchantait, a-t-elle fait répondre dès réception de la lettre. Elle était prête à jouer le jeu. La photo? Il n'y avait que l'embarras du choix. Chacune des siennes faisant l'objet de mille et une publications, on dérogerait pour une fois à la règle en proposant à la princesse certainement la personne la plus photographiée du monde de lui apporter une sélection de clichés dans laquelle elle ferait son choix.

    C'est dans le salon privé du premier étage que Diana propose de s'installer. Une pièce chaleureuse et féminine, avec des tons pastel, des dégradés de beige, quelques meubles anciens et des sièges confortables, et, partout où c'est possible, des cadres en bois ou en argent accueillant des photos. Celles, surtout, de ses deux fils, William et Harry ; celles de ses deux soeurs, et de son frère ; celle de son père, le comte Spencer, aujourd'hui disparu. La princesse a, paraît-il, des tiroirs de photos. Mais c'est la sélection opérée par Le Monde qui, tout de suite, l'intéresse. Pas de photos volées, privées, intimes. Mais les photos connues d'un personnage public qui, en braquant l'attention sur un problème de société ou une cause humanitaire, ont renforcé le mythe d'une princesse au grand coeur.

    Diana les regarde une à une, en fournissant chaque fois, avec entrain, la légende des photos : où, quand, avec qui... « Je fais très attention aux gens, dit-elle, et je me souviens d'eux. Chaque rencontre, chaque visite est particulière. » Un hôpital pour enfants, un accueil de sans-abri, un centre de réinsertion, un laboratoire de recherche sur le sida, un refuge pour femmes battues, une tente pour lépreux au Zimbabwe, un camp d'aide alimentaire au Népal... Mais la princesse s'arrête. Dans sa main, la photocopie d'une photo prise en 1996 au Pakistan. « Ce petit garçon est mort, dit-elle sans détacher les yeux du cliché. Je l'avais pressenti avant de le prendre dans mes bras. Je me rappelle son visage, sa peine, sa voix... Cette photo m'est très chère. » Elle la met de côté, sur un bout du canapé, et continue, d'un regard plus distrait, à feuilleter le reste des clichés. Elle éclate de rire, parfois, quand un d'entre eux la surprend dans une pose trop officielle. Mais elle revient à la photo de l'enfant. S'il faut en choisir une, « c'est celle-ci, dit-elle, sans aucune hésitation. »

    Qu'y a-t-il à expliquer? Ce n'est ni de la coquetterie ni un calcul d'image. La photo la touche « parce qu'elle est vraie », voilà. Entourée de parents d'autres petits malades, la princesse, ce jour de février 1996, se sentait à sa place, en harmonie, en sympathie, en « communion » avec le groupe. Son émotion n'était pas feinte, son recueillement était profond. Les battements de coeur du petit étaient, dit-elle, la chose la plus importante du moment. Elle aurait voulu lui communiquer de sa force, de sa santé, de son amour. Comment parler de princesse au travail?

    La photo témoigne d'une expérience humaine, pas d'une corvée officielle. « Au fond, c'est un instant privé dans une manifestation publique. Une émotion privée qu'une photo transforme en comportement public. Curieux couplage. Pourtant, si j'avais le choix, c'est encore dans ce type d'environnement, avec lequel je me sens parfaitement en phase, que je préfererais être photographiée. »

    PRIVÉ, public... Où se situe la frontière? La princesse brouille les cartes en la pulvérisant, introduisant du privé dans la sphère publique. Autrement dit en chargeant d'affectivité et d'émotion les devoirs et fonctions de sa charge. Il n'y a plus de carapace, plus de protection, plus le moindre surmoi. L'engagement est sincère et il est maximal. Risqué aussi. Les foules le sentent depuis le premier jour, séduites par sa compassion, et sa complicité immédiate avec la rue. L'Establishment, les politiques et princes du faux- semblant apprécient nettement moins. En une apparition, la princesse a révélé leur froideur, leur distance, leur cynisme.

