Lamartine, Voyage en Orient | pp. 43-52 |
-- 14 juillet 1832. -- A dix heures, brise
de l'ouest qui s'élève; nous levons l'ancre à trois
heures, nous n'avons bientôt plus que le ciel et les flots pour horizon;
-- mer étincelante, -- mouvement doux et cadencé
du brick, -- murmure de la vague aussi régulier que la respiration
d'une poitrine humaine. Cette alternation régulière du flot, du
vent dans la voile, se retrouve dans tous les mouvemens, dans
tous les bruits de la nature; est-ce qu'elle ne respirerait pas aussi? Oui,
sans aucun doute, elle respire, elle vit, elle pense, elle
souffre et jouit, elle sent, elle adore son divin auteur. Il n'a pas fait la
mort; la vie est le signe de toutes ses oeuvres.
-- 16 juillet 1832, en pleine mer, 8 heures du
soir. -- Nous avons vu s'abaisser les dernières cimes des montagnes
grises des côtes de France et d'Italie; puis la ligne bleue, sombre, de
la mer, à l'horizon, a tout submergé. L'oeil, à ce moment
où l'horizon connu s'évanouit, parcourt l'espace et le vide
flottant qui l'entoure, comme un infortuné qui a perdu successivement
tous les objets de ses affections, de ses habitudes, et qui cherche en vain
où reposer son coeur. -- 16 juillet, en pleine mer. -- Nous avons
eu toute la nuit et tout le jour une belle mais forte mer. Le soir, le vent fraîchit, la lame se forme et commence à
rouler pesamment sur les flancs du brick; lune éclatante qui prolonge
les torrens d'une clarté blanche et ondoyante dans les larges
vallées liquides, creusées entre les grandes vagues. Ces lueurs
flottantes de la lune ressemblent à des ruisseaux d'eau courante,
à des cascades d'eau de neige, dans le lit des vertes vallées du
Jura ou de la Suisse. Le vaisseau descend et remonte lourdement chacune de ces
ravines profondes. Pour la première fois, dans ce voyage, nous
entendons les plaintes, les gémissemens du bois; les flancs
écrasés du brick rendent, sous le coup de chaque lame, un bruit
auquel on ne peut rien comparer que les derniers mugissemens d'un taureau
frappé par la hache, et couché sur le flanc dans les convulsions
de l'agonie. Ce bruit, mêlé dans la nuit aux rugissemens de cent
mille vagues, aux bonds gigantesques du navire, aux craquemens des mâts,
au sifflement des rafales, à la poussière de l'écume
qu'elles lancent et qu'on entend pleuvoir en sifflant sur le pont, aux pas
lourds et précipités des hommes de quart, qui courent à
la manoeuvre, aux paroles rares, fermes et brèves de l'officier qui
commande; tout cela forme un ensemble de sons significatifs et terribles qui
ébranlent bien plus profondément l'âme
humaine que le coup de canon sur le champ de bataille. Ce sont de ces
scènes auxquelles il faut avoir assisté, pour connaître la
face pénible de la vie des marins, et pour mesurer sa propre
sensibilité morale et physique!
[Suite]
Le ciel devient la grande et unique scène de
contemplation; puis le regard retombe sur ce point imperceptible noyé
dans l'espace, sur cet étroit navire devenu l'univers entier pour ceux
qu'il emporte.
Le maître d'équipage est à la
barre; sa figure mâle et impassible, son regard ferme et vigilant, fixe
tantôt sur l'habitacle pour y chercher l'aiguille, tantôt sur la
proue pour y découvrir, à travers les cordages du mât de
misaine, sa route à travers les lames; son bras droit pose sur la
barre, et d'un mouvement imprimant sa volonté à l'immense masse
du vaisseau, tout montre en lui la gravité de son oeuvre, le destin du
navire, la vie de trente personnes roulant en ce moment dans son large front
et pesant dans sa main robuste.
A l'avant du pont, les matelots sont par groupes,
assis, debout, couchés sur les planches de sapin luisant, ou sur les
câbles roulés en vastes spirales; les uns raccommodant les
vieilles voiles avec de grosses aiguilles de fer, comme de
jeunes filles brodant le voile de leurs noces ou le rideau de leur lit
virginal; les autres se penchant sur les balustrades, regardant sans les voir
les vagues écumantes comme nous regardons les pavés d'une route
cent fois battue, et jetant au vent avec indifférence
les bouffées de fumée de leurs pipes de terre rouge. Ceux-ci
donnent à boire aux poules dans leurs longues auges; ceux-là
tiennent à la main une poignée de foin, et font brouter la
chèvre dont ils tiennent les cornes de l'autre main; ceux-la jouent
avec deux beaux moutons qui sont juchés entre les deux mâts dans
la haute chaloupe suspendue; ces pauvres animaux élèvent leur
tête inquiète au-dessus des bordages, et ne voyant que la plaine
ondoyante blanchie d'écume, ils bêlent après le rocher et
la mousse aride de leurs montagnes.
