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En attendant le Dictionnaire de l'Académie, il faut se contenter du mieux relatif, et le mieux relatif est le Dictionnaire de M. Boiste, ouvrage immense, qui mérite toute notre reconaissance et tous nos éloges. C'est là seulement que se trouvent réunis avec de bonnes définitions et de bonnes autorités, tous les éléments de la langue dans toutes leurs acceptions. M. Boiste ne s'est pas borné, comme l'Académie, à la langue sociale; son plan, infiniment plus vaste, embrasse toutes les langues spéciales, toutes les nomenclatures savantes. Il est allé plus loin; il y a rattaché les synonymes, etc. [voyez le titre]. Les deux volumes de M. Boiste sont donc l'encyclopédie de la langue et un des ouvrages les plus utiles qu'on ait jamais publiés en français. Ils peuvent même tenir lieu de bibliothèque entière aux gens du monde et aux gens de lettres dont l'érudition ne se compose que de mots... (Extrait du Journal des Débats, 10 avril 1819, sur la cinquième édition du Dictionnaire de Boiste. Article de Charles Nodier.) |
Les lignes suivantes voudraient proposer une hypothèse concernant l'évolution de la lexicographie française de la première moitié du XIXe siècle, à partir et autour des cinquième et sixième éditions du dictionnaire académique. La citation donnée en préliminaire montre assez la liaison étroite qui s'est inscrite dans l'esprit des lecteurs de la première moitié du XIXe siècle entre l'oeuvre lexicographique de P.C.V. Boiste et de certains de ses confrères et celle de l'Académie française. Une manière de filiation spirituelle qui s'avère finalement être le prétexte à une exemplaire méprise. Le premier a publié en 1800 la première édition d'un Dictionnaire Universel de la Langue française, qui, au-delà même de la vie de son auteur, mort en 1824, connaîtra grâce entre autres à Charles Nodier et Louis Barré une carrière d'une longévité exceptionnelle: 14 éditions jusqu'en 1857. Ses collègues et ses concurrents, au cours de la première moitié du XIXe siècle, pour leur part, produiront près de cinquante dictionnaires de langue différents, publiés en d'innombrables éditions. La seconde, dans la même période, produit les cinquième et sixième éditions de son Dictionnaire, respectivement en 1798 et 1835, lesquelles sont accompagnées de nombreux tirages intermédiaires, et escortées de Supplément comme en 1829 ou de Complément comme en 1842 qui ajoutent à la nomenclature des éditions officielles le surplus des termes de spécialité évincés par ce que l'Académie nomme elle-même la "tâche pénible" d'épurer et de compléter les recueils antérieurs de sa digne Compagnie. Les références à Boiste et à ses comparses, dans les lignes suivantes, se justifient par cette relation plus ou moins explicite des deux ambitions et du dessein lexicographiques. Le statut et la place des définitions et des exemples dans le dictionnaire académique et ses prolongements, comparés aux ouvrages contemporains de même nature, sera ici un bon révélateur de la difficulté de faire oeuvre cohérente de lexicographie dans cette première moitié du XIXe siècle.
Une des apories incessamment reconnues de la lexicographie, liée de manière inhérente au traitement de l'exemple dans les dictionnaires de langue, réside en effet dans la relation incertaine de l'exemple de langue illustratif à la citation littéraire alléguée en témoin, et à la lecture qu'en peuvent faire à distance historique les utilisateurs du dictionnaire. L'abondant article Dictionnaire de l'Encyclopédie, que rédigea d'Alembert, malgré la diversité et la finesses de ses analyses, ne consacre pas une ligne au statut de l'exemple ou de la citation lexicographique; mais il souligne la nécessité de "fixer la langue dans un dictionnaire". Gattel, en 1827, reconnaît avec un brin de perversité citer les grands écrivains pour dénoncer en eux les fautes de langue qu'ils peuvent avoir commises. La citation d'auteur devient chez lui un contre-exemple, ou plus exactement un exemple à ne pas suivre, un modèle dont se défier:
Bernard Quemada a jadis bien montré l'importance de la distinction des deux genres en opposant sous la rubrique des exemples des ensembles phraséologiques "composés à plaisir par les Lexicographes", et divers énoncés attestés "puisés dans les Auteurs", comme disait encore l'abbé Féraud [3] dans les premières années du XIXe siècle. Pour mieux comprendre la situation de départ, on aura également garde de ne pas oublier l'article XXVI des statuts originels de l'Académie, largement cité par tous les participants de ce colloque, lequel précise que cette institution et ses produits ont pour mission de "donner des règles certaines à notre langue" en définissant l'espace notionnel et culturel recouvert par les vocables français. Une notion nationale alors en voie de constitution, comme le marqueront successivement au XIXe siècle d'abord Bescherelle, puis Auguste Longnon.
