CETTE fois, c'est elle l'hôtesse.
Et ce rôle lui va bien, qui confère à ses gestes un
surplus de souplesse, et glisse dans son regard bleu roi des paillettes
de gaieté et un éclair d'audace. Oui, la princesse reçoit.
A 11 heures précises, indiquait même le fax. Et s'il n'y avait
eu ce chauffeur de taxi qui, entendant «Kensington Palace»,
en déduisit qu'il ne pouvait s'agir que de l'Hôtel du même
nom et pila net devant le portier, j'aurais été à l'heure...
Mais la princesse n'a pas le rigorisme d'une reine qui égrène
les secondes puis retire son sourire comme d'autres leur chapeau. La princesse
est chez elle, décontractée, indépendante. Sans doute
est-ce bien le seul endroit où elle ne risque point d'être
la cible de téléobjectifs.
Elle porte une robe courte et sans manches, assortie à ses yeux,
à moins qu'ils ne la reflètent. Un collier de grosses perles.
Des chaussures à talons. Une assurance tranquille dont témoignent
son sourire et le geste délié et gracieux avec lequel elle
tend la main. Surtout elle paraît libre, et ce naturel est une jolie
surprise chez celle que le protocole recommande d'appeler « Ma'am »
(une contraction de « Madam », à ne pas confondre avec
le fameux « Ma'am Scarlet » prononcé par une nounou africaine
dans un film mythique américain). Mais, après tout, n'a-t-elle
pas accepté avec spontanéité le principe d'un entretien
autour d'une photo? L'idée l'enchantait, a-t-elle fait répondre
dès réception de la lettre. Elle était prête
à jouer le jeu. La photo? Il n'y avait que l'embarras du choix.
Chacune des siennes faisant l'objet de mille et une publications, on dérogerait
pour une fois à la règle en proposant à la princesse
certainement la personne la plus photographiée du monde de lui apporter
une sélection de clichés dans laquelle elle ferait son choix.
C'est dans le salon privé du premier étage que Diana propose
de s'installer. Une pièce chaleureuse et féminine, avec des
tons pastel, des dégradés de beige, quelques meubles anciens
et des sièges confortables, et, partout où c'est possible,
des cadres en bois ou en argent accueillant des photos. Celles, surtout,
de ses deux fils, William et Harry ; celles de ses deux soeurs, et de son
frère ; celle de son père, le comte Spencer, aujourd'hui disparu.
La princesse a, paraît-il, des tiroirs de photos. Mais c'est la sélection
opérée par Le Monde qui, tout de suite, l'intéresse.
Pas de photos volées, privées, intimes. Mais les photos connues
d'un personnage public qui, en braquant l'attention sur un problème
de société ou une cause humanitaire, ont renforcé le
mythe d'une princesse au grand coeur.
Diana les regarde une à une, en fournissant chaque fois, avec entrain,
la légende des photos : où, quand, avec qui... « Je fais
très attention aux gens, dit-elle, et je me souviens d'eux. Chaque
rencontre, chaque visite est particulière. » Un hôpital
pour enfants, un accueil de sans-abri, un centre de réinsertion,
un laboratoire de recherche sur le sida, un refuge pour femmes battues,
une tente pour lépreux au Zimbabwe, un camp d'aide alimentaire au
Népal... Mais la princesse s'arrête. Dans sa main, la photocopie
d'une photo prise en 1996 au Pakistan. « Ce petit garçon est
mort, dit-elle sans détacher les yeux du cliché. Je l'avais
pressenti avant de le prendre dans mes bras. Je me rappelle son visage,
sa peine, sa voix... Cette photo m'est très chère. »
Elle la met de côté, sur un bout du canapé, et continue,
d'un regard plus distrait, à feuilleter le reste des clichés.
Elle éclate de rire, parfois, quand un d'entre eux la surprend dans
une pose trop officielle. Mais elle revient à la photo de l'enfant.
S'il faut en choisir une, « c'est celle-ci, dit-elle, sans aucune hésitation. »
Qu'y a-t-il à expliquer? Ce n'est ni de la coquetterie ni un calcul
d'image. La photo la touche « parce qu'elle est vraie », voilà.
Entourée de parents d'autres petits malades, la princesse, ce jour
de février 1996, se sentait à sa place, en harmonie, en sympathie,
en « communion » avec le groupe. Son émotion n'était
pas feinte, son recueillement était profond. Les battements de coeur
du petit étaient, dit-elle, la chose la plus importante du moment.
Elle aurait voulu lui communiquer de sa force, de sa santé, de son
amour. Comment parler de princesse au travail?