A l'extrémité du navire, l'horizon de ce
monde flottant, c'est la proue aiguë précédée de son
mât de beaupré incliné sur la mer; ce mât se dresse
à l'avant du vaisseau comme le dard d'un monstre marin. Les ondulations
de la mer, presque insensible au centre de gravité, au milieu du pont,
font décrire à la proue des oscillations lentes et gigantesques.
Tantôt elle semble diriger la route du vaisseau vers quelque
étoile du firmament, tantôt le plonger dans quelque vallée
profonde de l'Océan; car la mer semble monter et descendre sans cesse
quand on est à l'extrémité d'un vaisseau qui, par sa
masse et sa longueur, multiplie l'effet de ces vagues ondulées.
Nous, séparés par le grand mât de
cette scène de moeurs maritimes, nous sommes assis sur les bancs de
quart, ou nous nous promenons avec les officiers sur le pont, regardant
descendre le soleil et monter les vagues.
Au milieu de toutes ces figures mâles,
sévères, pensives, une enfant, les cheveux dénoués
et flottans sur sa robe blanche, son beau visage rose, heureux et gai,
entouré d'un chapeau de paille de matelot noué sous son menton,
joue avec le chat blanc du capitaine, ou avec une nichée de pigeons de
mer pris la veille, qui se couchent sous l'affût d'un canon et auxquels
elle émiette le pain de son goûter.
Cependant, le capitaine du navire, sa montre marine
à la main, et épiant en silence, à l'occident, la seconde
précise où le disque du soleil, réfracté de la
moitié de son disque, semble toucher la vague et y flotter un moment
avant d'y être submergé entier, élève la voix et
dit: Messieurs, la prière! Toutes les conversations cessent,
tous les jeux finissent; les matelots jettent à la mer leur cigare
encore enflammé, ils ôtent leurs bonnets grecs de laine rouge,
les tiennent à la main, et viennent s'agenouiller entre les deux
mâts. Le plus jeune d'entre eux ouvre le livre de prières et
chante l' Ave, maris stella, et les litanies sur un mode tendre,
plaintif et grave, qui semble avoir été inspiré au milieu
de la mer et de cette mélancolie inquiète des dernières
heures du jour, où tous les souvenirs de la terre, de la
chaumière, du foyer, remontent du coeur dans la pensée de ces
hommes simples. Les ténèbres vont redescendre sur les flots et
engloutir jusqu'au matin, dans leur obscurité dangereuse, la route des
navigateurs et les vies de tant d'êtres qui n'ont plus pour phare que la
Providence, pour asile que la main invisible qui les soutient sur les flots.
Si la prière n'était pas née avec l'homme même,
c'est là qu'elle eût été inventée, par des
hommes seuls avec leurs pensées et leurs faiblesses, en présence
de l'abîme du ciel où se perdent leurs regards; de l'abîme
des mers dont une planche fragile les sépare; au mugissement de
l'Océan qui gronde, siffle, hurle, mugit comme les voix de mille
bêtes féroces; aux coups du vent qui fait rendre
un son aigu à chaque cordage; aux approches de la nuit qui grossit tous
les périls et multiplie toutes les terreurs. Mais la prière ne
fut jamais inventée; elle naquit du premier soupir, de la
première joie, de la première peine du coeur humain; ou
plutôt l'homme ne naquit que pour la prière; glorifier Dieu ou
l'implorer, ce fut sa seule mission ici-bas; tout le reste périt avant
lui ou avec lui; mais le cri de gloire, d'admiration ou d'amour, qu'il
élève vers son créateur, en passant sur la terre, ne
périt pas; il remonte, il retentit d'âge en âge à
l'oreille de Dieu, comme l'écho de sa propre voix, comme un reflet de
sa magnificence; il est la seule chose qui soit complètement divine en
l'homme, et qu'il puisse exhaler avec joie et avec orgueil; car cet orgueil
est un hommage à celui-là seul qui peut en avoir, à
l'Etre infini.
A peine avions-nous roulé ces pensées ou
d'autres pensées semblables, chacun dans notre silence, qu'un cri de
Julia s'éleva au bord du vaisseau qui regardait l'orient. Un incendie
sur la mer! Un navire eu feu! Nous nous précipitâmes pour voir ce
feu lointain sur les flots. En effet, un large charbon de
feu flottait à l'orient sur l'extrémité de l'horizon de
la mer; puis, s'élevant et s'arrondissant en peu de minutes, nous
reconnûmes la pleine lune enflammée par la vapeur du vent d'ouest, et sortant lentement des flots comme un disque de
fer rouge que le forgeron tire avec ses tenailles de la fournaise, et qu'il
suspend sur l'onde où il va l'atteindre. Du côté
opposé du ciel, le disque du soleil, qui venait de descendre, avait
laissé à l'occident comme un banc de sable d'or, semblable au
rivage de quelque terre inconnue. Nos regards flottaient d'un bord à
l'autre entre ces deux magnificences du ciel. Peu à peu, les
clartés de ce double crépuscule
s'éteignirent; des milliers d'étoiles naquirent au-dessus de nos
têtes, comme pour tracer la route à nos mâts qui
passèrent de l'une à l'autre; on commanda le premier quart de la
nuit, on enleva du pont tout ce qui pouvait gêner la manoeuvre, et les
matelots vinrent l'un après l'autre dire au capitaine: Que Dieu soit
avec nous!
