J.-F. Féraud, Dictionaire critique: Préface de 1787 |
A LA renaissance des Lettres, la critique a été
nécessaire pour faciliter l'intelligence des Langues
anciènes, et pour en faire conaître le génie
et les beautés. Elle ne l'est pas moins aujourd'hui, pour
contribuer à la perfection des langues modernes & pour en
arrêter la décadence & la dépravation. Et
parmi celles-ci, on peut dire qu'il n'en est aucune, à
laquelle le secours de la critique soit plus utile, que la Langue
Française, la plus délicate, la plus dificile, la
plus modeste, la plus exacte, la plus énemie des licences,
des innovations; et qui est pourtant parlée et
écrite par le Peuple le plus amoureux des
nouveautés, et chez qui tout est mode; la Science, la
Médecine, le Langage; la Religion même, ainsi que
la parûre.
On a dit, et l'on
répète tous les jours, que notre Langue a
été fixée dans le dernier siècle; et
les Critiques de ce temps-là y ont autant et peut-être plus contribué que les grands Écrivains
en tout genre, que ce siècle si fameux a réunis:
mais elle n'est à-peu-près fixée que pour
le fond et les principales règles du Discours: elle ne
l'est point et ne saurait l'être pour le détail des
locutions, des expressions, des tours de phrâse même.
Il est une foule, non-seulement de termes & de mots, mais de
manières de parler, de régimes, de constructions,
en usage dans le siècle pâssé, qui sont
suranés aujourd'hui; et l'on en rencontre, plus qu'on ne
pourrait penser, dans nos plus grands Écrivains et dans
ceux-là même, qu'on regarde comme classiques.
D'aûtre part, il y a un grand nombre de mots nouveaux, de
nouveaux tours de phrâse, de nouvelles expressions, que
l'usage a introduits, qui étaient inconnus au
siècle précédent et qu'on y aurait peut-être traités de barbarismes et de méprisables
nouveautés. = Ajoutez-y l'Ortographe des mots comuns aux
deux siècles, ou des analogues, sur laquelle on
peut dire, qu'on n'a jamais eu de principes bien assurés,
sur laquelle on n'en a pas même encôre de bien
constans, et qui a toujours été la partie la plus
négligée.
Ces variations de l'Usage,
constatées par les variantes des Dictionaires les plus
estimés, et même du Dictionaire de
l'ACADÉMIE, dans ses diverses Éditions;
l'incertitude et l'insufisance des Règles; les diverses
opinions des Gramairiens et des Critiques; les diférentes
pratiques des Auteurs et des Imprimeurs, font naître tous
les jours des doutes et des dificultés. Et il n'est
persone, parmi ceux, qui ont voulu étudier leur Langue
avec quelque soin, qui n'ait reconu et éprouvé
l'insufisance des moyens et des ressources en ce genre.
Il en est de trois espèces;
les GRAMAIRES et les RÈGLES générales; les
EXEMPLES, qu'on trouve dans les Dictionaires, et les Recueuils
de REMARQUES et d'Observations critiques sur la Langue. = Les
Règles sont en trop petit nombre, souvent
obscûres, toujours dificiles à comprendre, plus
dificiles encôre à retenir; et encôre plus
mal-aisées à apliquer aux câs particuliers.
Qui peut se flater de les conaître toutes? Qui peut
en charger sa mémoire et compter sur sa
fidélité? Et pour supléer à son
défaut, que de Livres ne faut-il pas parcourir? A quels
endroits de ces Livres faut-il les chercher? Les
dificultés dégoûtent; et l'on abandone des
recherches pénibles et qu'on a souvent
éprouvé être infructueûses. = Les
Exemples, qu'on troûve dans les Dictionaires sont
de deux sortes: les uns ont été puisés dans
les Auteurs; les aûtres ont été
composés à plaisir par les Lexicographes.
