Lamartine, Voyage en Orient | pp. 35-43 |
-- 13 juillet, mouillés dans le petit
golfe de la Ciotat. -- Le vent favorable, un moment
levé, s'est bientôt évanoui dans nos voiles. Elles
retombaient le long des mâts et les laissaient osciller au gré
des plus faibles lames. Belle image de ces caractères auxquels manque
la volonté, ce vent de l'âme
humaine, caractères flottans qui fatiguent ceux qui les
possèdent; ces caractères usent plus par la faiblesse que les
courageux efforts qu'une volonté rigoureuse imprime aux hommes
d'énergie et d'action; comme les navires aussi qui, sur une mer calme
et sans vent, se fatiguent davantage que sous l'impulsion d'un
vent frais qui les poussent {=sic} et les soutient sur
l'écume des vagues. -- Golfe de la Ciotat, 14 au soir. -- Le vent est mort et rien n'annonce son retour. La surface du golfe
n'a pas un pli; la mer est si plane qu'on y distingue çà et
là l'impression des ailes transparentes des moustiques qui flottent sur
ce miroir, et qui seules le ternissent à cette heure. Voilà donc
à quel degré de calme et de mansuétude peut descendre cet
élément qui soulève les vaisseaux à trois ponts
sans connaître leur poids, qui ronge des lieues de rivage, use des
collines, et fend des rochers, brise des montagnes sous le choc de ses lames
mugissantes! Rien n'est si doux que ce qui est fort. -- Même jour. -- Il est nuit,
c'est-à-dire ce qu'on appelle la nuit dans ces climats. Combien n'ai-je
pas compté de jours moins éclairés sur les flancs
veloutés des collines de Richemond en Angleterre! dans les brumes de la
Tamise, de la Seine, de la Saône, ou du lac de Genève! Une lune
ronde monte dans le firmament; elle laisse dans l'ombre notre brick noir qui
repose immobile à quelque distance du quai. La lune en avançant
a laissé derrière elle comme une traînée de sable
rouge dont elle semble avoir semé la moitié du ciel; le reste
est bleu et blanchit à mesure qu'elle approche. A un horizon de deux
milles à peu près, entre deux petites îles, dont l'une a
des falaises élevées et jaunes comme le Colysée à
Rome, et dont l'autre est violette comme des fleurs de lilas, on voit sur la
mer le mirage d'une grande ville; l'oeil y est trompé: on voit
étinceler des dômes, des palais aux façades
éblouissantes, de long {=sic} quais inondés d'une lumière
douce et sereine, à droite et à gauche, les
vagues blanchissent et semblent l'envelopper; on dirait Venise ou Malte
dormant au milieu des flots. Ce n'est ni une île, ni une ville, c'est la
réverbération de la lune au point où son disque tombe
d'aplomb sur la mer; plus près de nous, cette
réverbération s'étend et se prolonge, et roule un fleuve
d'or et d'argent entre deux rivages d'azur. A notre gauche, le golfe
étend jusqu'à un cap élevé la chaîne longue
et sombre de ses collines inégales et dentelées; à
droite, c'est une vallée étroite et fermée où
coule une belle fontaine à l'ombre de quelques arbres; derrière,
c'est une colline plus haute, couverte jusqu'au sommet d'oliviers que la nuit
fait paraître noirs; depuis la cime de cette colline jusqu'à la
mer, des tours grises, des maisonnettes blanches, percent
çà et là l'obscurité monotone des oliviers, et
attirent l'oeil et la pensée sur la demeure de l'homme. Plus loin encore, et à l'extrémité du golfe,
trois énorme {=sic} rochers s'élèvent sans bases sur les
flots; de formes bizarres, arrondis comme des cailloux, polis par la vague et
les tempêtes, ces cailloux sont des montagnes; jeux gigantesques d'un
océan primitif dont nos mers ne sont sans doute qu'une
faible image.