La photo témoigne d'une expérience humaine, pas d'une corvée
officielle. « Au fond, c'est un instant privé dans une manifestation
publique. Une émotion privée qu'une photo transforme en comportement
public. Curieux couplage. Pourtant, si j'avais le choix, c'est encore dans
ce type d'environnement, avec lequel je me sens parfaitement en phase, que
je préfererais être photographiée. »
PRIVÉ, public... Où se situe la frontière? La princesse
brouille les cartes en la pulvérisant, introduisant du privé
dans la sphère publique. Autrement dit en chargeant d'affectivité
et d'émotion les devoirs et fonctions de sa charge. Il n'y a plus
de carapace, plus de protection, plus le moindre surmoi. L'engagement est
sincère et il est maximal. Risqué aussi. Les foules le sentent
depuis le premier jour, séduites par sa compassion, et sa complicité
immédiate avec la rue. L'Establishment, les politiques et princes
du faux- semblant apprécient nettement moins. En une apparition,
la princesse a révélé leur froideur, leur distance,
leur cynisme.
Voyez ses gestes avec la grand-mère de Bosnie qu'elle presse sur
son coeur, avec un jeune homme atteint du sida dont elle retient longuement
la main entre les siennes, avec cette petite unijambiste angolaise qu'elle
assoit sur ses genoux. Elle embrasse, caresse, enlace. « Je touche,
oui. Je crois que chacun en a besoin, quel que soit son âge. Appliquer
la paume de sa main sur un visage ami, c'est entrer tout de suite en contact,
communiquer de la tendresse, marquer sa proximité. C'est un geste
qui m'est naturel, qui vient du coeur. Il ne se prémédite
pas. » Elle ne joue pas les dames patronesses, se moque du protocole,
néglige les officiels, refuse toute position qui placerait ceux qu'elle
visite en position humiliante.
Ses élans n'ont pas manqué de provoquer bien des froncements
de sourcils dans la famille royale. Le « style » Diana décoiffait.
Surtout quand il devint évident qu'au-delà d'afficher une
image plus moderne il reflétait un autre rapport aux gens. La jeune
femme a dû brider ses impulsions, et il lui arriva de douter de son
rôle. « Du jour où je suis rentrée dans cette famille,
plus rien, de toute façon, ne pouvait se faire naturellement! »
C'est donc la foule qui, peu à peu, lui a donné confiance.
Ce sont les malades, les enfants, les exclus qu'elle visitait avec une assiduité
inédite qui l'ont convaincue de la justesse de son approche et de
son don du contact.
Et c'est en eux que, en des moments difficiles, elle a puisé une
énergie et presque une raison de vivre. « Je me sens proche
des gens, quels qu'ils soient. On est d'emblée au même niveau,
sur la même longueur d'onde. C'est pour ça que je dérange
certains cercles. Parce que je suis beaucoup plus proche des gens d'en bas
que des gens d'en haut, et que ces derniers ne me le pardonnent pas. Parce
que j'ai une vraie relation de proximité avec les plus humbles. Mon
père m'a toujours appris à traiter quiconque comme un égal.
Je l'ai toujours fait et je suis sûre que Harry et William en ont
pris de la graine. »
IL est des valeurs sur lesquelles la mère du futur roi ne transige
pas. C'est une jeune femme déterminée qui parle. Une princesse
de trente-six ans qui ne sait pas encore quel cours suivra sa vie personnelle
mais qui, quoi qu'il arrive, entend poursuivre son engagement. « Etre
en permanence dans l'oeil du public me confère une responsabilité
particulière. Notamment celle de jouer de l'impact des photos pour
faire passer un message, sensibiliser le monde à une cause importante,
défendre certaines valeurs. » Ambassadrice? Porte-parole de
prestige? « Si je devais définir mon rôle, j'utiliserais
plutôt le mot de messager. »
Ses obligations officielles ont fondu avec la prononciation de son divorce
et ses interventions ne sont plus le fait que de son seul choix. Là
encore, elle affiche sa liberté. « Personne ne peut me dicter
ma conduite. Je travaille à l'instinct. C'est mon meilleur conseiller. » La lutte contre les mines antipersonnel, le sida, la recherche contre
le cancer, les léproseries la photo la représentant serrant
les mains de lépreux aurait fait plus pour démythifier la
maladie que les campagnes de presse organisées depuis vingt ans ,
demeurent ses priorités.