Si l'on pose l'exemple comme étant un élément verbal énoncé, phrase, éléments de phrases ou syntagme librement formé rédigé par les lexicographes à partir de la définition posée en entrée pour illustrer un fonctionnement et une valeur, toute incorporation d'un énoncé de ce type dans un article de dictionnaire relève pour ainsi dire de deux énonciations concomitantes. L'exemple ne vaut pas uniquement pour ce qu'il veut désigner, comme si la langue possédait une capacité immanente d'expression directe du réel; il vaut aussi pour ce qu'il dit précisément des lois du lexique, de l'orthographe et de la syntaxe, et, à ce titre, l'exemple manifeste l'involution de la langue d'où naîtra l'idée moderne d'un métalangage. On peut donc accepter l'idée que l'exemple illustre généralement dans les dictionnaires une valeur culturelle une pensée et une pratique sociale de la langue dépendant d'une situation historique un usage de la langue en un moment daté de son évolution ainsi qu'une saisie métalinguistique de cette dépendance.
De là résulte probablement que l'exemple dans son choix manifeste simultanément la liberté créatrice du lexicographe, son asservissement corrélatif aux lois sociales de la représentativité signifiante, et la virtualité d'une réinterprétation historicisée de l'ensemble par le lecteur cherchant à comprendre les principes constitutifs du sens enregistré par le dictionnaire. A cet égard, les métalexicographes contemporains distinguent nettement entre, d'une part, les exemples à valeur linguistique, qui précisent la contextualisation et les conditions phraséologiques d'emploi d'un vocable, et, d'autre part, les exemples à valeur extra-linguistique qui enrichissent et complètent la définition au moyen d'informations culturelles et historiques variables.
Dans les considérations qui vont suivre, je voudrais montrer en quoi le statut des exemples choisi par les Académiciens est non seulement exemplaire d'une certaine conception du langage et de la langue, mais aussi représentatif d'un débat qui a traversé toute la nouvelle lexicographie française de la première moitié du XIXe siècle: à savoir la controverse de la représentativité linguistique des documents et du matériel de la langue, d'où à travers Paulin Paris, Francisque Michel, Gustave Fallot et bien d'autres encore sont simultanément nées une discipline aussi austère que la philologie historique, et une réflexion sur le langage aussi aventurée que la linguistique. On pourrait penser a priori que la constitution d'un lexique est très étrangère à cette question, surtout lorsque les lexicographes se donnent la liberté de fabriquer eux-mêmes leurs exemples. Mais l'étude des circonstances dans lesquelles sont effectués les choix théoriques et méthodologiques gouvernant la rédaction d'un dictionnaire montre que l'adoption de telle ou telle option de travail est au contraire fort étroitement liée à un état de la réflexion sur le langage, qui excède la simple difficulté matérielle de composer un ouvrage cohérent. En particulier, pour ce qui nous concerne ici, il me semble que la répartition des intérêts différents de la philologie et de la linguistique, telle qu'elle s'effectue en France peu après la révolution de 1830, est grosse de conséquences en ce qui concerne les principes de la lexicographie. Et, sur ce point, le témoignage des dictionnaires académiques est irremplaçable.
