Lamartine, Voyage en Orient pp. 184-189

    VISITE A LADY ESTHER STANHOPE.

    Lady Esther Stanhope, nièce de M. Pitt, après la mort de son oncle, quitta l'Angleterre et parcourut l'Europe. Jeune, belle et riche, elle fut accueillie partout avec l'empressement et l'intérêt que son rang, sa fortune, son esprit et sa beauté devaient lui attirer; mais elle se refusa constamment à unir son sort au sort de ses plus dignes admirateurs, et après quelques années passées dans les principales capitales de l'Europe, elle s'embarqua avec une suite nombreuse pour Constantinople. On n'a jamais su le motif de cette expatriation: les uns l'ont attribuée à la mort d'un jeune général anglais, tué à cette époque en Espagne, et que d'éternels regrets devaient conserver à jamais présent dans le coeur de lady Esther; les autres à un simple goût d'aventures que le caractère entreprenant et courageux de cette jeune personne pouvait faire présumer en elle. Quoi qu'il en soit, elle partit; elle passa quelques années à Constantinople, et s'embarqua enfin pour la Syrie sur un bâtiment anglais qui portait aussi la plus grande partie de ses trésors, et des valeurs immenses en bijoux et en présens de toute espèce.
    La tempête assaillit le navire dans le golfe de Macri, sur la côte de Caramanie, en face de l'île de Rhodes: il échoua sur un écueil à quelques milles du rivage. Le vaisseau fut eu peu d'instans brisé, et les trésors de lady Stanhope furent engloutis dans les flots; elle-même échappa avec peine à la mort, et fut portée sur un débris du bâtiment, à une petite île déserte où elle passa vingt-quatre heures sans alimens et sans secours; enfin, des pêcheurs de Marmoriza qui recherchaient les débris du naufrage la découvrirent et la conduisirent à Rhodes, où elle se fit reconnaître du consul anglais. Ce déplorable événement n'attiédit pas sa résolution. Elle se rendit à Malte, de là en Angleterre. Elle rassembla les débris de sa fortune; elle vendit à fonds perdu une partie de ses domaines, elle chargea un second navire de richesses et de présens pour les contrées qu'elle devait parcourir et elle mit à la voile. Le voyage fut heureux, et elle débarqua à Latakie, l'ancienne Laodicée, sur la côte de Syrie, entre Tripoli et Alexandrette. Elle s'établit dans les environs, apprit l'arabe, s'entoura de toutes les personnes qui pouvaient lui faciliter des rapports avec les différentes populations arabes, druzes, maronites, du pays, et se prépara, comme je le faisais alors moi-même, à des voyages de découverte dans les parties les moins accessibles de l'Arabie, de la Mésopotamie et du désert.
    Quand elle fut bien familiarisée avec la langue, le costume, les moeurs et les usages des pays, elle organisa une nombreuse caravane, chargea des chameaux de riches présens pour les Arabes, et parcourut toutes les parties de la Syrie. Elle séjourna à Jérusalem, à Damas, à Alep, à Koms, à Balbeck et à Palmyre: ce fut dans cette dernière station que les nombreuses tribus d'Arabes errans qui lui avaient facilité l'accès de ces ruines, réunis autour de sa tente, au nombre de quarante ou cinquante mille, et charmés de sa beauté, de sa grâce et de sa magnificence, la proclamèrent reine de Palmyre, et lui délivrèrent des firmans par lesquels il était convenu que tout Européen protégé par elle pourrait venir en toute sûreté visiter le désert et les ruines de Balbeck et de Palmyre, pourvu qu'il s'engageât à payer un tribut de mille piastres. Ce traité existe encore et serait fidèlement exécuté par les Arabes, si on leur donnait des preuves positives de la protection de lady Stanhope.
    A son retour de Palmyre, elle faillit cependant être enlevée par une tribu nombreuse d'autres Arabes, ennemis de ceux de Palmyre. Elle fut avertie à temps par un des siens, et dut son salut et celui de sa caravane à une marche forcée de nuit, et à la vitesse de ses chevaux qui franchirent un espace incroyable dans le désert en vingt-quatre heures. Elle revint à Damas, où elle résida quelques mois sous la protection du pacha turc à qui la Porte l'avait vivement recommandée.
    Après une vie errante dans toutes les contrées de l'Orient, lady Esther Stanhope se fixa enfin dans une solitude presque inaccessible, sur une des montagnes du Liban, voisine de Saïde, l'antique Sidon. Le pacha de Saint-Jean-d'Acre, Abdala-Pacha, qui avait pour elle un grand respect et un dévouement absolu, lui concéda les restes d'un couvent et le village de Dgioun, peuplé par des Druzes. Elle y bâtit plusieurs maisons entourées d'un mur d'enceinte, semblable à nos fortifications du moyen-âge: elle y créa artificiellement un jardin charmant, à la mode des Turcs; jardin de fleurs et de fruits, berceaux de vignes, kiosques enrichis de sculptures et de peintures arabesques; eaux courantes dans des rigoles de marbre; jets d'eau au milieu des pavés des kiosques; voûte d'orangers, de figuiers et de citronniers. Là, lady Stanhope vécut plusieurs années dans un luxe tout-à-fait oriental, entourée d'un grand nombre de drogmans européens ou arabes, d'une suite nombreuses {=sic} de femmes, d'esclaves noirs, et dans des rapports d'amitié et même de politique soutenus avec la Porte, avec Abdala-Pacha, avec l'émir Beschir, souverain du Liban, et surtout avec les scheiks arabes des déserts de Syrie et de Bagdad.
    Bientôt sa fortune, considérable encore, diminua par le dérangement de ses affaires qui souffraient de son absence: et elle se trouva réduite à trente ou quarante mille francs de rente, qui suffisent encore dans ce pays-là au train que lady Stanhope est obligée de conserver. Cependant les personnes qui l'avaient accompagnée d'Europe moururent ou s'éloignèrent; l'amitié des Arabes, qu'il faut entretenir sans cesse par des présens et des prestiges, s'attiédit, les rapports devinrent moins fréquens, et lady Esther tomba dans le complet isolement où je la trouvai moi-même; mais c'est là que la trempe héroïque de son caractère montra toute l'énergie, toute la constance de résolution de cette âme. Elle ne songea pas à revenir sur ses pas; elle ne donna pas un regret au monde et au passé; elle ne fléchit pas sous l'abandon, sous l'infortune, sous la perspective de la vieillesse et de l'oubli des vivans: elle demeura seule où elle est encore, sans livres, sans journaux, sans lettres d'Europe, sans amis, sans serviteurs même attachés à sa personne, entourée seulement de quelques négresses et de quelques enfans esclaves noirs, et d'un certain nombre de paysans arabes pour soigner son jardin, ses chevaux, et veiller à sa sûreté personnelle. On croit généralement dans le pays, et mes rapports avec elle me fondent moi-même à croire qu'elle trouve la force surnaturelle de son âme et de sa résolution, non seulement dans son caractère, mais encore dans des idées religieuses exaltées, où l'illuminisme d'Europe se trouve confondu avec quelques croyances orientales et surtout avec les merveilles de l'astrologie. Quoi qu'il en soit, lady Stanhope est un grand nom en Orient et un grand étonnement pour l'Europe. Me trouvant si près d'elle, je désirai la voir: sa pensée de solitude et de méditation avait tant de sympathie apparente avec mes propres pensées, que j'étais bien aise de vérifier en quoi nous nous touchions peut-être. Mais rien n'est plus difficile pour un Européen que d'être admis auprès d'elle; elle se refuse à toute communication avec les voyageurs anglais, avec les femmes, avec les membres même de sa famille. Je n'avais donc que peu d'espoir de lui être présenté, et je n'avais aucune lettre d'introduction: sachant néanmoins qu'elle conservait quelques rapports éloignés avec les Arabes de la Palestine et de la Mésopotamie, et qu'une recommandation de sa main auprès de ces tribus pourrait m'être d'une extrême utilité pour mes courses futures, je pris le parti de lui envoyer un Arabe porteur de cette lettre.