Je continuai de me promener quelque temps en silence
sur le pont, puis je descendis rendant grâce à Dieu dans mon
coeur d'avoir permis que je visse encore cette face inconnue de sa nature. Mon
Dieu! mon Dieu! voir ton oeuvre sous toutes ses faces, admirer ta magnificence
sur les montagnes ou sur les mers, admirer et bénir ton nom qu'aucune
lettre ne peut contenir! c'est là toute la vie! Multiplie la
nôtre pour multiplier l'amour et l'admiration dans nos coeurs! Puis
tourne la page, et fais-nous lire dans un autre monde les merveilles sans fin
du livre de ta grandeur et de ta bonté!
La nuit entière se passe ainsi sans sommeil. Au
lever du jour, le vent tombe un peu, la lame ne
déferle plus, c'est-à-dire qu'elle ne se couronne plus
d'écume; tout annonce une belle journée; nous apercevons
à travers la brume colorée de l'horizon les hautes et longues
chaînes des montagnes de Sardaigne. Le capitaine nous promet une mer
calme et plane comme un lac entre cette île et la Sicile. Nous filons
huit noeuds quelquefois neuf; à chaque quart d'heure les côtes
éclatantes vers lesquelles le vent nous emporte se
dessinent avec la plus grande netteté; les golfes se creusent, les caps
s'avancent, les rochers blancs se dressent sur les flots, les maisons, les
champs cultivés commencent à se distinguer sur les flancs de
l'île. A midi nous touchons à l'entrée du golfe de
St.-Pierre; mais au moment de doubler les écueils qui
le ferment, un ouragan subit de vent du nord éclate
dans nos voiles; la lame déjà grosse de la nuit
donne prise au vent et s'amoncèle en véritables
collines mouvantes; tout l'horizon n'est qu'une nappe d'écume; le
vaisseau chancèle tour à tour sur la crète de toutes les
vagues, puis se précipite presque perpendiculairement dans les
profondeurs qui les séparent; en vain nous persistons à vouloir
chercher un abri dans le golfe. A l'instant où nous doublons le cap pour y entrer, un vent
furieux et sifflant comme une volée de flèches s'échappe
de chaque vallon, de chaque anse de la côte, et jette le brick sur le
flanc; on a le temps à peine de serrer les voiles; nous ne gardons que
les voiles basses où nous serrons le vent; le
capitaine court lui-même à la barre du gouvernail; le navire
alors comme un cheval contenu par une main vigoureuse et dont on tient la
bride courte semble piaffer sur l'écume du golfe; les flots rasent les
bords du pont du côté où le navire est incliné, et
tout le flanc gauche jusqu'à la quille est hors de l'eau; nous filons
ainsi environ vingt minutes, dans l'espoir d'atteindre la petite rade de la
ville de St.-Pierre; nous voyons déjà les vignes et les
maisonnettes blanches à une portée de canon; mais la
tempête augmente, le vent nous frappe comme un boulet;
nous sommes contraints de céder et de virer périlleusement de
bord, sous le coup même le plus violent de la rafale. Nous
réussissons, et nous sortons du golfe par la même manoeuvre qui
nous y a lancés; nous nous retrouvons au large sur une mer horrible. La
fatigue de la nuit et du jour nous fait vivement désirer un abri avant
une seconde nuit que tout nous fait appréhender comme plus orageuse
encore. Le capitaine se décide à tout braver même la
rupture de ses mâts pour trouver un mouillage sur la côte de
Sardaigne. A quelques lieues du point où nous sommes, le golfe de Palma
nous en promet un. Nous combattons, pour y entrer, la même furie des vents qui nous a chassés du golfe Saint-Pierre.
Après deux heures de lutte, nous l'emportons, et nous entrons, comme un
oiseau de mer penché sur ses ailes, jusqu'au fond du beau golfe de
Palma. La tempête n'est point tombée; nous entendons le
mugissement incessant de la pleine mer à trois lieues derrière
nous; le vent continue à siffler dans nos cordages;
mais dans ce bassin cerné de hautes montagnes il ne peut soulever que
des bouffées d'écume dont il arrose et rafraîchit le pont;
et enfin nous mouillons à trois encâblures de la plage de
Sardaigne, sur un fond d'herbes marines et dans des eaux tranquilles à
peine ridées. C'est une impression délicieuse que celle du
navigateur échappé à la tempête à force de
travail et de peine, quand il entend enfin rouler la chaîne de fer de
l'ancre qui va l'attacher à un rivage hospitalier. Aussitôt que
l'ancre a mordu, toutes les figures contractées des matelots se
détendent; on voit que leurs pensées se reposent aussi; ils
descendent dans l'entrepont, ils vont changer leurs habits mouillés,
ils remontent bientôt avec leur costume des dimanches, et reprennent
toutes les habitudes paisibles de leur vie de terre. Oisifs, gais, causeurs,
ils sont assis, les bras croisés sur les balustres du bordage, ou
fument tranquillement leurs pipes, en regardant avec indifférence les
paysages et les maisons du rivage.