-- 15 juillet. -- Nous avons visité
la maison du capitaine de notre brick; jolie demeure, modeste, mais
ornée. Nous fûmes reçus par la jeune femme souffrante et
triste du départ précipité de son mari. Je lui offris de
la prendre à bord et de nous accompagner pendant ce voyage, qui devait
être plus long que les voyages ordinaires d'un bâtiment de
commerce. Sa santé s'y opposait; elle allait seule, sans enfants, et
malade, compter de longs jours et de longues années peut-être,
pendant l'absence de son mari. Sa figure douce et sensible
portait l'empreinte de cette mélancolie de son avenir et de cette
solitude de son coeur. La maison ressemblait à une maison flamande; ses
murs étaient tapissés des portraits des vaisseaux que le
capitaine avait commandés. Non loin de là, il
nous mena voir dans la campagne une maison où il se préparait,
quoique jeune, un asile pour se retirer du vent et du flot.
Je fus bien aise d'avoir vu l'établissement champêtre où
cet homme méditait d'avance son repos et son bonheur pour sa
vieillesse. J'ai toujours aimé à connaître le foyer, les
circonstances domestiques de ceux avec qui j'ai dû avoir affaire dans ce
monde. C'est une partie d'eux-mêmes; c'est une seconde physionomie
extérieure qui donne la clef de leur caractère et de leur
destinée. -- 16 juillet. -- Réveillé de
bonne heure, j'entendis ce matin, sur le pont immobile, la voix des matelots
avec le chant du coq et le bêlement de la chèvre et de nos
moutons. Quelques voix de femmes et des voix d'enfans complétaient
l'illusion; j'aurais pu me croire couché dans la chambre de bois d'une
cabane de paysan, sur les bords du lac de Zurich ou de Soleure. Je montai;
c'étaient les enfans de quelques-uns de nos matelots que leurs femmes
avaient amenés à leurs pères. Ceux-ci les asseyaient sur
les canons, les tenaient debout sur les balustrades du navire, les couchaient
dans la chaloupe, les berçaient dans le hamac, avec cette tendresse
dans l'accent et ces larmes dans les yeux qu'auraient pu avoir des
mères ou des nourrices. Braves gens, aux coeurs de bronze contre les
dangers, aux coeurs de femme pour ce qu'ils aiment, rudes et doux comme l'élément qu'ils pratiquent! Qu'il soit
pasteur, qu'il soit marin, l'homme qui a une famille a un coeur pétri
de sentimens humains et honnêtes. L'esprit de famille est la seconde âme de l'humanité; les législateurs modernes
l'ont trop oublié; ils ne songent qu'aux nations et aux
individualités; ils omettent la famille, source unique des populations
fortes et pures, sanctuaire des traditions et des moeurs, où se
retrempent toutes les vertus sociales; la législation, même
après le christianisme, a été barbare sous ce rapport;
elle repousse l'homme de l'esprit de famille au lieu de l'y convier! Elle
interdit à la moitié des hommes la femme, l'enfant, la
possession du foyer et du champ; elle devait ces biens à tous,
dès qu'ils ont âge d'homme; il ne fallait les interdire qu'aux
coupables. La famille est la société en raccourci; mais c'est la
société où les lois sont naturelles parce qu'elles sont
des sentimens. Excommunier de la famille aurait pu être la plus grande
réprobation, la dernière flétrissure de la loi;
c'eût été la seule peine de mort d'une législation
chrétienne et humaine: la mort sanglante devrait être
effacée depuis des siècles.
-- Juillet, toujours mouillés par vent contraire. -- A un mille à l'ouest, sur la
côte, les montagnes sont cassées comme à coup de massues;
les fragmens énormes sont tombés, çà et là,
sur les pieds des montagnes ou sous les flots bleus et verdâtres de la
mer qui les baigne. La mer y brise sans cesse; et de la lame qui arrive avec
un bruit alternatif et sourd contre les rochers, s'élancent comme des
langues d'écume blanche qui vont lécher les bords salés.
