Lamartine, Voyage en Orient | pp. 19-26 |
-- 13 juin. -- Nous avons été visiter notre navire, notre maison pour tant de mois! Il est distribué en petites cabines où nous avons place pour un hamac et pour une malle. Le capitaine a fait percer des petites fenêtres qui donnent un peu de lumière et d'air aux cabines et que nous pourrons ouvrir lorsque la vague ne sera pas haute ou que le brick ne se couchera pas sur le flanc. La grande chambre est réservée pour madame de Lamartine et pour Julia. Les femmes de chambre coucheront dans la petite chambre du capitaine qu'il a bien voulu nous céder. Comme la saison est belle, on mangera sur le pont sous une tente dressée au pied du grand mât. Le brick est encombré de provisions de tous genres que nécessite un voyage de deux ans dans des pays sans ressources. Une bibliothèque de cinq cents volumes, tous choisis dans les livres d'histoire, de poésie ou de voyage; c'est le plus bel ornement de la plus grande chambre. Des faisceaux d'armes sont groupés dans les coins, et j'ai acheté, en outre, un arsenal particulier de fusils, de pistolets et de sabres, pour armer nous et nos gens. Les pirates grecs infestent les mers de l'Archipel; nous sommes déterminés à combattre à outrance et à ne les laisser aborder qu'après avoir perdu la vie; j'ai à défendre deux vies qui me sont plus chères que la mienne. Quatre canons sont sur le pont; et l'équipage qui connaît le sort réservé par les Grecs aux malheureux matelots qu'ils surprennent est décidé à mourir plutôt que de se rendre à eux.
-- 17 juin 1832. -- J'emmène avec moi
trois amis. Le premier est un de ces hommes que la Providence attache à
nos pas quand elle prévoit que nous aurons besoin d'un appui qui ne
fléchisse pas sous le malheur ou sous le péril,
Amédée de Parseval. Nous avons été liés
dès notre plus tendre jeunesse par une affection qu'aucune
époque de notre vie n'a trouvée en défaut. Ma mère
l'aimait comme un fils; je l'ai aimé comme un frère; toutes les
fois que j'ai été frappé d'un coup du sort je l'ai
trouvé là ou je l'ai vu arriver pour en prendre sa part, la part
principale, le malheur tout entier s'il l'avait pu. C'est un coeur qui ne vit
que du bonheur ou qui ne souffre que du malheur des autres: quand
j'étais, il y a quinze ans, à Paris, seul, malade, ruiné,
désespéré et mourant, il passait les nuits à
veiller auprès de ma lampe d'agonie; quand j'ai perdu quelque
être adoré, c'est lui toujours qui est venu me porter le coup
pour me l'adoucir; à la mort de ma mère, il arriva auprès
de moi aussitôt que la fatale nouvelle, et me conduisit de deux cents
lieues jusqu'au tombeau où j'allai vainement chercher le suprême
adieu qu'elle m'avait adressé, mais que je n'avais pas entendu! Plus
tard!... Mais mes malheurs ne sont pas finis, et je retrouverai son
amitié tant qu'il y aura du désespoir à étancher
dans mon coeur, des larmes à mêler aux miennes. -- En rade, mouillé devant le petit golfe
de Montredon, le 10 juillet 1832. -- Je suis parti: les flots ont
maintenant toute notre destinée. Je ne tiens plus à la terre
natale que par la pensée des êtres chéris que j'y laisse
encore; par la pensée surtout de mon père et de mes soeurs. -- 10 juillet, 7 heures du soir. -- Je me
dis: Ce pélerinage, sinon de chrétien au moins d'homme et de
poète aurait tant plu à ma mère! Son âme était si ardente et se colorait si vite et si
complètement de l'impression des lieux et des choses! C'est elle dont
l'âme se serait exaltée devant ce
théâtre vide et sacré du grand drame de l'Évangile,
ce drame complet où la partie humaine et la partie divine de
l'humanité jouent chacune leur rôle, l'une crucifiant, l'autre
crucifiée! Ce voyage du fils qu'elle aimait tant doit lui sourire
encore dans le séjour céleste où je la vois; elle
veillera sur nous; elle se placera comme une seconde providence entre nous et
les tempêtes, entre nous et le simoûn, entre nous et l'Arabe du
désert! Elle protégera contre tous les périls son fils,
sa fille d'adoption, et sa petite fille, ange visible de notre
destinée, que nous emmenons avec nous partout. Elle l'aimait tant! elle
reposait son regard avec une si ineffable tendresse, avec une volupté
si pénétrante sur le visage charmant de cet enfant, la
dernière et la plus belle espérance de ses nombreuses
générations! et s'il y a imprudence dans cette entreprise que
nous avions souvent rêvée ensemble, elle me la fera pardonner
là-haut en faveur des motifs qui sont: Amour, Poésie et
Religion.