    Voyez ses gestes avec la grand-mère de Bosnie qu'elle presse sur son coeur, avec un jeune homme atteint du sida dont elle retient longuement la main entre les siennes, avec cette petite unijambiste angolaise qu'elle assoit sur ses genoux. Elle embrasse, caresse, enlace. « Je touche, oui. Je crois que chacun en a besoin, quel que soit son âge. Appliquer la paume de sa main sur un visage ami, c'est entrer tout de suite en contact, communiquer de la tendresse, marquer sa proximité. C'est un geste qui m'est naturel, qui vient du coeur. Il ne se prémédite pas. » Elle ne joue pas les dames patronesses, se moque du protocole, néglige les officiels, refuse toute position qui placerait ceux qu'elle visite en position humiliante.

    Ses élans n'ont pas manqué de provoquer bien des froncements de sourcils dans la famille royale. Le « style » Diana décoiffait. Surtout quand il devint évident qu'au-delà d'afficher une image plus moderne il reflétait un autre rapport aux gens. La jeune femme a dû brider ses impulsions, et il lui arriva de douter de son rôle. « Du jour où je suis rentrée dans cette famille, plus rien, de toute façon, ne pouvait se faire naturellement! »

    C'est donc la foule qui, peu à peu, lui a donné confiance. Ce sont les malades, les enfants, les exclus qu'elle visitait avec une assiduité inédite qui l'ont convaincue de la justesse de son approche et de son don du contact.

    Et c'est en eux que, en des moments difficiles, elle a puisé une énergie et presque une raison de vivre. « Je me sens proche des gens, quels qu'ils soient. On est d'emblée au même niveau, sur la même longueur d'onde. C'est pour ça que je dérange certains cercles. Parce que je suis beaucoup plus proche des gens d'en bas que des gens d'en haut, et que ces derniers ne me le pardonnent pas. Parce que j'ai une vraie relation de proximité avec les plus humbles. Mon père m'a toujours appris à traiter quiconque comme un égal. Je l'ai toujours fait et je suis sûre que Harry et William en ont pris de la graine. »

    IL est des valeurs sur lesquelles la mère du futur roi ne transige pas. C'est une jeune femme déterminée qui parle. Une princesse de trente-six ans qui ne sait pas encore quel cours suivra sa vie personnelle mais qui, quoi qu'il arrive, entend poursuivre son engagement. « Etre en permanence dans l'oeil du public me confère une responsabilité particulière. Notamment celle de jouer de l'impact des photos pour faire passer un message, sensibiliser le monde à une cause importante, défendre certaines valeurs. » Ambassadrice? Porte-parole de prestige? « Si je devais définir mon rôle, j'utiliserais plutôt le mot de messager. »

    Ses obligations officielles ont fondu avec la prononciation de son divorce et ses interventions ne sont plus le fait que de son seul choix. Là encore, elle affiche sa liberté. « Personne ne peut me dicter ma conduite. Je travaille à l'instinct. C'est mon meilleur conseiller. » La lutte contre les mines antipersonnel, le sida, la recherche contre le cancer, les léproseries – la photo la représentant serrant les mains de lépreux aurait fait plus pour démythifier la maladie que les campagnes de presse organisées depuis vingt ans –, demeurent ses priorités.

    Mais que de controverses, d'humiliations, de débats. « A chaque fois! », soupire-t-elle. Une visite dans un centre de sans-abri, et on l'accuse de vouloir embarrasser le gouvernement conservateur. Un geste de tendresse envers un malade du sida (au début des années 80), et certains conservateurs y voient une indulgence coupable pour l'immoralité. Son contact spontané, en Inde, avec des « intouchables »? Les vieux amis de l'Empire s'étranglent à l'unisson. Sa visite à Lahore, dans l'hôpital créé par Imran Khan, le mari de son amie Jemima? La presse embraye sur l'accusation de Benazir Bhutto jugeant scandaleux le soutien politique apporté ainsi par Diana à son hôte, considéré comme un opposant. Sa présence dans une salle d'opération africaine lors d'une transplantation cardiaque? On l'accuse d'indécente coquetterie, les journaux focalisant l'attention du public sur un cliché la représentant en gros plan, masque de chirurgie sur le visage, et les yeux... maquillés! « La presse est féroce, dit-elle. Elle ne pardonne rien, elle ne traque que l'erreur. Chaque intention est détournée, chaque geste critiqué. Je crois qu'à l'étranger, c'est différent. On m'y accueille avec gentillesse, on me prend comme je suis, sans a priori, sans guetter le faux-pas. En Grande-Bretagne, c'est le contraire. Et je crois qu'à ma place n'importe qui de sain serait parti depuis longtemps. Mais je ne peux pas. J'ai mes fils. »

    L'ÉPISODE le plus frappant fut probablement son voyage en Angola, au début de cette année. La princesse avait préparé de très longue date ce déplacement organisé par la Croix-Rouge, destiné à attirer l'attention sur le drame des victimes de mines antipersonnel (plus de 70 000 Angolais) et soutenir la campagne mondiale visant à les interdire.

