Un roman imparfait, mais le plus puissant qu'ait écrit Michel Tremblay, et à des années-lumière de ses dernières bluettes sentimentales.
Dans son dernier roman, Un objet de beauté, Michel Tremblay crée de toutes pièces un peintre de la Renaissance, à qui il donne la parole, et dont il décrit longuement les oeuvres, qui auraient été plagiées par Léonard de Vinci et quelques autres barbouilleurs de son époque.
Il s'appelle Marcello del Plato Monte Royale, dit Marcello (1459-1548).
Vous voilà bouche bée. Je le suis, moi aussi. Et vous serez encore plus ahuri quand vous lirez le roman (car vous le lirez). Quand vous découvrirez que les personnages de la grande fresque peinte par Marcello dans la chapelle Sixtine viennent tout droit de la ménagerie de Michel Tremblay: la "grosse femme", Albertine et son Marcel, etc.
Le texte est à la fois d'une rouerie et d'une naïveté proprement invraisemblables. Le romancier fait dire, par exemple, à Piero della Francesca: "Comment tu fais, Marcello, ta perspective est toujours parfaite, alors que mes personnages à moi..." Il fait cohabiter les vocabulaires les moins compatibles, "une venelle pentue derrière le Vatican" et des personnages "paniqués". Il souffle à tous vents une érudition de papier mâché, accumule les clichés, les phrases ridicules.
"Eppur', si muove!" disait Galilée. Et pourtant, ça marche! On est emporté par ce torrent de mots, par une conviction, un plaisir d'écrire si hénaurmes, si évidents, que pas un instant, malgré toutes sortes de réticences, on ne songe à interrompre sa lecture. Michel Tremblay livré sans retenue à la folie de l'écriture, c'est assez extraordinaire.
Si je dis qu'Un objet de beauté est le roman le plus puissant qu'ait jamais écrit Michel Tremblay - à des années-lumière des bluettes sentimentales qui l'ont précédé ces dernières années -, on voudra bien exclure de cette opinion toute idée de perfection. Il s'agit là, au contraire, d'un roman extrêmement imparfait, mêlant de façon incongrue, comme je l'ai dit, les registres de langage les plus divers, la vulgarité et la préciosité, confondant l'invraisemblable et le fantastique, permettant au narrateur d'intervenir à tout propos dans le récit pour nous faire part de ses sentiments et, enfin, désobéissant aux lois les plus communément reçues de la composition romanesque. Michel Tremblay s'avance, ici, splendidement armé de tous ses défauts, les exhibant avec une totale impudeur. Mais, en littérature, les défauts ont cette propriété singulière de se transformer en qualités, lorsqu'ils sont mis au service d'une puissance de langage.
Un objet de beauté
Aujourd'hui, tout le monde a déménagé. Tout le monde. La famille au grand complet. Et plus rien ne ressemble plus à rien. Il a vu sa grand-mère Victoire mourir, il a même cru voir son âme s'envoler au ciel, sa mère est de plus en plus songeuse, renfermée et vindicative en même temps, sa soeur passe ses journées dans un bain trop chaud malgré les recommandations du médecin qui prétend qu'elle se fait bouillir comme un homard et que ça l'affaiblit dangereusement, ses cousins ne lui parlent presque plus parce qu'ils ont peur de lui - c'est du moins ce qu'il ressent en leur présence, parce que jamais ils ne la sollicitent -, son oncle Édouard, le frère cadet de sa mère, continue à se prétendre duchesse dans un monde où chacun peut devenir ce qu'il veut, et son oncle Gabriel boit parce que...
Parce que sa tante Nana va mourir.
Michel Tremblay
Les premières pages, superbes, nous plongent dans le petit enfer d'Albertine et de son fils Marcel, le demeuré, réduits à survivre dans un sous-sol minable, rue Sherbrooke, près de Saint-Denis; Albertine, plus elle-même que jamais, enveloppée de sa rancoeur comme d'un somptueux manteau, toujours au bord de la tragédie, Marcel, âgé de 22 ans maintenant, âme d'enfant dans un corps d'homme, qui s'invente des récits imaginaires - films, romans - pour échapper à la violence qu'il sent monter en lui. C'est lui, bien sûr, qui a créé Marcello del Plato Monte Royale: invraisemblable, mais vrai. Il a également imaginé, entre autres fictions consolantes, un roman à la Gabrielle Roy dans lequel il décrit, avec une intensité à peine soutenable, un feu de brousse en Saskatchewan.