-- Le même jour, le soir. -- La
politique revient nous assaillir jusqu'ici; la France est belle à voir
dans un prochain avenir; une génération grandit qui aura, par la
vertu de son âge, un détachement complet de nos rancunes et de
nos récriminations de quarante ans. Peu lui importe qu'on ait appartenu
à telle ou telle dénomination haineuse de nos vieux partis; elle
ne fut pour rien dans les querelles; elle n'a ni préjugés ni
vengeance dans l'esprit. Elle se présente pure et pleine de force
à l'entrée d'une nouvelle carrière, avec l'enthousiasme
d'une idée; mais cette carrière, nous la remplissons encore de
nos haines, de nos passions, de nos vieilles disputes. Faisons-lui place. Que
j'aurais aimé à y entrer en son nom! à mêler ma
voix à la sienne, à cette tribune qui ne retentit encore que de
redites sans écho dans l'avenir, où l'on se bat avec des noms
d'hommes! L'heure serait venue d'allumer le phare de la raison et de la morale
sur nos tempêtes politiques; de formuler le nouveau symbole social que
le monde commence à pressentir et à comprendre: le symbole
d'amour et de charité entre les hommes, la politique
évangélique! Je ne me reproche du moins pour ma part aucun
égoïsme à cet égard; j'aurais sacrifié
à ce devoir mon voyage même, ce rêve de mon imagination de
seize ans! Que le ciel suscite des hommes, car notre politique fait honte
à l'homme, fait pleurer les anges! La destinée donne une heure
par siècle à l'humanité pour se
régénérer; cette heure, c'est une révolution, et
les hommes la perdent à s'entre-déchirer! ils donnent à
la vengeance l'heure donnée par Dieu à la
régénération et au progrès!
[Suite]
Deux hommes bons, spirituels, instruits, deux hommes
d'élite sont arrivés aussi pour nous accompagner dans ce
pélerinage. L'un est M. de Capmas, sous-préfet, privé de
sa carrière par la révolution de juillet, et qui a
préféré les chances précaires d'un avenir
pénible et incertain à la conservation de sa place: un serment
aurait répugné à sa loyauté, par là
même qu'il eût semblé intéressé. C'est un de
ces hommes qui ne calculent rien devant un scrupule de l'honneur, et chez qui
les sympathies politiques ont toute la chaleur et la virginité d'un
sentiment.
L'autre de nos compagnons est un médecin
d'Hondschoote, M. de la Royère. Je l'ai connu chez ma soeur à
l'époque où je méditais ce départ. La
pureté de son âme, la grâce originale et
naïve de son esprit, l'élévation de ses sentiments
politiques et religieux me frappèrent. Je désirai l'emmener avec
moi bien plus comme ressource morale que comme providence de santé; je
m'en suis félicité depuis; je mets bien plus de prix à
son caractère et à son esprit qu'à ses talens, quoiqu'il
en ait de très constatés. Nous causons ensemble de politique
bien plus que de médecine. Ses vues et ses idées sur le
présent et l'avenir de la France sont larges et nullement
bornées par des affections ou des répugnances de personnes. Il
sait que la Providence ne fait point acception de parti dans son oeuvre; et il
voit, comme moi, dans la politique humaine, des idées et non pas des
noms propres. Sa pensée va au but sans s'inquiéter par qui et
par où il faut passer; et son esprit n'a aucun préjugé,
aucune prévention, pas même ceux de sa foi religieuse, qui est
sincère et fervente.
Six domestiques, presque tous anciens ou nés
dans la maison paternelle, complètent notre équipage. Tous
partent avec joie et mettent à ce voyage un intérêt
personnel. Chacun d'eux croit voyager pour lui-même, et brave
gaîment les fatigues et les périls que je ne leur ai point
dissimulés.