Mais que de controverses, d'humiliations, de débats. « A chaque
fois! », soupire-t-elle. Une visite dans un centre de sans-abri, et
on l'accuse de vouloir embarrasser le gouvernement conservateur. Un geste
de tendresse envers un malade du sida (au début des années
80), et certains conservateurs y voient une indulgence coupable pour l'immoralité.
Son contact spontané, en Inde, avec des « intouchables »? Les vieux amis de l'Empire s'étranglent à l'unisson. Sa
visite à Lahore, dans l'hôpital créé par Imran
Khan, le mari de son amie Jemima? La presse embraye sur l'accusation de
Benazir Bhutto jugeant scandaleux le soutien politique apporté ainsi
par Diana à son hôte, considéré comme un opposant.
Sa présence dans une salle d'opération africaine lors d'une
transplantation cardiaque? On l'accuse d'indécente coquetterie,
les journaux focalisant l'attention du public sur un cliché la représentant
en gros plan, masque de chirurgie sur le visage, et les yeux... maquillés! « La presse est féroce, dit-elle. Elle ne pardonne rien, elle
ne traque que l'erreur. Chaque intention est détournée, chaque
geste critiqué. Je crois qu'à l'étranger, c'est différent.
On m'y accueille avec gentillesse, on me prend comme je suis, sans a priori,
sans guetter le faux-pas. En Grande-Bretagne, c'est le contraire. Et je
crois qu'à ma place n'importe qui de sain serait parti depuis longtemps.
Mais je ne peux pas. J'ai mes fils. »
L'ÉPISODE le plus frappant fut probablement son voyage en Angola,
au début de cette année. La princesse avait préparé
de très longue date ce déplacement organisé par la
Croix-Rouge, destiné à attirer l'attention sur le drame des
victimes de mines antipersonnel (plus de 70 000 Angolais) et soutenir la
campagne mondiale visant à les interdire.
On la vit donc passer des heures à écouter les témoignages
de jeunes gens mutilés par les mines, des médecins, des démineurs.
On la photographia portant armure et visière blindée pour
traverser un champ de mines et suivre les opérations de désamorçage.
Mais c'est Londres qui déclencha les gros titres, et la polémique,
une fois de plus, prit le pas. Les milieux conservateurs se déchaînaient,
le Foreign Office restait tapi dans l'ombre.
« Un canon devenu fou », lâchait un député,
comte de son état. « Une naïve, mal conseillée et
totalement irréaliste! », affirmait avec commisération
un autre représentant. « Mal informée surtout, raillait
un speaker en esquissant un parallèle douteux avec Brigitte Bardot.
Le sujet est beaucoup trop compliqué pour sa petite tête d'oiseau. » Rarement critiques avaient atteint un tel degré. Jamais misogynie
n'était apparue avec tant de force. Le gouvernement se tut officiellement,
mais son malaise était évident, étant donné
son obstination à juger « efficace, nécessaire pour nos
forces armées » un certain type de mines. Diana fut profondément
blessée. Encore la campagne conservatrice obligea-t-elle toute la
presse à braquer ses projecteurs sur l'Angola. « La polémique
a ruiné une journée de travail, mais décuplé
la couverture média. »
Alors elle ne cache pas sa joie devant la décision immédiate
du gouvernement travailliste de rallier les pays prônant l'interdiction
totale des mines. « Sa position sur ce sujet a toujours été
claire. Il va faire un travail formidable. Son prédécesseur
était tellement désespérant. J'espère que nous
parviendrons à convaincre les Etats-Unis de signer en décembre,
à Ottawa, la charte d'interdiction. » Car il s'agit bien d'un
engagement à long terme. Elle ne fait pas de « politique »,
mais de l'« humanitaire ». Et elle entend suivre les dossiers.
Malgré quelques échardes.
« Au fil des ans, j'ai dû apprendre à me situer au-dessus
de la critique. Mais l'ironie fait qu'elle m'a été utile en
me donnant une force que j'étais loin de penser posséder.
Cela ne veut pas dire qu'elle ne m'a pas blessée. Au contraire. Mais
cela m'a communiqué la force de continuer sur le chemin que j'avais
choisi. »
Ce n'était donc pas l'affaire du « baiser sur le yacht »
qui allait lui faire renoncer, mi-août, au voyage en Bosnie. Le message
sur les mines y perdra de sa force, mais Diana prouvera qu'on ne l'intimide
plus, que les paparazzi ne gouvernent pas sa vie et qu'elle sait maintenir
le cap.
