J.-F. Féraud, Dictionaire critique: Préface de 1787

¶ ORTOGRAPHE.
     I. L'Ortographe et la Prononciation sont deux soeurs de la même mère, et ce devrait être deux soeurs jumelles: elles auraient dû naître en même temps et avoir la plus parfaite ressemblance possible. Les sons, exprimés par la Prononciation, sont les images des idées; et les caractères, tracés par l'Ortographe, sont les images des sons. Il devrait donc y avoir entr'eux une exacte correspondance. Il est vrai que ce sont des signes arbitraires et des images de convention; mais, dès qu'ils ont été adoptés par l'usage, il est raisonable qu'ils gardent entr'eux les mêmes raports. Que si l'on cherche laquelle des deux soeurs doit être soumise à l'aûtre, il paraîtra évident que ce doit être l'Ortographe, dont la Prononciation est la soeur ainée; puisque les Langues ont été parlées avant que d'être écrites; que la Prononciation tient immédiatement aux idées et que l'Ortographe n'y tient que médiatement et par l'entremise de la prononciation. Celle-ci changeant, l'aûtre doit changer avec elle. Si elle se livre à la légèreté et à l'inconstance, ou si se piquant par caprice ou par paresse d'une constance déplacée, elle continûe à employer les mêmes caractères pour exprimer des sons, qui ont changé, la confusion succède à l'ordre, l'usage se contredit lui-même; et le défaut de correspondance fait naître sans cesse des doutes, des contradictions et multiplie les dificultés.
     Il était arbitraire sans doute et peut-être indiférent qu'on exprimât le son, qu'on a apelé e, par ce caractère simple, ou par la diphtongue ai ou oi; mais après qu'on est convenu de représenter le son simple é par ai et le son double oa par oi, il devient déraisonable de continuer à employer le dernier, pour représenter deux sons si diférens. Il ne l'est pas moins d'employer, pour les mêmes sons, diférens caractères: nous en verrons bientôt des exemples. = Pourquoi encôre tant de consones inutiles et qui ne se prononcent point; et qu'y a-t-il de plus embarrassant? N'est-ce pas multiplier les êtres non seulement sans nécessité, mais encôre sans utilité et même avec le plus grand désavantage? = Les langues des Anciens n'avaient aucun de ces inconvéniens. Quoique nous n'ayions qu'une idée fort imparfaite de la manière, dont on les prononçait, il paraît pourtant à peu près démontré que les mêmes caractères exprimaient les mêmes sons, et qu'on n'employait dans l'ortographe aucune lettre inutile à la prononciation: tout ce qui s'écrivait, se prononçait, et l'on avait dans les caractères, tracés sur le papier, l'image fidèle des sons, que la bouche faisait entendre. = Il n'en est pas de même des langues de l'Europe, de celles mêmes, qui ont été le plus épurées et dont les hommes de génie ont tiré le meilleur parti. A l'exception de l'Italien et de l'Espagnol, qui se raprochent un peu plus des Langues anciènes, les autres sont hérissées d'une foule de sons rudes et de caractères superflus; et demandent le plus long usage pour déméler leurs inconséquences, leurs variations, et leurs disparates. Elles se ressentent toutes du mélange des Langues barbâres du Nord avec l'anciène Langue des Indigènes et celle des Romains, les premiers conquérans de l'Europe. Ce sont des Édifices gothiques, où l'on a prodigué sans ordre les ornemens de l'Architectûre anciène. Je ne parle ici que de l'Ortographe et de la Prononciation comparées. = La Langue Française n'est pas la moins surchargée de ces ornemens inutiles et embarrassans, employés en confusion. Outre cette multitude étonante de consones, qu'on écrit et qu'on ne prononce pas, elle présente aux yeux les mêmes caractères, pour exprimer diférens sons; et des caractères diférens, pour exprimer des sons, qui sont les mêmes. Par exemple oi sert à représenter le son de l'ê ouvert dans François, Anglois, conoître, je parois, j'aimois, je dirois, etc. etc. Et un son aprochant d'oa dans Loi, Roi, moï, Chinois, croître, etc. etc. Au contraire l'e ouvert est représenté de six manières