Pour mieux aborder la pratique des Académiciens dans les éditions en sous main de 1798 et officielle de 1835, je voudrais rappeler ici un texte considérable de Charles Nodier, qui fut donc l'éditeur en 1834 de la huitième édition, "revue, corrigée et considérablement augmentée" du Dictionnaire Universel de la Langue française de P.C.V. Boiste, dont je notais plus haut en quelle grande estime il tenait la Commission du Dictionnaire de l'Académie française. Dans la Préface de sa réédition, Nodier définissait, analysait et commentait le travail des exemples auquel s'étaient livrés les rédacteurs des différentes éditions du Dictionnaire de l'Académie:
Dans l'édition de 1835 du dictionnaire académique, par exemple, qui présente presque 36% de termes supplémentaires par rapport à la précédente, le substantif Ordre est l'objet d'une description assez significative du processus. Jean-Pierre Seguin a naguère montré en quoi la définition de ce terme, dans l'édition de 1798, pouvait être interprétée comme le signe d'un apolitisme de circonstance et du respect de l'organisation sociale [6]. Le texte de la sixième édition renchérit sur ce conservatisme idéologique et développe tout particulièrement les sous-rubriques exposant les principes hiérarchisant toute collectivité: société, armée, ou toute entité perçue comme un organisme: religion, justice, architecture. Dans ce cadre, la plupart des exemples donnés par les Académiciens s'inscrivent dans une relation de démarquage par rapport à quelques grands textes de la littérature française: "le bon ordre règne dans tout le royaume" fait allusion à la Rome sauvée de Voltaire [1752]; "je ne vous demande rien qui ne soit dans l'ordre" rappelle Le Philosophe sans le sçavoir de Sedaine [1766]; "Vous serez ruiné, si vous n'y mettez ordre" constitue enfin une réminiscence à peine déguisée de la Manon Lescaut de l'Abbé Prévost. Nous aurons bientôt, notamment grâce aux technologies informatiques et aux travaux de T. R. Wooldridge, tous les moyens de décrire les composantes et la nature de cette tension, de comparer entre elles et entre eux définitions et exemples, de débusquer les démarquages, les réminiscences, les permanences citationnelles. Je ne m'arrêterai donc pas précisément sur cet aspect technique, qui sur l'ensemble d'une oeuvre telle que le dictionnaire académique requiert la constitution d'équipes de chercheurs fortement structurées et richement dotées.
Je m'en tiendrai à l'observation et à la signification du maintien de ce refus de la citation d'auteur. En renouvelant son allégeance à cette contrainte, l'Académie s'est donc interdit le recours à une auctoritas externe pour mieux asseoir en son sein le pouvoir de rassembler et de refléter, mais aussi de diffracter à travers le prisme de ses options méthodologiques, l'essentiel du vocabulaire français. Ce faisant, non seulement elle se prive contrairement à Féraud et à d'autres lexicographes d'une représentation historique des richesses littéraires de la France, mais elle se censure aussi d'une puissance d'explication diachronique des variations du vocabulaire français, qui contraint son action à coller le plus étroitement possible à une actualité supposée de la langue. Un dictionnaire sans citation érige tout exemple malgré qu'il en ait en témoignage d'une stabilité et d'une permanence qui rendent le signe incapable d'évolution et d'adaptation en figeant sa relation à un référent historicisé délibérément confondu avec le concept auquel il renvoie médiatement. Évinçant la variabilité du sens, le dictionnaire sans citation mais avec exemple donne en revanche l'illusion de saisir fermement et de retenir l'actualité de la langue.
Or cette dernière ne cesse naturellement de se dérober: les éditions de 1718, 1740, 1762 et 1798 témoignent, chacune à leur manière, de cette poursuite effrénée d'un inaccessible idéal de contemporanéité. L'évolution du savoir, des arts, de la culture, les bouleversements politiques et idéologiques ne trouvent à se refléter dans les colonnes des dictionnaires que sous l'aspect de définitions soutenues ou illustrées par des exemples forgés ad hoc en qui hors texte quoique dans un fragment minimal de discours voudrait se concentrer l'autorité d'une représentation du monde stabilisée et pourtant incessamment lancée à la poursuite des modifications culturelles qui travaillent le corps social. L'analyse que présente le Discours Préliminaire de la cinquième édition est parfaitement explicite sur ce point. La question de la définition d'un bon dictionnaire s'y trouve replacée dans une triple perspective: dogmatique, didactique, et ontologique, qui aboutit à dégager la supériorité prolongée et l'essentielle justification de l'exemple anonyme sur la citation trop personnalisée.