L'ACADÉMIE a préféré cette
dernière méthode, qui a ses avantages. Il parait
pourtant que le plus grand nombre des lecteurs aime mieux la
première; et dans les Dictionaires de RICHELET et de
TRÉVOUX, on lui a doné la préférence,
quand on a pu le faire. Mais ce qui est comun aux deux
méthodes, c'est que ces Exemples sont souvent
anciens, recueuillis des premières Editions; quelquefois
contraires entr'eux, presque toujours destitués de
remarques; et que n'étant pas apréciés au
flambeau de la critique, ils sont souvent plus propres à
égarer qu'à guider dans ce labyrinte. = Les
Remarques et les Observations seraient plus utiles
pour résoudre les doutes, si elles étaient en plus
grand nombre; si elles s'étendaient à tous les mots
de la Langue, qui en sont susceptibles; si plusieurs n'avaient
pas vieilli avec les expressions, qu'elles critiquent, ou
qu'elles aproûvent; si elles n'étaient pas
quelquefois oposées les unes aux aûtres; si elles
étaient toujours fondées en principes; si elles
n'étaient pas souvent arbitraires, et le fruit du caprice
ou du goût particulier des Auteurs. Les Juges, dans cet
Empire gramatical, ont besoin d'être jugés eux-mêmes. Dâilleurs, ces Remarques ont
l'inconvénient des Règles: elles sont
éparses dans diférens livres, et y sont
entassées sans méthode. LA TOUCHE est le seul, qui
les ait rangées par ordre alphabétique, et La
Touche est peu conu et peu consulté. = Outre cela, il
est un grand nombre d'Observations judicieuses et utiles,
répandûes dans les diférentes Gramaires, dans
les Journaux de Litératûre, dans les Comentateurs
de nos Poètes et autres Écrivains, non moins
dificiles à retrouver au besoin, plus dificiles
même, parce qu'on n'a pas la ressource des Tables pour les
chercher. Et quand nous n'aurions fait que les réunir dans
un même ouvrage, et les disposer dans l'ordre le plus
comode pour en faciliter la recherche, nous croirions toujours
avoir rendu un grand service, non seulement à toutes les
Nations, chez qui notre Langue et notre Litératûre
sont familières; non seulement aux jeunes gens et aux
habitans des diférentes Provinces de France, à qui
ce secours est absolument nécessaire, mais aux
Français même de la Capitale, sans en excepter les
Gens de lettres, souvent plus ocupés des chôses et
des pensées que de l'emploi et de l'arrangement des mots,
et plus jaloux de l'élégance que de la correction
du style, quoiqu'il ne puisse y avoir de véritable
élégance sans correction.
Mais nous n'avons pas borné
là notre travail. Nous avons joint aux Remarques
des Gramairiens et des Critiques, qui nous ont
précédés, un nombre si considérable
d'Observations gramaticales et critiques, qu'elles
égalent, si elles ne le surpâssent, l'ensemble de
toutes celles qu'on troûve répandûes dans les
bons Auteurs, qui ont travaillé sur la Langue
Française (1). Nous ne nous
sommes pas contentés de raporter leurs remarques, nous en
avons fait quelquefois la critique, avec les égards que
méritent des Auteurs si estimables, et qui nous ont
été si utiles pour la composition de ce
Dictionaire.
Ce n'est donc pas ici un Ouvrage
de pure compilation, et nous espérons qu'on ne nous fera
pas l'injustice de nous apliquer ce que dit M. l'Abbé
de Fontenai, au sujet d'une aûtre production
litéraire, que: "c'est un de ces Livres, fait sur des
livres, un de ces livres retournés, qui ne
corrigent rien, ne rectifient rien.
Ce n'est pas non plus simplement
une nouvelle Édition plus ample du Dictionaire
Gramatical: c'est un Ouvrage tout diférent. Ce qui
fait le principal du premier n'est qu'un faible accessoire du
Second. Celui-là n'est, dans le fonds, qu'une Gramaire
Alphabétique, plus complète, à la
vérité, et mise dans un arrangement plus comode
pour ceux, qui veulent consulter. Celui-ci est un vrai
DICTIONAIRE CRITIQUE, où la Langue est complètement
analysée. C'est un Comentaire suivi de tous les
mots, qui sont susceptibles de quelque observation; un
Recueuil, qui laisse peu à desirer; des
Remarques, qui peûvent éclaircir les doutes
et lever les dificultés, que font naître tous les
jours les bizârres irrégularités de l'Usage.