diférentes; par e sans accent, fer, ouvert, etc. par ê marqué de l'accent circonflexe, tête, tempête; etc. par è marqué de l'accent grâve, accès; procès; succès, etc. et par l'une ou l'aûtre de ces diphtongues, ai, ei, oi, haine, peine, je ferois, ou je ferais, etc. = L'e fermé le peut être par e non accentué, aimer; par é afecté de l'accent aigu, recherché, fortuné, etc. et par la diphtongue ai, je ferai, je dirai etc. Le son de l'o est peint aux yeux de trois façons; par o orange; par au, auditoire; et par eau, bateau, rameau, etc. Le son composé in s'exprime tantôt par in, fin, divin; tantôt par ein, dessein, tantôt par ain, prochain, tantôt enfin par aim, faim, essaim, etc. = On ne troûve pas dabord de bones raisons pour justifier ces disparates et ces superfluités d'un luxe bien mal-entendu; et l'on est tenté de les attribuer au caprice ou à l'ignorance. Point du tout: elles sont le fruit d'une érudition déplacée et inconséquente. La fureur des étymologies, le respect outré pour les Langues anciènes, l'avantage qu'on imaginait à marquer l'origine des mots et leur descendance, et à faire sentir la quantité des voyelles par la réduplication des consones, et aûtres principes semblables, dont on s'est long-temps aplaudi, et dont on s'aplaudit encôre, sont les véritables caûses de l'état où est notre ortographe. Ce sont des Savans, qui l'ont dirigée; il aurait été à souhaiter que ce fussent des gens de goût sans érudition. Ils n'auraient pas transporté dans une Langue, où beaucoup de lettres ne se prononcent pas, l'ortographe d'une Langue (la Latine) où toutes les lettres se prononcent. = Pour comble d'embarras, ces règles, qu'ont inventées quelques Gramairiens, d'après un usage incertain et inconséquent, ne sont rien moins que générales. Cette réduplication des consones, qui avait pour principe le respect pour l'étymologie, ou l'envie de marquer la quantité des voyelles précédentes, a été souvent apliquée contre les lois de l'étymologie et de la prosodie. On écrit personne, donner, etc. etc. et tant d'aûtres mots avec deux nn, quoiqu'il n'y en ait qu'une dans le latin persona, donare, ou qu'il n'y ait point de mot correspondant en latin à ceux qu'on afuble de ces doubles consones, comme abandonner, environner, et tant d'aûtres. On écrit aujourd'hui aplanir, aplatir, etc. avec un seul p, quoique la syllabe soit brève dans ces mots, comme dans applaudir, appliquer, appeler, etc. qu'on écrit avec deux pp. = Quoiqu'on en dise, notre ortographe n'est point le fruit d'un usage réfléchi; et l'espèce de culte, que le grand nombre des gens de lettres lui rendent, me paraît être le fruit du préjugé et de l'habitude, plutôt que du raisonement et d'un goût épuré. = On objecte l'Usage, et c'est la réponse décisive à toutes les objections qu'on peut faire. Mais l'Usage a si souvent changé: pourquoi ne changerait-il pas encôre? Et quand cet Usage est incertain, déraisonable, inconséquent, incomode; pourquoi aurait-on pour lui un respect aveugle, poussé jusqu'au fanatisme? = Quand on comença à écrire, tête, tempête, croître, tantôt, etc. l'usage universel n'était il pas d'écrire, teste, tempeste, croistre, tantost, etc. quoiqu'on ne prononçât plus l's dans ces mots? Ne s'éleva-t-on pas alors contre ceux, qui introduisirent cette nouvelle ortographe, si raisonable? Et ne leur sait-on pas gré aujourd'hui d'avoir tenté de l'introduire? Pourquoi ceux, qui font aujourd'hui, avec modération, des tentatives aussi raisonables et aussi utiles, n'espèreraient-ils pas, au moins dans la postérité, le même succès, s'ils éproûvent dans leur siècle les mêmes contradictions? = Aûtrefois on prononçait François, nom de Peuple, comme on prononce encôre François, nom de plusieurs Saints: on prononçait je conois, je faisois, je dirois, comme on prononce rois, lois, emplois, etc. On croit que ce sont les Italiens, qui vinrent à la suite des deux Reines de Médicis, surtout de la derniere, femme d'Henri IV, qui firent changer la prononciation dans un grand nombre de ces mots ainsi