La relation du dictionnaire académique à la langue y est tout d'abord définie de manière manichéenne et dogmatique en raison de la liaison qui associe cette dernière à la raison ou au bon sens d'un peuple:
Au regard de ce conditionnement du travail lexicographique, l'édition de 1835 du dictionnaire académique ne semble guère en apparence apporter de modifications. Villemain, titulaire depuis 1821 du dix-septième fauteuil de l'Académie, et qui rédige la Préface de la sixième édition de son dictionnaire, part encore d'une définition de l'ouvrage qui fait de ce dernier "le dépôt des formes durables et des variations de notre langue, pendant l'intervalle où elle a été le mieux parlée, et où elle a pris un empire presque universel en Europe". Il soutient également l'idée selon laquelle "une langue, c'est la forme apparente et visible de l'esprit d'un peuple; et lorsque trop d'idées étrangères à ce peuple entrent à la fois dans cette forme, elles la brisent et la décomposent; et à la place d'une physionomie nationale et caractérisée, vous avez quelque chose d'indécis et de cosmopolite" [p. ix-x]. Il cautionne enfin et une nouvelle fois la thèse selon laquelle mieux valait "revenir à l'usage et composer le Dictionnaire, non des auteurs, mais de la langue" [p. xiii]. Comme s'il existait quelque danger latent à ce que la manière ou le style des écrivains n'offusquât les principes réguliers de la langue.
Toutefois, si la question du statut même de l'exemple n'est pas formellement développée dans cet extrait, une première différence entre ces deux textes programmatiques liminaires se manifeste très vite aux yeux du lecteur moderne, et ce dans la graphie des textes. Alors que l'édition de 1798 recourt encore aux majuscules idéalisantes pour les termes de Langue, Peuple, Nation, et qu'elle fait toujours usage de graphies archaïsantes, l'édition de 1835 modernise vigoureusement l'orthographe, et rabaisse les notions idéalisées aux initiales minuscules de l'ordinaire.
On peut probablement saisir là une trace du passage de l'histoire. Mais cette modification est d'autant plus sensible dans la Préface de 1835 que l'abondance des références à ce sentiment héraclitéen d'un flux inéluctable de la temporalité et d'une labilité corrélative du matériel de la langue rend difficile de fixer la valeur des mots et de stabiliser leurs virtualités d'expansion sémantique. La modernité du XIXe siècle se manifeste d'abord sous les espèces de la reconnaissance des dimensions de l'histoire, et, si les lecteurs de ce siècle prennent conscience de leur actualité en tournant les pages des dictionnaires, une large fraction de ces lecteurs commence à réclamer d'autres preuves que celles d'une autorité anonyme.
Et Villemain de prendre alors ses distances avec la conception dominante depuis l'origine du dictionnaire académique d'une description de l'état présent ou réputé tel de la langue française, au profit d'une recherche de son évolution à travers les âges, qui s'inscrit parfaitement dans le dessein scientifique global de cette première moitié du XIXe siècle. Mais qui condamne virtuellement à terme l'exemple forgé et anonyme, puisque ce dernier ne peut lutter en tant que témoignage avec les citations d'auteurs du passé que les érudits vont alors exhumer des bibliothèques françaises et étrangères. L'édition du dictionnaire académique de 1835, si l'on y regarde bien, est strictement contemporaine des missions que Francisque Michel ou Xavier Marmier, sur ordre de Guizot ou de Salvandy, vont effectuer en Grande-Bretagne ou en Allemagne et dans les pays du Nord, à la recherche des monuments littéraires d'une histoire de la nation disséminés aux quatre coins des bibliothèques européennes [7].
De cette situation historique et épistémique procède le double constat du caractère licite de la répudiation des citations d'auteurs dans les premiers âges de l'entreprise académique, et de l'insuffisance ou de l'insatisfaction progressive qui résulte de ce choix au fur et à mesure que l'on se rapproche d'une société contemporaine faisant de l'histoire le maître mot de sa culture et le modèle dominant de sa conception du savoir.