C'est la Critique des Auteurs et l'examen, la comparaison,
critique aussi, des divers Dictionaires. Nous ôsons croire
qu'il réunit les avantages de tous, et qu'il y ajoute des
utilités, qui ne se troûvent dans aucun. = Le
Dictionaire de TRÉVOUX et le VOCABULAIRE FRANÇOIS
ont plutôt pour objet la Nomenclatûre des Arts et des
Sciences, commune à toutes les Langues, que les
Règles de la Langue Française en particulier. Du
moins, elles n'en sont pas l'objet principal, et l'on ne s'y est
pas étudié à en discuter fort au long les
principes. = L'ACADÉMIE, dans son Dictionaire,
s'est abstenûe de toute critique; et elle a presque
toujours renvoyé aux Gramaires le détail des
instructions. Comme Juge Souverain, elle prononce ses
Arrêts, sans en énoncer les motifs: et ces
arrêts sont les exemples qu'elle done, ou le silence
qu'elle garde. Par les uns, elle avertit de ce qui est
bon: par l'aûtre, elle semble indiquer ce qui ne
vaut rien. Elle a eu de bones raisons pour préférer
cette méthode, et il ne nous apartient pas de les
aprofondir. Après les services si importans, qu'elle a
rendus et qu'elle rend encôre aux Lètres et à
la Langue, ce serait être bien ingrat que de les
méconaître, sous prétexte d'en exiger de plus
grands, auxquels peut-être même sa dignité et
sa prudence s'opôsent. Mais, outre que cette méthode
est peu satisfaisante pour les Savans, elle est assez peu utile
à ceux, qui ne le sont pas, parce qu'elle supôse une
parfaite conaissance de la Gramaire, précédemment
aquise. = Le Dictionaire de Richelet ne peut
qu'égarer ceux, qui le prendraient aujourd'hui pour guide.
Le Richelet Portatif, quoique rédigé avec
beaucoup de soin et de goût, n'est qu'un
abrégé trop court et trop concis, pour satisfaire
les voeux et les besoins de ceux, qui veulent bien parler et bien
écrire en français.
Nous avons donc travaillé
à réunir les avantages de ces diférens
Dictionaires et à, y en joindre de nouveaux, que du moins
du côté de l'utilité, nous croyons fort
supérieurs. Les aûtres n'instruisent guère
que par des définitions et par des exemples, et par
quelques remarques assez rares: nous ajoutons à ces
instructions, celles d'un nombre immense de remarques et
d'observations. Ceux, qui ont puisé les exemples dans les
Auteurs, nous aprènent ce qui a été
dit. L'Académie, qui ne cite persone, qui
propôse des exemples de son chef, et décide
d'autorité, veut nous aprendre ce qu'on doit dire,
mais ne nous enseigne pas pourquoi on doit le dire. Nous,
aidés des aûtres Gramairiens, des aûtres
Critiques et des aûtres Dictionaires, nous examinons ce qui
a été dit; nous proposons ce qu'on doit dire; nous
relevons ce qui a été mal dit, et nous aprenons
à le mieux dire.
Pour cela, nous considérons
chaque mot relativement et à ce qu'il a de
matériel, comme composé de sons et de
caractères; et à ce qu'il ofre de spirituel
(qu'on nous permette ici l'emploi détourné de ce
terme) dans l'idée qu'il réveille dans
l'esprit et dans la manière dont il l'énonce
par le langage. L'Ortographe et la Prononciation
ont raport au premier chef. Les Définitions des
mots, les diverses Acceptions, dans lesquelles on les
emploie; leurs Régimes, leurs Synonymes, les
divers Styles, où certains mots sont
employés, ont raport au second chef. La
Construction des mots dans la phrâse tient à
l'un et à l'aûtre. On en peut dire autant des
barbarismes, néologismes,
gasconismes, anglicismes, etc. = Disons un mot
sur chacune de ces branches de notre travail.
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