terminés: ils prononçaient Francè, je conè, je faisè, je dirè, etc. et on les imita, dabord à la Cour et ensuite dans tout le Royaume. Les Praticiens seuls s'obstinèrent à conserver l'anciène prononciation, et l'on pardona long-temps aux Poètes de la faire revivre, quand la rime l'exigeait, et de faire rimer françois avec lois, choix, etc. que les Acteurs étaient obligés à prononcer à pleine bouche, comme s'exprime Vaugelas. Mais aujourd'hui, que cette prononciation parait ridicule, même au Barreau, et n'est souferte qu'avec peine au Théâtre; aujourd'hui que les Poètes ont renoncé à cette licence, pourquoi s'obstinerait-on à conserver dans l'ortographe des caractères, qui ne représentent plus le même son? Pourquoi écrire François, Anglois, etc. comme Chinois, Danois, etc. tandis que ces mots se prononcent si diféremment? Pourquoi ne pas écrire les premiers avec un ai, puisque ces deux lettres sont consacrées dans notre Langue, pour exprimer le son de l'è, que la prononciation fait entendre dans ces mots et dans un si grand nombre d'aûtres de cette espèce?
     De tout temps, le plus grand nombre des Gramairiens ont fait des voeux pour voir simplifier notre ortographe, et pour la voir débarrassée des superfluites, qui la surchargent, et des inconséquences, qui la déshonôrent. Plusieurs même ont fait des tentatives en ce genre, qui n'ont pas toujours été heureûse; mais qui ne laissent pas d'avoir ouvert et débarrassé en partie la route, que doivent suivre leurs successeurs. Sans parler d'une foule d'Aventuriers, Auteurs sans aveu, qui se sont rendus ridicules, en s'érigeant en Réformateurs de la Langue, et qui ont fortifié le préjugé favorable à l'anciène ortographe par l'excès de leurs innovations, plusieurs Auteurs estimables, chacun dans leur genre, ont proposé, ou même exécuté des réformes raisonables; Ramus, sous François I. et Henri II. Malherbe, sous Henri IV. Louis XIII.; sous Louis XIV. Richelet, dont le Dictionaire serait encôre très-utile, si l'on n'avait à lui reprocher que son ortographe; dans ce siècle, l'Ab. de St. Pierre (2), La Touche, le P. Buffier, l'Ab. Girard, Voltaire, Duclos, du Marsais, etc. M. d'Wailli, etc. Pour l'illustre Abbé d'Olivet, sans s'expliquer aussi ouvertement, il semble aprouver, au moins en partie, la nouvelle ortographe, en la prédisant. (3)
     Les changemens dans l'ortographe, quelques raisonables qu'ils puissent être, ont toujours trouvé, et trouveront toujours des contradicteurs. Il est aisé d'en imaginer la raison. Presque tous les hommes sont d'habitude, et les Savans, les Gens de lettres peut-être encôre plus que le peuple. On ne veut pas, à un certain âge, aprendre de nouveau à lire et à écrire, et surtout à recevoir des leçons de ceux qu'on regarde comme fort au dessous de soi. On se prévient dabord et l'on condamne, sans se doner même la peine d'examiner. = On pourrait dire: "Ce qui ne me convient point, peut convenir à d'aûtres: ce "qui m'est inutile à moi, qui sais parfaitement ma Langue, peut être utile au grand "nombre, qui ne la sait qu'imparfaitement. Je suis trop vieux pour changer: que les "jeunes gens adoptent la nouvelle ortographe, je le troûve fort bon: pour moi je "garderai ma vieille pratique avec ses défauts." = Mais on craint d'être entraîné par la foule; ou de faire bande à part désagréablement. = Il est un autre principe plus caché de cette oposition à des nouveautés utiles, et qui échape à ceux-mêmes, qui s'en laissent prévenir. C'est qu'en prenant la prononciation pour mesûre et pour règle de l'ortographe, il faudra faire un peu plus d'atention, en écrivant, à la manière dont les mots se prononcent: il faudra se rafraichir la mémoire de bien des chôses qu'on a oubliées, ou réduire en principes ce qu'on n'a jamais su que par routine. Au lieu qu'en conservant l'anciène ortographe, qui multiplie les caractères, soit qu'on les prononce, soit qu'on ne les prononce pas, on est dispensé de cette étude et de cette atention, et l'on cache facilement ou son ignorance ou ses distractions.