Préfacier d'une édition qui, à l'instar des précédentes, se refuse à l'exemple authentifié par un auteur, et qui ne souhaite pas refaire le Dictionnaire des richesses de la langue française et des néologismes [...] qu'un P. A. d'Alletz avait publié en 1770, Villemain sort adroitement de sa contradiction apparente en alléguant la confusion dans laquelle ces citations d'un usage personnalisé pourraient jeter le lecteur:
Je voudrais en effet attirer ici l'attention sur un fait. C'est que, dès l'époque où Nodier fut Directeur à l'Académie, en 1834, précisément l'année de publication des Notions élémentaires de Linguistique, fut discutée et mise sur le chantier l'idée d'un dictionnaire historique et littéraire de la langue française [10], dont les quatre premières livraisons malheureusement restreintes à la lettre A de l'alphabet et non poursuivies devaient finalement être effectives à partir de 1865, chez Didot. Or, en cette même époque qui entoure la publication de la sixième édition du dictionnaire de l'Académie, un an même jour pour jour, après la décision de "la composition d'un grand dictionnaire historique et littéraire de la langue française" [11], Charles Nodier, pourtant largement responsable de ce nouveau projet historique, dans son article du Temps en date du 18 décembre 1835, soutenait encore l'Académie dans la juste prohibition des citations d'auteurs et plaidait pour le maintien d'exemples anonymes:
Les débuts de la philologie française à cette époque même sont encombrés par les disputes et les débats des érudits désireux de s'arroger la respectabilité la plus officielle en débusquant chez leurs concurrents des fautes de méthode, voire des malversations documentaires. Un Génin critique violemment Guessard, lequel est aussi vivement critiqué par Fallot, qui lui-même censure vigoureusement Wey, lequel dénigre sans vergogne Paulin Paris; et, quelques années plus tard, un Julien Travers est définitivement proscrit de la corporation des linguistes érudits pour avoir manipulé les sources étymologiques du Vaux de Vire...
Il est aisé de gonfler les colonnes des dictionnaires concurrents de l'Académie en multipliant les vocables, les exemples, au besoin en alléguant des citations invérifiables ou inventées. On sait que Jules Vallès ne fut pas exempt de cette faiblesse dans la proximité de ses confrères affamés qu'il nommait les Bescherellisants, Poitevinards ou Boisteux [12].... Et, pour mieux faire ressortir les qualités du dictionnaire académique, Barré, dans la Préface du Complément de 1842, stigmatise d'ailleurs la pratique condamnable de deux concurrents. Au Sieur Raymond [1829], responsable au reste du Supplément du Dictionnaire de l'Académie, il reproche:
Les tensions contradictoires qui opposent les tenants de la citation authentifiée par un écrivain et ceux de l'exemple impersonnel montrent qu'il convient avant toute chose de définir alors autour de l'objet langue une véritable connaissance historique qui, partant de la recherche des documents originaux et des ressources connues de l'étymologie assure une transition vers ce que Michel Bréal nommera d'abord en 1879, puis en 1883, la sémantique [13]. La transition des années 1830-1840 voit ainsi se marquer une distinction de plus en plus nette entre deux conceptions de la lexicographie: une lexicographie visant à donner une image soi disant contemporaine de l'usage admissible, et une lexicographie soucieuse de rattacher l'état présent à une évolution dont les principales étapes peuvent être attestées par des fragments empruntés aux monuments de la culture littéraire. La première se donne pour objectif de décrire des conditions d'emploi; la seconde choisit d'enregistrer les formes d'usage attestées par des textes authentifiés, et de suggérer une plausibilité d'évolution. La place tenue et le rôle joué par le dictionnaire académique dans cette transformation des conceptions de la lexicographie, sont considérables.