    On la vit donc passer des heures à écouter les témoignages de jeunes gens mutilés par les mines, des médecins, des démineurs. On la photographia portant armure et visière blindée pour traverser un champ de mines et suivre les opérations de désamorçage. Mais c'est Londres qui déclencha les gros titres, et la polémique, une fois de plus, prit le pas. Les milieux conservateurs se déchaînaient, le Foreign Office restait tapi dans l'ombre.

    « Un canon devenu fou », lâchait un député, comte de son état. « Une naïve, mal conseillée et totalement irréaliste! », affirmait avec commisération un autre représentant. « Mal informée surtout, raillait un speaker en esquissant un parallèle douteux avec Brigitte Bardot. Le sujet est beaucoup trop compliqué pour sa petite tête d'oiseau. » Rarement critiques avaient atteint un tel degré. Jamais misogynie n'était apparue avec tant de force. Le gouvernement se tut officiellement, mais son malaise était évident, étant donné son obstination à juger « efficace, nécessaire pour nos forces armées » un certain type de mines. Diana fut profondément blessée. Encore la campagne conservatrice obligea-t-elle toute la presse à braquer ses projecteurs sur l'Angola. « La polémique a ruiné une journée de travail, mais décuplé la couverture média. »

    Alors elle ne cache pas sa joie devant la décision immédiate du gouvernement travailliste de rallier les pays prônant l'interdiction totale des mines. « Sa position sur ce sujet a toujours été claire. Il va faire un travail formidable. Son prédécesseur était tellement désespérant. J'espère que nous parviendrons à convaincre les Etats-Unis de signer en décembre, à Ottawa, la charte d'interdiction. » Car il s'agit bien d'un engagement à long terme. Elle ne fait pas de « politique », mais de l'« humanitaire ». Et elle entend suivre les dossiers. Malgré quelques échardes.

    « Au fil des ans, j'ai dû apprendre à me situer au-dessus de la critique. Mais l'ironie fait qu'elle m'a été utile en me donnant une force que j'étais loin de penser posséder. Cela ne veut pas dire qu'elle ne m'a pas blessée. Au contraire. Mais cela m'a communiqué la force de continuer sur le chemin que j'avais choisi. »

    Ce n'était donc pas l'affaire du « baiser sur le yacht » qui allait lui faire renoncer, mi-août, au voyage en Bosnie. Le message sur les mines y perdra de sa force, mais Diana prouvera qu'on ne l'intimide plus, que les paparazzi ne gouvernent pas sa vie et qu'elle sait maintenir le cap.

    La sincérité, dit-elle. Tout est là. Comme sur la photo de Lahore... On ne fait rien de bien qu'on ne ressente avec son coeur. « Rien ne me communique plus de bonheur que d'essayer d'aider les plus vulnérables de cette société. C'est un but et une partie désormais essentiels de ma vie. Une sorte de destin. Quiconque en détresse m'appellera, j'accourrai, où qu'il soit. »


    Translation

    The Princess of Hearts

    This time, she (/she) is the hostess. This role suits her well, giving her gestures an added freedom, and adding to her royal-blue eyes glints of gaiety and a gleam of boldness (/daring). Yes, the Princess is at home [1]. The fax even specified the time, 11 o'clock on the dot. And if it had not been for the taxi (/cab) driver who, on hearing "Kensington Palace", concluded (/deduced) that it could only mean the hotel (/Hotel) of the same name and stopped dead (/slammed on the brakes) in front of the doorman, I would have been on time. But the Princess does not have the rigidness of a queen who counts off the seconds and then removes her smile as others do their hats. The Princess is at home, relaxed and independent. It is doubtless the only place where she does not run the risk of being the target of telephoto lenses.