     Quoiqu'il en soit de la justesse de ces réflexions et de la vérité de ces conjectûres, la Réforme de notre Ortographe est impraticable dans sa totalité; et quand tout le monde s'acorderait à y travailler de concert, ce qui est impossible, on ne pourrait y réussir que par des éforts successifs; et il faudrait plus d'un siècle pour achever l'ouvrage. Mais il est des changemens, qui sont sans inconvéniens, et qui sont aussi faciles qu'utiles; et c'est à ceux là que nous avons borné nos tentatives. Elles consistent seulement à suprimer le plus souvent les doubles consones, quand leur réduplication n'est pas exigée par les règles de la Prononciation; et à marquer, le plus souvent aussi, d'un accent circonflexe les voyelles longues. Encôre, quant au premier article, pour ne pas mettre dans l'embarras les Lecteurs, nous conservons l'anciène Ortographe dans l'ordre alphabétique, et nous n'introduisons la nouvelle que par des renvois, des exemples et des remarques. Ainsi l'on troûve en titre: Accommodé ou acomodé; Accueil; ou acueuil; affirmatif ou afirmatif, etc. etc. On aura donc le choix des deux Ortographes; et chacun choisira selon son goût. Nous ne prétendons faire la loi à persone; cela serait trop ridicule. Nous faisons seulement, avec modération, à ce qu'il nous semble, et avec tous les ménagemens possibles, des tentatives, que nous croyons utiles, et où d'aûtres n'ont échoué, que parce qu'ils les ont faites sans prudence et sans discrétion. = Là-dessus, nous prions les Lecteurs de vouloir bien distinguer l'Ortographe de l'Auteur de celle du Dictionaire. Quand c'est nous, qui parlons, nous employons noter Ortographe. Quand nous citons les Auteurs, nous nous servons de la leur. Dans l'ordre alphabétique des mots, nous mettons l'une et l'autre Ortographe; l'anciène et la nouvelle. Mais bien loin que ces diférences puissent être choquantes et nuisibles dans un Ouvrage de ce genre, nous pensons que le raprochement et la comparaison de ces deux Ortographes seront une source d'instructions.
     L'emploi d'ai pour oi dans plusieurs mots de la Langue (Français, Anglais, je disais, je ferais, conaître, faible, etc.) n'est pas, par raport à nous, une innovation; plusieurs Auteurs nous en ont doné l'exemple. Ceux, qui n'aiment pas cette manière d'ortographier, peûvent tout au plus nous reprocher de lui avoir doné la préférence. Nous en avons aporté plus haut les motifs. = Nous proposons aussi quelques changemens dans un petit nombre de mots, où les signes de l'Ortographe ne nous paraissent point correspondre à ceux de la Prononciation. On écrit acueil, recueil, écueil, orgueil, etc. Mais, en analisant ces mots, on troûvera que l'u, qui est après le c ou le g, ne sert qu'à doner à ces deux consones un son fort qu'elles n'ont pas devant l'e, et à empêcher qu'on ne prononce aceuil, orgeuil, etc. D'après ce principe, l'u ne s'unit point avec l'e; et quand il s'y associerait, ue n'exprimerait point le son de la diphtongue eu, que fait entendre la prononciation. Il faut donc écrire acueuil, comme Malherbe, et orgueuil, comme l'Abbé du Resnel, ainsi qu'on écrit chevreuil, deuil, fauteuil, etc. M. de Wailli propôse d'écrire acoeuil, orgoeuil: nous croyons l'aûtre manière plus conforme à l'analogie. = Il est un aûtre article, sur lequel l'usage nous parait inconséquent: c'est dans l'emploi de la double nn après l'e: on la redouble où elle est inutile: on ne la redouble pas où elle est nécessaire. On écrit ennemi et enivrer, enorgueillir: suivant l'analogie, on devrait donc prononcer anemi, comme on prononce anuié d'après ennuyer; on devrait au contraire prononcer énivré, énorgueilli, comme on prononce énergie, énigme, énoncer. Car, quand on met deux nn après l'e, la première sert à doner à cet e le son de l'a, et la seconde se lie avec la voyelle suivante. Quand l'e conserve son propre son, comme dans énemi, il ne faut donc mettre qu'un n: quand il a le son de l'a, comme dans ennivrer, il faut en mettre deux.