Certes, en apparence, les Académiciens de 1835 restent toujours fidèles à leur principe originel de 1638: "Des phrases composées exprès pour rendre sensible toute la force d'un mot, et pour marquer de quelle manière il doit être employé, donnent une idée plus nette et plus précise de la juste étendue de sa signification, que des phrases tirées de nos bons auteurs qui n'ont pas eu ordinairement une pareille vue en écrivant". Mais la tentation de s'appuyer sur du matériel linguistique attesté a presque toujours hanté la conscience des lexicographes. Pougens, par exemple, dans le dernier quart du XVIIIe siècle, sans pouvoir parvenir à l'utiliser personnellement, avait déjà réalisé une compilation de citations littéraires de près de 300.000 items. Et Jean-Charles Thiébault de Laveaux [14], en 1802, dans le Discours préliminaire de sa propre édition du Dictionnaire de l'Académie, pour mieux asseoir sa conception de la nécessité du document probateur, au travers d'une série d'images violentes, condamnait sévèrement les Académiciens pour n'avoir pas su recourir à cette mine d'informations grammaticales et sémantiques que constitue l'exemple littéraire sous la forme de la citation d'auteur:
La première conception suppose une confiance dans la puissance de désignation et de définition du mot dont témoigne d'ailleurs la floraison significative des innombrables Vocabulaires de la Langue française, extraits de la sixième et dernière édition du dictionnaire de l'Académie, qui, de 1835 à 1855 vont encombrer les rayons de la librairie; ce sont là des ouvrages qui réduisent le volume du dictionnaire académique, mais qui en termes d'information conservent ce qui est nécessaire "dans les communications essentielles de la parole" et "dont on ne peut se passer pour écrire avec justesse" [15]. Les realia du monde extérieur et les conceptions de la pensée ou de l'imaginaire y sont toujours susceptibles d'être exprimées par un terme. Et l'exemple forgé y est le meilleur instrument auxiliaire de cette acculturation à des valeurs éternelles. Des ouvrages qui en somme reproduisent le dessein nominaliste, didactique et normalisateur du modèle des Académiciens. Mais qui anticipent aussi sur une conception componentielle de la lexicologie et de la sémantique, laquelle postule la possibilité d'analyser la signification en la décomposant en éléments constitutifs primitifs à travers la permanence de certaines collocations définissant les compatibilités syntagmatiques de chaque élément lexical. Et, à cet égard, il est intéressant de voir comment, au moyen des mêmes images anatomiques que Laveaux employait précédemment, Charles Nodier, partant cependant du constat opposé d'un manque, parvient à récupérer l'idée de l'inutilité d'un dictionnaire fondé sur des exemples littéraires au nom d'une une démonstration de l'absurde des efforts de Sisyphe:
Si, autour du travail des académiciens lexicographes, la nature de cette double opposition a toujours semblé cruciale voire crucifiante il est aussi permis de penser que la raison principale de cette situation est alors une insuffisante définition des objectifs de la lexicographie, comme science naissante des dictionnaires, dans l'instant où ne cessent pourtant de se développer et de s'affiner les théories du langage et de la langue, ainsi que la masse de documents littéraires chéris des philologues. C'est cet ensemble d'informations sur le lexique et ses emplois, sur des usages ordonnés par une idéologie sociale normalisatrice et nationale, qui, sous le regard critique du linguiste et dans les colonnes du dictionnaire, transforme alors les idées reçues esthétiques, éthiques et lexicologiques en usage bel et bon objet de connaissance. Et qui permet alors les premiers pas d'une réflexion métalexicographique. Mais ceci est une autre histoire...
Académie française Dictionnaire de l'Académie, 5e édition, Paris, Bossange, 1798. Dictionnaire de l'Académie, 6e édition, Paris, F. Didot, 1835. Complément du Dictionnaire de l'Académie, publié sous la direction d'un Membre de l'Académie française, [...] avec une préface par M. Louis Barré, Paris, 1842. Dictionnaire historique de la langue française, comprenant l'origine, les formes diverses, les acceptions successives des mots, avec un choix d'exemples tirés des écrivains autorisés, Paris, Firmin Didot, 1865-1894, 4 volumes, A - Azyme.
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Notes
1. P. Larthomas, "Féraud juge de Voltaire", in Autour de
Féraud, La Lexicographie en france de 1762 à 1835,
Collection de l'École Normale Supérieure de Jeunes Filles, nø
29, Paris, 1986, pp. 245-252.
2. Danièle Bouverot a bien montré naguère quelques
implications de ce problème dans les remarques piquantes que J.-F.
Daniel, grammairien provincial, rédigea dès 1837 sur la
sixième édition du Dictionnaire de l'Académie.
Voir: "Le Dictionnaire de l'Académie de 1835 vu en 1837 par
un Bas-Breton: Leçons de Français à l'usage de
l'Académie française par Jacques François Daniel",
in J.-Ph. Saint-Gérand éd., Mutations et
Sclérose: la langue française 1789-1848, Franz Steiner
Verlag, Stuttgart, 1993, pp. 57-76.
3. B. Quemada, Les Dictionnaires du Français Moderne
1539-1863, Paris, Didier, 1968, p. 505.