Ces morceaux entassés de montagnes, car ils sont trop grands pour qu'on
les appelle rochers, sont jetés et pilés avec une telle
confusion les uns sur les autres, qu'ils forment une quantité
innombrables d'anses étroites, de voûtes profondes, de grottes
sonores, de cavités sombres, dont les enfans de deux ou trois cabanes
de pêcheurs du voisinage connaissent seuls les routes, les
sinuosités et les issues. Une de ces cavernes, dans laquelle on
pénètre par l'arche surbaissée d'un pont naturel, couvert
d'un énorme bloc de granit, donne accès à la mer et
s'ouvre ensuite sur une étroite et obscure vallée que la mer
remplit tout entière de ses flots limpides et aplanis comme le
firmament dans une belle nuit. C'est une calangue connue des pêcheurs,
où, pendant que la vague mugit et écume au dehors, en
ébranlant de son choc les flancs de la côte, les plus petites
barques sont à l'abri; on y aperçoit à peine ce
léger bouillonnement d'une source qui tombe dans une nappe d'eau. La
mer y conserve cette belle couleur d'un jaune verdâtre et moiré
que voit si bien l'oeil des peintres de marine, mais qu'ils ne peuvent jamais
rendre exactement, car l'oeil voit plus que la main ne peut imiter.
[Suite]
Soit hasard, soit manoeuvre secrète de nos
officiers, nous nous trouvons forcés par le vent
à entrer à trois heures dans le golfe riant de la Ciotat, petite
ville de la côte de Provence, où notre capitaine et presque tous
nos matelots ont leurs maisons, leurs femmes et leurs enfans. A l'abri d'un
petit môle qui se détache d'une colline gracieuse, toute
vêtue de vignes, de figuiers et d'oliviers, comme une main amie que le
rivage tend aux matelots, nous laissons tomber l'ancre. L'eau est sans ride et
tellement transparente qu'à vingt pieds de profondeur nous voyons
briller les cailloux et les coquillages, ondoyer les longues herbes marines,
et courir des milliers de poissons aux écailles chatoyantes,
trésors cachés du sein de la mer, aussi riche, aussi
inépuisable {inépuissable} que la terre en
végétation et en habitans. La vie est partout comme
l'intelligence! Toute la nature est animée, toute la nature sent et
pense! Celui qui ne le voit pas n'a jamais réfléchi à
l'intarissable {intarisable} fécondité de la pensée
créatrice! Elle n'a pas dû, elle n'a pas pu s'arrêter;
l'infini est peuplé, et partout où est la vie, là aussi
est le sentiment; et la pensée a des degrés inégaux sans
doute, mais sans vide. En voulez-vous une
démonstration physique? Regardez une goutte d'eau sous le microscope
solaire: vous y verrez graviter des milliers de mondes! des mondes dans une
larve d'insecte, et si vous parveniez à décomposer encore chacun
de ces milliers de mondes, des millions d'autres univers vous
apparaîtraient encore! Si de ces mondes sans bornes et infiniment petits
vous vous élevez tout à coup aux grands globes innombrables des
voûtes célestes, si vous plongez dans les voies lactées,
poussière incalculable de soleils dont chacun régit un
système de globe plus vaste que la terre et la lune, l'esprit reste
écrasé sous le poids {poid} de ces calculs; mais l'âme les supporte et se glorifie d'avoir sa place dans cette
oeuvre, d'avoir la force de la comprendre, d'avoir un sentiment pour en
bénir, pour en adorer l'auteur! O mon Dieu! que la nature est une digne
prière pour celui qui t'y cherche, qui t'y découvre sous toutes
les formes, et qui comprend quelques syllabes de sa langue muette, mais qui
dit tout!
Nous descendons à terre sur les instances de
notre capitaine qui veut nous présenter à sa femme et nous
montrer sa maison. La ville ressemble aux jolies villes du royaume de Naples
sur la côte {côté} de Gaëte. Tout est rayonnant, gai,
serein; l'existence est une fête continuelle dans les climats du midi.