Mais je ne vais pas signaler tous les passages du roman qui seraient dignes de l'anthologie. Ils sont nombreux. Nombreuses, aussi, les pages où l'intérêt risque de flancher, tant Michel Tremblay prend des risques. Autour d'Albertine et de Marcel, qui occupent le centre de l'action, tournent des personnages d'importance diverse: la "grosse femme", qui a une mort digne d'elle, Thérèse, qui n'en fait qu'à sa (mauvaise) tête... Tous se retrouveront, à la fin, sauf la "grosse femme", dans l'ancien logement de la rue Fabre, pour une fin qui ressemblera, inévitablement, à une démolition.
Il m'est venu une pensée un peu étonnante en sortant du roman. Je me suis souvenu du livre autobiographique de Fernand Dumont, dans lequel il parle du travail qu'il n'a cessé de faire, sa vie durant, pour rapprocher la culture populaire, celle de son enfance, de la culture savante, qu'il pratiquait avec ferveur. Il y a de cela, me semble-t-il, chez Michel Tremblay, dans Les Belles-Soeurs comme dans Un objet de beauté, le heurt de deux cultures difficilement accordées. C'est à se demander si ce conflit n'est pas une des causes fondamentales de la difficulté que nous avons, Québécois, à nous exprimer complètement. Mais les choses, chez Tremblay, se passent de façon moins ordonnée que chez Fernand Dumont; il est, lui, écrivain, brasseur de mots, non philosophe. Et son monde, à lui, est d'une tristesse infinie. Privilège d'artiste.
Si, par ailleurs, vous sentez le besoin de méditer un peu sur l'écriture, la lecture, le livre, vous serez peut-être bien avisé de le faire en compagnie de Suzanne Jacob, dont le bel essai intitulé La Bulle d'encre remportait il y a quelques mois le Prix de la revue Études françaises, à l'Université de Montréal. C'est tout à fait un livre de Suzanne Jacob: d'une pensée exigeante, voire têtue, délicieusement compliquée à l'occasion, usant de tous les moyens, fiction aussi bien que réflexion, pour faire passer des convictions profondément senties. Elle plaide passionnément pour l'autre, pour l'autrement - contre ce qu'elle appelle le "vécu", le "terminé" -, pour ce qui permet d'échapper à la "fiction dominante". C'est dire qu'il y a de la polémique dans l'air, de la protestation. Mais l'ouvrage est porté, avant tout, par la passion de créer, d'inventer. En guise de conclusion, Suzanne Jacob nous communique son admiration pour deux grands livres: le Monsieur Melville de Victor-Lévy Beaulieu (oui, c'est un grand livre) et La Mort de Virgile de Hermann Broch.
An imperfect novel, but the most powerful that Michel Tremblay has written, and light-years ((away)) from his recent sentimental fluff (/froth /trifles).
In his latest novel, Un objet de beauté (A Thing Of Beauty) [1], Michel Tremblay literally invents a Renaissance painter, to whom he gives voice (/speech). He gives a lengthy description of his works, allegedly plagiarized by Leonardo da Vinci and a few other daubers of the time.
His name is Marcello del Plato Monte Royale, known as Marcello (1459-1548).
You are open-mouthed. And so am I. And you will be even more stunned when you read the novel (since you will read it). When you find out that the figures in the great fresco that Marcello paints in the Sistine Chapel come straight out of Michel Tremblay's menagerie: the "fat woman", Albertine and her Marcel, etc.
The text is quite improbably both cunning and naïve. The novelist has Piero della Francesca, for example, say: "How do you do it, Marcello, your perspective is always perfect, whereas my figures..." He brings together the most incompatible vocabularies, "a sloping alley (/lane) behind the Vatican" and "jittery" characters (/characters that have the "jitters"). He pours forth a papier-mâché erudition, and piles up clichés and ridiculous sentences.
"Eppur', si muove!", Galileo said. Nevertheless, it works! One is swept (/carried) away by this torrent of words, by a conviction and an enjoyment of writing so colossal (/monstrous) and so obvious, that not for one instant, in spite of all sorts of reticence (/reservations), does one dream of putting the book down. Michel Tremblay unrestrainedly given over to writing frenzy, it is quite extraordinary.