4. Ch.P. Girault-Duvivier, Grammaire des Grammaires, ou Analyse
Raisonnée des Meilleurs Traités sur la Langue
Française, par Ch.P. Girault-Duvivier, 9e éd., 3e tirage,
Paris, Cotelle, 1840, p. VI-VII. Dans "L'Acclimatation du mot
"Phrase" dans le métalangage des grammairiens: l'exemple de
Ch.P. Girault-Duvivier", J.-P. Seguin n'a d'ailleurs pas de mots assez
sévères pour condamner cette dérive du sens
grammatical: "Désinvolture de la compilation et disparate
terminologique se confirment. [...] hésitations non
maîtrisées autour de phrase, période et proposition
[...] contradictions nettement perceptibles dans la banalité d'un
discours grammatical dont nous comprenons mieux qu'il nous ait
légué l'impoossible concept de phrase qui est le
nôtre [...] exercice scholastique dont les bases terminologiques sont
ouvertement hétéroclites" [pp. 104-106].
5. B. Quemada, "La tradition lexicographique avant et autour de
Littré", in Actes du Colloque Émile Littré,
Paris, 7-9 octobre 1981, Gallimard, 1983, pp. 335-356.
6. Jean-Pierre Seguin, "Lexicographie et Conformisme en 1798", La
Licorne, Publication de la Faculté des Lettres et des Langues de
l'Université de Poitiers, 1978, nø 2, p. 103.
7. Sur cette question, je me permets de renvoyer à ma contribution
aux Mélanges offerts en hommage à la mémoire de
Maurice Leroy, "La Critical Inquiry into the Scottish Language de
Francisque Michel: Histoire, Philologie et Fantaisie", in Florilegium
Historiographiae Linguisticae, p.p. Jan de Clercq & Piet Desmet,
Peeters, 1994, pp. 321-347.
8. Jean Stéfanini avait bien étudié ce
phénomène dans un article récemment repris en volume;
cf. "Une histoire de la langue française en 1812", où il est
question de l'ouvrage de Gabriel Henry, in Histoire de la Grammaire,
textes réunis par V. Xatard, préface de S. Auroux, CNRS
Éditions, 1994, pp. 215-224.
9. C'est effectivement l'époque où Nodier rédige ses
Notions élémentaires de Linguistique, ou Histoire
abrégée de la parole et de l'écriture, pour servir
d'introduction à l'alphabet, à la grammaire et au
dictionnaire, Paris, Renduel, 1834.
10. Dictionnaire historique de la langue française, comprenant
l'origine, les formes diverses, les acceptions successives des mots, avec
un choix d'exemples tirés des écrivains autorisés,
Paris, Firmin Didot, 1865-1894. Il faudrait ici s'entendre sur le sens de
l'épithète "autorisés", et notamment de l'angle
sous lequel cette reconnaissance est conférée.
11. Procès verbaux des Séances de l'Académie,
année 1834, Archives de l'Académie française,
Institut de France.
12. Jules Vallès, Le Bachelier, éd. Livre de Poche,
1973, p. 168.
13. Dans Semantic Theories in Europe, 1830-1930, Benjamins,
Amsterdam, 1992, Brigitte Nerlich rappelle que la première occurrence
de ce terme apparaît d'abord dans une lettre à Angelo de
Gubernatis, puis dans le célèbre article de l'Annuaire pour
l'encouragement des études grecques en France, "Les lois
intellectuelles du langage; Fragment de sémantique", 1883, 27, pp.
132-142. Une prémonition de la définition du concept
apparaît en 1840 dans l'article de Paul Ackermann, l'auxiliaire de
Charles Nodier, "Examen de quelques faits relatifs à la formation et
à la culture de la langue française", in Journal de la
langue française et des langues en général, 3e
série, 1840, pp. 105-130, dans lequel il distingue entre les
idées et le mots qui leur servent d'expression [p.
108].
14. Voir H.E. Brekle, "J.Ch. Thiébault de Laveaux [1749-1827], A
Jacobin Grammarian and Lexicographer", in Diversions of Galway, Papers
on the History of Linguistics, p.p. Anders Ahlqvist, John Benjamins
Publishing Company, 1992, p. 53.