Heureux l'homme qui naît et qui meurt au soleil! Heureux surtout celui
qui a sa maison, la maison et le jardin de ses pères, aux bords de
cette mer dont chaque vague est une étincelle qui jette sa
lumière et son éclat sur la terre! Les hautes montagnes
exceptées, qui empruntent la clarté de leurs cimes et de leurs
horizons aux neiges qui les couvrent, au ciel dans lequel elles plongent,
aucun site de l'intérieur des terres, quelque riant, quelque gracieux
que le fassent les collines, les arbres et les fleuves, ne peut lutter de
beauté avec les sites que baignent les mers du midi. La mer est aux
scènes de la nature ce que l'oeil est à un beau visage; elle les
éclaire, elle leur donne ce rayonnement, cette physionomie qui les fait
vivre, parler, enchanter, fasciner le regard qui les contemple.
La plupart de nos matelots sont aussi de ces villages.
Hommes doux, pieux, gais, laborieux, maniant le vent, la tempête et la vague, avec cette
régularité calme et silencieuse de nos laboureurs de Saint-Point
maniant la herse ou la charrue; laboureurs de mer, paisibles et chantans comme
les hommes de nos vallées, suivant aux rayons du soleil du matin leurs
longs sillons fumans sur les flancs de leurs collines!
Sur les deux flancs de cette vallée marine
montent à perte de vue deux murailles de rochers presque à pic,
sombres et d'une couleur uniforme, pareille à celle du mâchefer,
quelque temps après qu'il est tombé de la fournaise. Aucune
plante, aucune mousse n'y trouve même une fente pour se suspendre et
s'enraciner, pour y faire flotter ces guirlandes de lianes et ces fleurs que
l'on voit si souvent onduler sur les parois des rochers de la Savoie, à
des hauteurs où Dieu seul peut les respirer; nues, droites, noires,
repoussant l'oeil, elles ne sont là que pour défendre de l'air
de la mer les collines de vignes et d'oliviers qui végètent sous
leur abri; images de ces hommes dominant une époque ou une nation,
exposés à toutes les injures du temps et des tempêtes pour
protéger des hommes plus faibles et plus heureux. Au fond de la
calangue, la mer s'élargit un peu, serpente, prend une teinte plus
claire à mesure qu'elle découvre plus de ciel, et finit enfin
par une belle nappe d'eau dormante sur un lit de petits coquillages violets,
concassés et serrés comme du sable. Si vous mettez le pied hors
de la chaloupe qui vous a porté jusque-là, vous trouvez à
gauche, dans le creux d'un ravin, une source d'eau douce,
fraîche et pure; puis en tournant à droite, un sentier de
chèvres pierreux, rapide, inégal, ombragé de figuiers
sauvages et d'azeroliers, qui descend des terres cultivées vers cette
solitude des flots. Peu de sites m'ont autant frappé, autant
alléché dans mes voyages. C'est ce mélange parfait de
grâce et de force qui forme la beauté accomplie dans l'harmonie
des élémens comme dans l'être animé ou pensant.
C'est cet hymen mystérieux de la terre et de la mer, surpris pour ainsi
dire dans leur union la plus intime et la plus voilée. C'est cette
image du calme et de la solitude la plus inaccessible, à
côté de cet orageux et tumultueux théâtre des
tempêtes, tout près du retentissement de ses flots. C'est un de
ces nombreux chefs-d'oeuvre de la création, que Dieu a répandus
partout comme pour se jouer avec les contrastes, mais qu'il se plaît
à cacher le plus souvent sur les cimes impraticables des monts
escarpés, dans le fond des ravins sans accès, sur les
écueils les plus inabordables de l'Océan, comme des joyaux de la
nature qu'elle ne découvre que rarement à des hommes simples,
à des bergers, à des pêcheurs, aux voyageurs, aux
poètes, ou à la pieuse contemplation des solitaires.