     Mais la réforme la plus nécessaire, et la moins embarrassante en même temps, c'est celle, qui regarde l'aplication de l'accent circonflexe et de l'accent grâve sur un grand nombre de voyelles. Le premier n'était originairement destiné qu'à marquer les voyelles longues et les e fort ouverts: mais quand on comença de suprimer certaines lettres, qui ne se prononçaient plus, comme, par exemple, l's dans teste, tempeste, etc. on marqua cette supression par l'accent circonflexe, et l'on écrivit tête, tempête, etc. Cet accent était mis fort à propôs dans les mots de cette terminaison, parce que l'e y est long et ouvert: mais en l'employant à toutes les supressions de l's, on a mis de la confusion dans l'Ortographe et dans la Prononciation. On s'est servi de cet accent sur des e, qui sont fermés, et sur des voyelles qui sont brèves; et parce qu'on écrivait aûtrefois mesler, il a vescu, il est vestu, costeau, etc. on a cru devoir écrire mêler, il a vêcu, il est vêtu, côteau, etc. En même temps, on avertit de faire longues toutes les voyelles, qui sont accentuées du circonflexe, et de prononcer en e ouvert tous les e, où cet accent se troûve. Cette Ortographe ainsi employée sans règle et même contre la règle, induit donc en erreur sur la prononciation, et ne doit être attribuée qu'à un usage aveugle et inconséquent. Nous croyons donc être autorisés à ne mettre l'accent circonflexe que pour exprimer l'e ouvert et la quantité des syllabes: et à écrire méler, vétu, coteau, quoique nous écrivions, il mêle, ils vêtent, côte, etc. pensant que les signes de la Prononciation sont plus utiles dans l'Ortographe que ceux de l'étymologie. Plusieurs Auteurs et Imprimeurs, et l'ACADÉMIE elle-même nous en ont doné l'exemple pour certains mots; et autant que nous l'avons pu, nous l'avons étendu à tous ceux, qui sont dans le même câs. = Il serait à souhaiter aussi qu'on consacrât entièrement l'accent circonflexe à cet usage (de marquer l'e ouvert et long) et qu'on écrivît procês, accês, succês, etc. n'employant l'accent grâve que pour exprimer l'è moyen et pour distinguer certains monosyllabes d'aûtres, qui leur resemblent, à, , , etc. = A propôs d'è moyen, on peut dire qu'il n'est pas encôre bien conu. Pendant très-long-temps, on n'a distingué dans l'Ortographe que trois sortes d'e; l'e ouvert qu'on marquait du circonflexe, tête, ou du grâve, accès; l'e fermé qu'on désignait par l'aigu, témérité; et l'e muet qu'on ne chargeait d'aucun accent, gloire, fortune, nous recevons, etc. Mais la Prononciation en exprimait un quatrième, qu'on a ensuite apelé moyen, parce qu'il tient le milieu entre l'é fermé et l'ê fort ouvert. On n'avait pas de règle pour représenter dans l'écritûre cet e moyen. Les uns écrivaient reméde, privilége, pére, thése, etc. avec l'accent aigu, ce qui faisait croire que l'é est fermé dans ces mots, quoiqu'il ne le soit pas. D'aûtres, voyant bien que cet accent aigu ne convient pas dans ces ocasions, et n'ôsant pas employer l'accent grâve, avaient pris le parti de ne point mettre d'accent sur cet e, et écrivaient remede, privilege, pere, these, etc. ce qui était un autre inconvénient, puisqu'ils confondaient par là l'è moyen avec l'e muet. Enfin, vers le milieu du siècle, on a comencé à employer l'accent grâve pour représenter cet e moyen dans les mots terminés en èce, èche, ède, ègle, èle, ème, ène, ère, èse, ète, ève, etc. On