If I say that Un objet de beauté is the most powerful novel that Michel Tremblay has ever written light-years away from the recent sentimental fluff (/froth /trifles) of the past few years (/that preceded it) , one should exclude from this opinion any idea of perfection. We are dealing here with a novel that is, on the contrary, full of imperfections, mixing incongruously, as I said, the most diverse language registers, vulgarity and preciosity, mingling the improbable and the fantastic, allowing the narrator to intervene at every turn in the story ((in order)) to tell us about his feelings, and, ultimately (/finally), disobeying the most commonly accepted rules of fiction-writing. Michel Tremblay advances, here, splendidly armed with all his faults (/defects), flaunting (/parading) them with total shamelessness (/immodesty). But, in literature, faults (/defects) have the singular property of turning into qualities when they are in the employ of the power of language.
Today everyone moved. Everyone. The whole family. And nothing makes sense any more. He saw his grandmother Victoire die, he even thought he saw her soul fly up to heaven, his mother is more and more pensive, both withdrawn and vindictive, his sister spends her days in a bath that is too hot despite the doctor's warnings that she is boiling herself like a lobster and that it is dangerously weakening her, his cousins hardly speak to him any more because they are afraid of him - at least that is what he feels in their presence, because they never seek him out -, his uncle Édouard, his mother's younger/youngest brother, carries on claiming to be a duchess in a world where anyone can be what they want, and his uncle Gabriel drinks because...
Because ((his)) Aunt Nana is going to die.
But I am not going to mention all the numerous passages in the novel worthy of becoming classics. Numerous also are the pages where interest is likely to wane (/flag), as Tremblay takes many risks. Around Albertine and Marcel, who are the focus of action, move characters of varying importance: the "fat woman", who has a fitting death, Thérèse, who goes her own "sour" way... They all finish up, except the "fat woman", back in the old apartment ((building)) on Fabre Street, for an ending that resembles, inevitably, a demolition.
A somewhat astonishing thought occurred to me when I put down the novel. I remembered the autobiographical book by Fernand Dumont, in which he speaks of his lifelong unceasing effort to bring together the popular culture of his childhood and the learned culture of which he was a fervent practitioner. There is something of that, it seems to me, in Michel Tremblay, in Les Belles-Soeurs as in Un objet de beauté (/A Thing Of Beauty), the clash of two cultures that are difficult to reconcile (/two, almost irreconcilable, cultures). One wonders if this conflict is not one of the fundamental causes of the difficulty we Quebecers have in expressing ourselves completely (/Quebecers have in expressing themselves completely [2]). But things in Tremblay's world happen in a less ordered way than in Fernand Dumont's; Tremblay is a writer, a wordsmith (/a weaver of words), not a philospher. And his world is infinitely sad. An artist's privilege.
If, moreover, you feel the need to meditate a little about writing, reading and books, you would perhaps be advised to do it in company with Suzanne Jacob, whose fine essay entitled La Bulle d'encre ("The Ink Bubble/Drop") won the prize awarded by the University of Montreal journal Études françaises a few months ago. It's a book altogether typical of Suzanne Jacob: the thinking is (/thoughts expressed are) demanding, obstinate even, sometimes deliciously complicated, making use of every means, fiction as well as reflection, to get across deeply-held convictions. She pleads passionately (/with passion) for the other, for otherwise against what she calls the "lived", the "ended" , for what allows an escape from "prevailing fiction". You can certainly say this is a work of controversy and protest. But it is sustained, above all, by a passion to create, to invent. In the way of a conclusion, Suzanne Jacob tells us of her admiration for two great books: Victor-Lévy Beaulieu's Monsieur Melville (yes, it is a great book) and Hermann Broch's The Death of Virgil.
1. Note sur les titres : celui du roman de Tremblay a été traduit A Thing Of Beauty (tr. Sheila Fischman, Talon, 1998). Les Belles Soeurs et Monsieur Melville restent les mêmes en anglais. La Bulle d'encre n'aurait pas été traduit. Le roman de Broch, écrit en allemand, porte le titre The Death Of Virgil dans sa version anglaise (tr. Jean Starr Untermeyer, Pantheon, 1945).
2. La traduction dépend du "point de vue" : si la traduction est vue comme relevant de la voix de Gilles Marcotte, alors "we Quebecers... ourselves" ; si elle est présentée comme celle du traducteur, alors "Quebecers... themselves". Peut-être le premier point de vue est-il le meilleur, certainement le plus authentique.