Lamartine, Voyage en Orient | pp. 26-35 |
-- Même jour, -- toujours à
l'ancre. -- La révolution de juillet, qui m'a profondément
affligé, parce que j'aimais de race la vieille et
vénérable famille des Bourbons, parce qu'ils avaient eu l'amour
et le sang de mon père, de mon grand-père, de tous mes parens,
parce qu'ils auraient eu le mien s'ils l'avaient voulu; cette
révolution ne m'a cependant pas aigri, parce qu'elle ne m'a pas
étonné. Je l'ai vue venir de loin; neuf mois
avant le jour fatal, la chute de la monarchie nouvelle a été
écrite pour moi dans les noms des hommes qu'elle chargeait de la
conduire. Ces hommes étaient dévoués et fidèles,
mais ils étaient d'un autre siècle, d'une autre pensée;
tandis que l'idée du siècle marchait dans un sens, ils allaient
marcher dans un autre; la séparation était consommée dans
l'esprit, elle ne pouvait tarder dans les faits; c'était une affaire de
jours et d'heures. J'ai pleuré cette famille qui semblait
condamnée à la destinée et à la
cécité d'OEdipe! J'ai déploré surtout ce divorce
sans nécessité entre le passé et l'avenir! L'un pouvait
être si utile à l'autre! La liberté, le progrès
social, auraient emprunté tant de force de cette adoption que les
anciennes maisons royales, les vieilles familles, les vieilles vertus,
auraient faites d'eux! Il eût été si politique et si doux de ne pas séparer la France en deux camps, en deux
affections, de marcher ensemble, les uns pressant le pas, les autres le
ralentissant pour ne pas se désunir en route! Tout cela n'est plus
qu'un rêve! Il faut le regretter, mais il ne faut pas perdre le jour
à le repasser inutilement! Il faut agir et marcher, c'est la loi des
choses, c'est la loi de Dieu! Je regrette que ce qu'on nomme le parti
royaliste, qui renferme tant de capacités, d'influence et de vertus,
veuille faire une halte dans la question de juillet. Il n'était pas
compromis dans cette affaire, affaire de palais, d'intrigue, de coterie,
où la grande majorité royaliste n'avait eu aucune part. Il est
toujours permis, toujours honorable, de prendre sa part du malheur d'autrui;
mais il ne faut pas prendre gratuitement sa part d'une faute que l'on n'a pas
commise; il fallait laisser à qui la revendique la faute des
coups-d'état et de la direction rétrograde; plaindre et pleurer
les augustes victimes d'une erreur fatale; ne rien renier des {des_des}
affections honorables pour eux; ne point repousser les espérances
éloignées, mais légitimes; et pour tout le reste, rentrer
dans les rangs des citoyens, penser, parler, agir, combattre avec la famille
des familles, avec le pays! Mais laissons cela! Nous reverrons la France dans
deux ans! Que Dieu la protège, et tout ce que nous y laissons de cher
et d'excellent dans tous les partis!
-- 11 juillet 1832. -- A la voile. --
Aujourd'hui, à cinq heures et demie du matin, nous avons mis à
la voile. Quelques amis de peu de jours, mais de beaucoup d'affection, avaient
devancé le soleil pour nous accompagner à quelques milles en
mer, et nous porter plus loin leur adieu. Le brick glissait
sur une mer aplanie, limpide et bleue comme l'eau d'une source à
l'ombre dans le rocher. A peine le poids des vergues, ces longs bras du navire
chargés de voiles, faisait-il légèrement incliner,
tantôt un bord, tantôt un autre; un jeune homme de Marseille nous
récitait des vers admirables, où il confiait ses voeux pour nous
aux vents et aux flots; nous étions attendris par
cette séparation de la terre, par ces pensées qui revolaient au
rivage, qui traversaient la Provence, et allaient vers mon père, vers
mes soeurs, vers mes amis; par ces adieux, par ces vers, par cette belle ombre
de Marseille, qui s'éloignait, qui diminuait sous nos yeux, par cette
mer sans limite qui allait devenir pour long-lemps notre seule patrie. -- Même jour, à trois heures, en
mer. -- Le vent d'est, qui nous dispute le chemin, a
soufflé avec plus de force; la mer a monté et blanchi; le
capitaine déclare qu'il faut regagner la côte et mouiller dans
une baie à deux heures de Marseille. Nous y sommes; la vague nous berce
doucement; la mer parle, comme disent les matelots; on
entend venir de loin un murmure semblable à ce bruit
qui sort des grandes villes. Cette parole menaçante de la mer, la
première que nous entendons, retentit avec solennité dans
l'oreille et dans la poitrine de ceux qui vont lui parler de si près
pendant si long-temps. -- Même jour, onze heures du soir. --
Une lune splendide semble se balancer entre les mâts, les vergues, les