    She is wearing a short, sleeveless dress that matches her eyes – unless it is her eyes that are reflecting it –, a string (/necklace) of large pearls and high-heeled shoes. A calm assurance is signalled by her smile and the supple, gracious gesture with which she extends her hand. Above all, she seems free, and this naturalness is a pleasant surprise in one whom protocol suggests (/recommends) be addressed as "Ma'am" (a contraction of "Madam", not to be confused with the famous "Ma'am Scarlett" uttered by a black nanny in a legendary American movie). But, after all, did not she spontaneously accept the principle of a conversation about a photo? She was enchanted with the idea, was the immediate response to the letter. She was willing to go along with it. As for the photo, there was no lack of choice. Since each of her pictures had appeared in a thousand publications, we would make an exception to the rule for once and propose to the Princess, certainly the most photographed person in the world, that I (/we) would bring along a selection of photos for her to choose from (/from which she would make her choice).

    Diana suggests we go upstairs to the sitting-room [2]. It is a welcoming, feminine room, in pastel colours, with gradations of beige, a few pieces of antique furniture and comfortable chairs, and, wherever possible, photos in wooden or silver frames. Photographs, notably, of her two sons, William and Harry ; others of her two sisters and brother ; and one of her deceased father, Earl Spencer. The Princess has apparently drawers full of photos.But what interests her today is the selection made by Le Monde. No stolen, private or intimate photos. But the well-known photos of a public figure, which, by focussing attention on a social problem or a humanitarian cause, have reinforced the myth of a princess of hearts (/kind-hearted princess).

    Diana looks at them one by one, enthusiastically identifying each one, where, when, with whom... "I pay great attention to people," she says, "and I remember them. Each encounter, each visit is special." A children's hospital (/hospital for children), a homeless shelter (/shelter for the homeless), a rehabilitation centre, an AIDS research laboratory, a refuge (/shelter) for battered (/abused) women (/battered women's shelter), a lepers' tent in Zimbabwe, a food ((relief)) camp in Nepal... But the princess stops. In her hand, the photocopy of a photograph taken in 1996 in Pakistan. "This little boy died [3]," she says without taking her eyes off the picture. "I ((had)) sensed it before taking him in my arms. I remember his face, his pain, his voice... This photo is very dear to me." She puts it on one side (/aside) at the end of the sofa, and continues, less attentively (/somewhat absent-mindedly), to glance (/go) through the rest of the photos. From time to time she bursts out laughing when one of them catches her (/surprises her) in an overly official pose (/posture). But she comes back to the photo of the little boy (/child). If she has to choose one, "this is the one," she says, "quite definitely (/without any hesitation)."

    What is there to explain? It's neither posturing nor image-seeking. The photo moves her "because it's real (/true)," that's all. Surrounded by the families [4] of other sick children, on this day in February 1996 the princess felt at one (/home), in harmony, in sympathy, in "communion" with the group. Her emotion was not put on (/feigned), her contemplation (/concentration) was deep. The little child's heartbeats (/the beating of the little boy's heart), she says, were the most immediately important thing (/important thing of the moment). She wished she had been able (/would have liked) to communicate her strength, her health, her love to him. How can one talk (/speak) of a princess at work? [5]


    Notes

    1. X reçoit = X is at home : formule héritée de l'époque de la haute société londonienne, avec ses grandes maisons, ses domestiques et ses cartes de visite.

    2. Ambiguïté transatlantique de first/second floor (premier/deuxième étage). Nombre de lecteurs du Globe and Mail étant au fait des différences de dénomination de chaque côté de l'Atlantique risqueraient de se demander si "first floor" ou "second floor" se rapportait à une réalité nord-américaine ou à une réalité européenne. Un salon privé est le contraire d'un salon public, lequel est une salle de réception. Une sitting-room est privée. La traduction proposée évite l'ambiguïté par une modulation, upstairs, ce qui en même temps renforce l'intimité d'un salon privé.

    3. The significance of what she says is that the boy died soon after she met him, as a result of his illness; it is not the fact of his being dead at the time of the interview which is relevant.

    4. The French parents is polysemous; the meaning of the context is that of family relatives, not that of biological (or adoptive) parents.

    5. There is a considerable difference of meaning between "parler de la princesse au travail" and "parler de princesse au travail": in the former she is effectively working, whereas in the latter one wonders if in fact this is a princess who regards her official engagements as "work".