    « MILADY,

    « Voyageur comme vous, étranger comme vous dans l'Orient, n'y venant chercher comme vous que le spectacle de sa nature, de ses ruines et des oeuvres de Dieu, je viens d'arriver en Syrie avec ma famille. Je compterais au nombre des jours les plus intéressans de mon voyage celui où j'aurais connu une femme qui est elle-même une des merveilles de cet Orient que je viens visiter.
    « Si vous voulez bien me recevoir, faites-moi dire le jour qui vous conviendra, et faites-moi savoir si je dois aller seul ou si je puis vous mener quelques-uns des amis qui m'accompagnent et qui n'attacheraient pas moins de prix que moi-même à l'honneur de vous être présentés.
    « Que cette demande, milady, ne contraigne en rien votre politesse à m'accorder ce qui répugnerait à vos habitudes de retraite absolue. Je comprends trop bien moi-même le prix de la liberté et le charme de la solitude pour ne pas comprendre votre refus et pour ne pas le respecter.
    « Agréez, etc. »

    Je n'attendis pas long-temps la réponse: le 30, à trois heures de l'après-midi, l'écuyer de lady Stanhope, qui est en même temps son médecin, arriva chez moi avec l'ordre de m'accompagner à Digioun, {=sic} résidence de cette femme extraordinaire.

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