cordages des deux bricks {briks} de guerre mouillés non loin de nous, entre notre ancrage et les noires montagnes du Var;
chaque cordage de ces bâtimens se dessine à l'oeil sur le fond
bleu et pourpre du ciel de la nuit, comme les fibres d'un squelette
gigantesque et décharné vu de loin à la
lueur pâle et immobile des lampes de Westminster ou de Saint-Denis. Le
lendemain, ces squelettes doivent reprendre la vie, étendre des ailes
repliées comme nous, et s'envoler ainsi que des oiseaux de
l'Océan, pour aller se poser sur d'autres rivages. Nous entendons, du
point où je suis, le sifflet aigu et cadencé du maître
d'équipage qui commande la manoeuvre, les roulemens du tambour, la voix
de l'officier de quart. Les pavillons glissent du mât; les canots, les
embarcations remontent ce bord comme au geste rapide et vivant d'un être
animé. Tout redevient silence sur leurs bords et sur le
nôtre. -- Même nuit. -- Je me suis
promené une heure sur le pont du vaisseau, seul, et faisant ces tristes
ou consolantes réflexions; j'y ai murmuré du coeur et des
lèvres toutes les prières que j'ai apprises de ma mère
quand j'étais enfant. Les versets, les lambeaux de psaumes que je lui
ai si souvent entendu murmurer à voix basse, en se promenant le soir
dans l'allée du jardin de Milly, remontaient dans ma mémoire, et
j'éprouvais une volupté intime et profonde à les jeter
à mon tour à l'onde, au vent, à cette
oreille toujours ouverte pour laquelle aucun bruit du coeur ou des
lèvres n'est jamais perdu! La prière que l'on a entendu
proférer par quelqu'un qu'on aima et qu'on a vu mourir est doublement sacrée! Qui de nous ne
préfère le peu de mots que lui a enseignés sa mère
aux plus belles hymnes qu'il pourrait composer lui-même? Voilà
pourquoi, de quelque religion que notre raison nous fasse à l'âge
de raison, la prière chrétienne sera toujours la prière
du genre humain. J'ai fait seul ainsi la prière du soir et de la mer,
pour cette femme qui ne calcule aucun péril pour s'unir à mon
sort, pour cette belle enfant qui jouait pendant ce temps sur le pont, dans la
chaloupe, avec la chèvre qui doit lui donner son lait, avec les beaux
et doux lévriers qui lèchent ses blanches mains,
qui mordillent ses longs et blonds cheveux.
-- 12 au matin, à la voile. --
Pendant la nuit, le vent a changé et il a
fraîchi; j'entendais de ma cabine, à l'entrepont, les pas, les
voix et le chant plaintif des matelots retentir long-temps sur ma tête
avec les coups de la chaîne de l'ancre qu'on rattachait à la
proue. On remettait à la voile; nous partions. Je me rendormais. Quand
je me réveillai et que j'ouvris le sabord pour regarder les côtes
de France que nous touchions la veille, je ne vis plus que l'immense mer vide,
nue, clapotante, avec deux voiles seulement, deux hautes voiles montant comme
deux bornes, deux pyramides du désert dans ce lointain horizon.
[Suite]
O Marseille! ô France! tu méritais mieux;
ce temps, ce pays, ces jeunes hommes, étaient dignes de contempler un
véritable poète, un de ces hommes qui gravent un monde et une
époque dans la mémoire harmonieuse du genre humain! Mais moi, je
le sens profondément, je ne suis rien qu'un de ces hommes sans effigie,
d'une époque transitoire et effacée, dont quelques soupirs ont
eu de l'écho parce que l'écho est plus poétique que le
poète. Cependant, j'appartenais à un autre temps par mes
désirs; j'ai souvent senti en moi un autre homme; des horizons
immenses, infinis, lumineux de poésie philosophique, épique,
religieuse, neuve, se déchiraient devant moi; mais, punition d'une
jeunesse insensée et perdue! ces horizons se refermaient bien vite. Je
les sentais trop vastes pour mes forces physiques; je fermais les yeux pour
n'être pas tenté de m'y précipiter. Adieu donc à
ces rêves de génie, de volupté intellectuelle! Il est trop
tard! J'esquisserai peut-être quelques scènes, je murmurerai
quelques chants, et tout sera dit: à d'autres! et, je le vois avec
plaisir, il en vient d'autres. La nature ne fut jamais plus féconde en
promesses de génie que dans ce moment. Que d'hommes dans vingt ans, si
tous deviennent hommes!
Cependant, si Dieu voulait m'exaucer, voici tout ce
que je lui demanderais: un poème selon mon coeur et selon le sien! une
image visible, vivante, animée et colorée de sa création
visible et de sa création invisible. Voilà un bel
héritage à laisser à ce monde de ténèbres,
de doute et de tristesse! un aliment qui le nourrirait, qui
le rajeunirait pour un siècle! Oh! que ne puis-je le lui donner, ou, du
moins, me le donner à moi-même, lors même que personne
autre que moi n'en entendrait un vers!