La sincérité, dit-elle. Tout est là. Comme sur la photo
de Lahore... On ne fait rien de bien qu'on ne ressente avec son coeur. « Rien ne me communique plus de bonheur que d'essayer d'aider les plus vulnérables
de cette société. C'est un but et une partie désormais
essentiels de ma vie. Une sorte de destin. Quiconque en détresse
m'appellera, j'accourrai, où qu'il soit. »
She is wearing a short, sleeveless dress that matches her eyes unless it is her eyes that are reflecting it , a string (/necklace) of large pearls and high-heeled shoes. A calm assurance is signalled by her smile and the supple, gracious gesture with which she extends her hand. Above all, she seems free, and this naturalness is a pleasant surprise in one whom protocol suggests (/recommends) be addressed as "Ma'am" (a contraction of "Madam", not to be confused with the famous "Ma'am Scarlett" uttered by a black nanny in a legendary American movie). But, after all, did not she spontaneously accept the principle of a conversation about a photo? She was enchanted with the idea, was the immediate response to the letter. She was willing to go along with it. As for the photo, there was no lack of choice. Since each of her pictures had appeared in a thousand publications, we would make an exception to the rule for once and propose to the Princess, certainly the most photographed person in the world, that I (/we) would bring along a selection of photos for her to choose from (/from which she would make her choice).
Diana suggests we go upstairs to the sitting-room [2]. It is a welcoming, feminine room, in pastel colours, with gradations of beige, a few pieces of antique furniture and comfortable chairs, and, wherever possible, photos in wooden or silver frames. Photographs, notably, of her two sons, William and Harry ; others of her two sisters and brother ; and one of her deceased father, Earl Spencer. The Princess has apparently drawers full of photos.But what interests her today is the selection made by Le Monde. No stolen, private or intimate photos. But the well-known photos of a public figure, which, by focussing attention on a social problem or a humanitarian cause, have reinforced the myth of a princess of hearts (/kind-hearted princess).
Diana looks at them one by one, enthusiastically identifying each one, where, when, with whom... "I pay great attention to people," she says, "and I remember them. Each encounter, each visit is special." A children's hospital (/hospital for children), a homeless shelter (/shelter for the homeless), a rehabilitation centre, an AIDS research laboratory, a refuge (/shelter) for battered (/abused) women (/battered women's shelter), a lepers' tent in Zimbabwe, a food ((relief)) camp in Nepal... But the princess stops. In her hand, the photocopy of a photograph taken in 1996 in Pakistan. "This little boy died [3]," she says without taking her eyes off the picture. "I ((had)) sensed it before taking him in my arms. I remember his face, his pain, his voice... This photo is very dear to me." She puts it on one side (/aside) at the end of the sofa, and continues, less attentively (/somewhat absent-mindedly), to glance (/go) through the rest of the photos. From time to time she bursts out laughing when one of them catches her (/surprises her) in an overly official pose (/posture). But she comes back to the photo of the little boy (/child). If she has to choose one, "this is the one," she says, "quite definitely (/without any hesitation)."
What is there to explain? It's neither posturing nor image-seeking. The photo moves her "because it's real (/true)," that's all. Surrounded by the families [4] of other sick children, on this day in February 1996 the princess felt at one (/home), in harmony, in sympathy, in "communion" with the group. Her emotion was not put on (/feigned), her contemplation (/concentration) was deep. The little child's heartbeats (/the beating of the little boy's heart), she says, were the most immediately important thing (/important thing of the moment). She wished she had been able (/would have liked) to communicate her strength, her health, her love to him. How can one talk (/speak) of a princess at work? [5]
1. X reçoit = X is at home : formule héritée de l'époque de la haute société londonienne, avec ses grandes maisons, ses domestiques et ses cartes de visite.
2. Ambiguïté transatlantique de first/second floor (premier/deuxième étage). Nombre de lecteurs du Globe and Mail étant au fait des différences de dénomination de chaque côté de l'Atlantique risqueraient de se demander si "first floor" ou "second floor" se rapportait à une réalité nord-américaine ou à une réalité européenne. Un salon privé est le contraire d'un salon public, lequel est une salle de réception. Une sitting-room est privée. La traduction proposée évite l'ambiguïté par une modulation, upstairs, ce qui en même temps renforce l'intimité d'un salon privé.
3. The significance of what she says is that the boy died soon after she met him, as a result of his illness; it is not the fact of his being dead at the time of the interview which is relevant.
4. The French parents is polysemous; the meaning of the context is that of family relatives, not that of biological (or adoptive) parents.
5. There is a considerable difference of meaning between "parler de la princesse au travail" and "parler de princesse au travail": in the former she is effectively working, whereas in the latter one wonders if in fact this is a princess who regards her official engagements as "work".