écrit donc, nièce, brèche, remède, collège, règle, zèle, crème, cène, père, thèse, prophète, brève, etc. On n'a pas encôre étendu cette accentuation aux e suivis d'une double consone, parce qu'on a cru que cette consone redoublée indique assez que l'e n'est ni muet, ni fermé, ni fort ouvert. On écrit donc encôre sans accent, immortelle, musette, tendresse, suspecte, sexe, etc. Pour les aûtres terminaisons, la pratique de marquer l'e d'un accent grâve n'est encôre ni générale, ni uniforme. Les Auteurs et les Imprimeurs le placent sur certaines pénultièmes, et continûent à mettre l'aigu sur d'aûtres, quoique la raison de mettre l'accent grâve soit la même pour toutes. Les Éditeurs même du Dictionaire de l'Académie emploient tantôt l'accent grâve, comme dans brèche, tantôt l'accent aigu, comme dans collége et une foule d'aûtres. Voy. E. n°. 1°. = Il me semble qu'on n'est pas remonté au principe, qui doit diriger dans l'emploi de cet accent. Je crois que le voici. L'e muet étant un son sourd et obtus, exige naturellement qu'on apuye sur la syllabe, qui le précède; et cela est si vrai que, ne pouvant changer la natûre de l'e du féminin des Adjectifs et des Participes, terminés en é fermé (aimé, aimée, rusé, rusée, etc.) on fait du moins cet e long pour doner un apui plus solide à cet e muet; et l'on exige que la rime soit riche, pour fortifier cet apui par la consone, qui précède l'é fermé: renomée, aimée. Ce qui confirme cette réflexion c'est que dans les verbes, dont la pénultième est un e muet, cet e se change en e un peu ouvert devant la syllabe féminine, jeter, je jette ou jète; je jetterai ou jèterai, etc. apeler, j'apelle, j'apellerai, ou apèle, apèlerai, etc. cela étant ainsi, tout e, qui précède l'e muet, est ou fort ouvert, comme dans conquête, ou moyen et un peu ouvert, comme dans belle, zèle, prophète, lumière, etc. L'é fermé ne donerait pas à cet e muet un apui assez fort. -- D'où l'on peut tirer cette règle générale, que: "Tout e qui précède l'e muet, et qui n'est pas ouvert et long, "est un è moyen et doit être marqué de l'accent grâve. (4)

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Notes

2. Dans un Discours, lu à l'Académie Française et inséré dans son Histoire, il dit: "Nous avons grand intérêt à rendre notre Langue plus facile à lire et à écrire, le plus exactement qu'il est possible, soit par les enfans, soit par les femmes, soit par les étrangers; et présentement dans les Provinces les plus éloignées de la Capitale, et dans les siècles futurs, par toutes les espèces de Lecteurs. -- Il n'y a que deux règles à suivre pour la bonne ortographe d'une Langue. "La première, qu'il y ait précisément autant de voyelles écrites que de prononcées. La deuxième, que l'on n'emploie jamais un caractère pour un aûtre.

3. Après avoir loué l'Académie d'avoir, dans la troisième Édition de son Dictionaire, tenu un juste milieu, ne s'obstinant pas à vouloir conserver des lettres, dont on peut se pâsser, et que le Public a tout-à-fait rejetées, mais fuyant avec soin tous ces ridicules excès, où se portent l'inadvertance des Imprimeurs et la témérité de quelques Auteurs; il finit par dire; "Plus l'ortographe est menacée d'innovation, plus il devient essentiel de fixer, s'il se peut, la Prosodie.

4. Nous nous sommes un peu plus étendus sur cet article, parce que c'est la partie la plus critique de notre travail.