A notre gauche, nous voyons les îles de
Pomègue et le château d'If, vieux fort avec des tours rondes et
grises qui couronnent un rocher nu et ardoisé; en face, sur la
côte élevée et entrecoupée de rochers
blanchâtres, de nombreuses maisons de campagne dont les jardins
entourés de murs ne laissent apercevoir que les sommités des
arbustes ou les arceaux verts des treilles; à environ un mille plus loin dans les terres, sur un mamelon isolé et
dépouillé, s'élèvent le fort et la chapelle de
Notre-Dame-de-la-Garde, pélerinage des marins provençaux avant
le départ et au retour de tous leurs voyages. Ce matin, à notre
insu, à l'heure même où le vent entrait
dans nos voiles, une femme de Marseille accompagnée de ses enfants, a
devancé le jour, et est allée prier pour nous au sommet de cette
montagne, d'où son regard ami voyait sans doute notre
vaisseau comme un point blanc sur la mer.
Quel monde que ce monde de la prière! quel lien
invisible, mais tout-puissant, que celui d'êtres connus ou inconnus les
uns aux autres, et priant ensemble ou séparés les uns pour les
autres! Il m'a toujours semblé que la prière, cet instinct si
vrai de notre impuissante nature était la seule force réelle, ou
du moins la plus grande force de l'homme! L'homme ne conçoit pas son
effet, mais que conçoit-il? Le besoin qui pousse l'homme à
respirer lui prouve seul que l'air est nécessaire à sa vie!
L'instinct de la prière prouve aussi à l'âme l'efficacité de la prière: prions donc! Et
vous qui nous avez inspiré cette merveilleuse communication avec vous,
avec les êtres, avec les mondes invisibles! vous, mon Dieu, exaucez-nous
beaucoup! exaucez-nous au-delà de nos désirs.
Autrefois, l'homme ne s'endormait pas sur ce lit
profond et perfide de la mer sans élever son âme
et sa voix à Dieu, sans rendre gloire à son sublime auteur, au
milieu de tous ces astres, de tous ces flots, de toutes ces cimes de
montagnes, de tous ces charmes, de tous ces périls de la nuit; on
faisait une prière, le soir, à bord des vaisseaux! Depuis la
révolution de juillet, on n'en fait plus. La prière est morte
sur les lèvres de ce vieux libéralisme du XVIIIe siècle,
qui n'avait lui-même rien de vivant que sa haine froide contre les
choses de l'âme. Ce souffle sacré de l'homme, que
les fils d'Adam s'étaient transmis jusqu'à nous avec leurs joies
ou leurs douleurs, il s'est éteint en France dans
nos jours de dispute et d'orgueil; nous avons mêlé Dieu dans nos
querelles. L'ombre de Dieu fait peur à certains hommes. Ces insectes
qui viennent de naître, qui vont mourir demain, dont le vent emportera dans quelques jours la stérile
poussière, dont ces vagues éternelles jetteront les os blanchis
sur quelque écueil, craignent de confesser, par un geste, l'Etre infini
que les cieux et les mers confessent; ils dédaignent de nommer celui
qui n'a pas dédaigné de les créer; et cela pourquoi?
parce que ces hommes portent un uniforme, qu'ils calculent jusqu'à une
certaine quantité de nombres, et qu'ils s'appellent Français du
dix-neuvième siècle! Heureusement le dix-neuvième
siècle passe, et j'en vois approcher un meilleur, un siècle
vraiment religieux, où, si les hommes ne confessent pas Dieu dans la
même langue et sous les mêmes symboles, ils le confesseront au
moins sous tous les symboles et dans toutes les langues!
La vague caressait doucement les
flancs épais et arrondis de mon brick, et babillait gracieusement sous
mon étroite fenêtre où l'écume s'élevait
quelquefois en légères guirlandes blanches; c'était le
bruit inégal, varié, confus, du gazouillement des hirondelles
sur un {=sic} montagne, quand le soleil se lève au-dessus d'un champ de
blé. Il y a des harmonies entre tous les élémens, comme
il y en a une générale entre la nature matérielle et la
nature intellectuelle. Chaque pensée a son reflet dans un objet visible
qui la répète comme un écho, la réfléchit
comme un miroir, et la rend perceptible de deux manières: aux sens par
l'image, à la pensée par la pensée; c'est la
poésie infinie de la double création! les
hommes appellent cela comparaison: la comparaison c'est le génie. La
création n'est qu'une pensée sous mille formes. Comparer, c'est
l'art ou l'instinct de découvrir des mots de plus dans cette langue
divine des analogies universelles que Dieu seul possède, mais dont il
permet à certains hommes de découvrir quelque chose.
Voilà pourquoi le prophète, poète sacré, et le
poète, prophète profane, furent jadis et partout
regardées {=sic} comme des êtres divins. On les regarde
aujourd'hui comme des êtres insensés ou tout au moins inutiles,
cela est logique; si vous comptez pour tout le monde matériel et
palpable, cette partie de la nature qui se résout en chiffres, en
étendue, en argent ou en voluptés physiques, vous faites bien de
mépriser ces hommes qui ne conservent que le culte du beau moral,
l'idée de Dieu, et cette langue des images, des rapports
mystérieux entre l'invisible et le visible! Qu'est-ce qu'elle prouve
cette langue? Dieu et l'immortalité! ce n'est rien pour vous!