Pour m'expliquer à moi-même comment,
touchant déjà à la fin de ma jeunesse, à cette
époque de la vie où l'homme se retire du monde idéal pour
entrer dans le monde des intérêts matériels, j'ai
quitté ma belle et paisible existence de Saint-Point, et toutes les
innocentes délices du foyer domestique, charmé par une femme,
embelli par un enfant; pour m'expliquer, dis-je, à moi-même,
comment je vogue à présent sur la vaste mer vers des bords et un
avenir inconnus, je suis obligé de remonter à la source de
toutes mes pensées, et d'y chercher les causes de mes sympathies et de
mes goûts voyageurs. -- C'est que l'imagination a aussi ses besoins et
ses passions! Je suis né poète, c'est-à-dire plus ou
moins intelligent de cette belle langue que Dieu parle à tous les
hommes, mais plus clairement à quelques-uns, par la voie de ses
oeuvres. Jeune, j'avais entendu ce verbe de la nature, cette parole
formée d'images et non de sons, dans les montagnes, dans les
forêts, sur les lacs, au bord des abîmes et des torrens de mon
pays et des Alpes; j'avais même traduit dans la langue écrite
quelques-uns de ces accens qui m'avaient remué et qui à leur
tour remuaient d'autres âmes; mais ces accens ne me
suffisaient plus; j'avais épuisé ce peu de paroles divines que
notre terre d'Europe jette à l'homme; j'avais soif d'en entendre
d'autres sur des rivages plus sonores et plus éclatans. Mon imagination
était amoureuse de la mer, des déserts, des montagnes, des
moeurs, et des traces de Dieu dans l'Orient. Toute ma vie l'Orient avait
été le rêve de mes jours de ténèbres dans
les brumes d'automne et d'hiver de ma vallée natale. Mon corps, comme
mon âme, est fils du soleil; il lui faut la
lumière; il lui faut ce rayon de vie que cet astre darde, non pas du
sein déchiré de nos nuages d'Occident, mais du fond de ce ciel
de pourpre, qui ressemble à la gueule de la fournaise; ces rayons qui
ne sont pas seulement une lueur, mais qui pleuvent tout chauds, qui calcinent
en tombant les roches blanches, les dents étincelantes des pics des
montagnes, et qui viennent teindre l'Océan de rouge comme un incendie
flottant sur les lames! J'avais besoin de remuer, de pétrir dans mes
mains un peu de cette terre qui fut la terre de notre première famille,
la terre des prodiges; de voir, de parcourir cette scène
évangélique, où se passa le drame d'une sagesse divine
aux prises avec l'erreur et la perversité humaines! où la
vérité morale se fit martyre pour féconder de son sang
une civilisation plus parfaite! Et puis j'étais, j'avais
été presque toujours chrétien par le coeur et par
l'imagination; ma mère m'avait fait tel: j'avais quelquefois
cessé de l'être, dans les jours les moins bons et les moins purs
de ma première jeunesse; le malheur et l'amour, l'amour complet qui
purifie tout ce qu'il brûle, m'avaient également repoussé
plus tard dans ce premier asile de mes pensées, dans ces consolations
du coeur qu'on redemande à ses souvenirs et à ses
espérances, quand tout le bruit du coeur tombe au dedans de nous; quand
tout le vide de la vie nous apparaît après une passion
éteinte ou une mort qui ne nous laisse rien à aimer! Ce
christianisme de sentiment était redevenu une douce
habitude de ma pensée; je m'étais dit souvent à
moi-même: Où est la vérité parfaite,
évidente, incontestable? Si elle est quelque part, c'est dans le coeur,
c'est dans l'évidence sentie contre laquelle il n'y a pas de
raisonnement qui prévale. Mais la vérité de l'esprit
n'est complète nulle part; elle est avec Dieu et non avec nous; notre
oeil est trop étroit pour en absorber un seul rayon; toute
vérité pour nous n'est que relative; ce qui sera le plus utile
aux hommes sera donc le plus vrai aussi; la doctrine la plus féconde en
vertus divines sera donc celle qui contiendra le plus de vérités
divines; car ce qui est bon est vrai; toute ma logique religieuse était
là, ma philosophie ne montait pas plus haut; elle m'interdisait les doutes, les dialogues interminables de la raison avec
elle-même; elle me laissait cette religion du coeur qui s'associe si
bien avec tous les sentiments infinis de la vie de l'âme;
qui ne résout rien mais qui apaise tout.