Lamartine, Voyage en Orient | pp. 189-202 |
Nous partîmes à quatre heures.
J'étais accompagné du docteur Léonardi, de M. de
Parseval, d'un domestique et d'un guide; nous étions tous à
cheval. Je traversai, à une demi-heure de Bayruth, un bois de sapins
magnifiques plantés originairement par l'émir Fakardin, sur un
promontoire élevé, dont la vue s'étend à droite
sur la mer orageuse de Syrie, et à gauche sur la magnifique
vallée du Liban, -- point de vue admirable, où les richesses de
la végétation de l'Occident, la vigne, le figuier, le
mûrier, le peuplier pyramidal, s'unissent à quelques colonnes
élevées de palmiers de l'Orient, dont le vent
jetait comme un panache les larges feuilles sur le fond bleu du firmament. A
quelques pas de là, on entre dans une espèce de désert de
sable rouge accumulé en vagues énormes et mobiles comme celles
de l'Océan. -- C'était une soirée de forte brise et le vent les sillonnait, les ridait, les cannelait, comme il ride et
fait frémir les ondes de la mer. -- Ce spectacle était nouveau
et triste comme une apparition du vrai et vaste désert que je devais
bientôt parcourir. -- Nulle trace d'hommes ou d'animaux ne subsistait
sur cette arène ondoyante; nous n'étions guidés que par
le mugissement des flots d'un côté et par les cimes transparentes
des sommets du Liban de l'autre. -- Nous retrouvâmes bientôt une
espèce de chemin ou de sentier semé d'énormes blocs de
pierres angulaires. -- Ce chemin, qui suit la mer jusqu'en Égypte, nous
conduisit jusqu'à une maison ruinée, débris d'une vieille
tour fortifiée, où nous passâmes les heures sombres de la
nuit, couchés sur une natte de jonc, et enveloppés dans nos
manteaux. -- Dès que la lune fut levée, nous remontâmes
à cheval. -- C'était une de ces nuits où le ciel est
éclatant d'étoiles, où la sérénité
la plus parfaite semble régner dans ces profondeurs
éthérées que nous contemplons de si bas, mais où
la nature autour de nous semble {sembli} gémir et se torturer dans de
sinistres convulsions. -- L'aspect désolé de la côte
ajoutait depuis quelques lieues à cette pénible impression. --
Nous avions laissé derrière nous, avec le crépuscule, les
belles pentes ombragées, les verdoyantes vallées du Liban. --
D'âpres collines, semées de haut en bas de pierres noires,
blanches et grises, débris des tremblemens de terre, s'élevaient
tout près de nous; à notre gauche et à notre droite, la
mer, soulevée depuis le matin par une sourde tempête,
déroulait ses vagues lourdes et menaçantes, que nous voyions
venir de loin à l'ombre qu'elles jetaient devant
elles, qui frappaient ensuite le rivage, en jetant chacune son coup de
tonnerre, et qui prolongeaient enfin leur large et bouillonnante écume
jusque sur la lisière de sable humide où nous cheminions,
inondant à chaque fois les pieds de nos chevaux et menaçant de
nous entraîner nous mêmes; {=sic} -- une lune aussi brillante
qu'un soleil d'hiver, répandait assez de rayons sur la mer pour nous en
découvrir la fureur, et pas assez de clarté sur notre route pour
rassurer l'oeil sur les périls du chemin. -- Bientôt la lueur
d'un incendie se fondit sur la cime des montagnes du Liban avec les brumes
blanches ou sombres du matin, et répandit sur toute cette scène
une teinte fausse et blafarde, qui n'est ni le jour ni la nuit, qui n'est ni
l'éclat de l'un ni la sérénité de l'autre; heure
pénible à l'oeil et à la pensée, lutte de deux
principes contraires dont la nature offre quelquefois l'image affligeante, et
que plus souvent on retrouve dans son propre coeur. -- A sept heures du matin,
par un soleil déjà dévorant, nous quittions Saïde,
l'antique Sidon, qui s'avance sur les flots comme un glorieux souvenir d'une
domination passée, et nous gravissions des collines crayeuses, nues,
déchirées, qui, s'élevant insensiblement d'étage
en étage, nous menaient à la solitude que nous cherchions
vainement des yeux. Chaque mamelon gravi nous en découvrait un plus
élevé qu'il fallait tourner ou gravir encore; les montagnes
s'enchaînaient aux montagnes, comme les anneaux d'une chaîne
pressée, ne laissant entre elles que des ravins profonds, sans eau,
blanchis, semés de quartiers de rochers grisâtres. Ces montagnes
sont complètement dépouillées de végétation
et de terre. Ce sont des squelettes de collines que les eaux et les vents ont rongés depuis des siècles. -- Ce
n'était pas là que je m'attendais à trouver la demeure
d'une femme qui avait visité le monde, et qui avait eu tout l'univers
à choisir. -- Enfin, du haut d'un de ces rochers, mes yeux
tombèrent sur une vallée plus profonde, plus large,
bornée de toutes parts par des montagnes plus majestueuses, mais non
moins stériles. Au milieu de cette vallée, comme la base d'une
large tour, la montagne de Dgioun prenait naissance, et s'arrondissait en
bancs de rochers circulaires qui, s'amincissant en s'approchant de leurs
cimes, formaient enfin une esplanade de quelques centaines de toises de
largeur, et se couronnaient d'une belle, gracieuse et verte
végétation. -- Un mur blanc, flanqué d'un kiosque
à l'un de ses angles, entourait cette masse de verdure. --
C'était là le séjour de lady Esther. Nous
l'atteignîmes à midi. La maison n'est pas ce qu'on appelle ainsi
en Europe, ce n'est pas même ce qu'on nomme maison en Orient; c'est un
assemblage confus et bizarre de dix ou douze petites
maisonnettes, ne contenant chacune qu'une ou deux chambres au
rez-de-chaussée, sans fenêtres, et séparées les
unes des autres par de petites cours ou petits jardins, assemblage
tout-à-fait pareil à l'aspect de ces pauvres couvens qu'on
rencontre en Italie ou en Espagne sur les hautes montagnes, et appartenant
à des ordres mendians. -- Selon son habitude, lady Stanhope
n'était pas visible avant trois ou quatre heures après midi. On
nous conduisit chacun dans une espèce de cellule étroite, sans
jour et sans meubles. On nous servit à déjeûner, et nous
nous jetâmes sur un divan en attendant le réveil de
l'hôtesse invisible du romantique séjour. -- Je dormais; à
trois heures, on vint frapper à ma porte et m'annoncer qu'elle
m'attendait; je traversai une cour, un jardin, un kiosque à jour,
à tenture de jasmin, puis deux ou trois corridors sombres, et je fus
introduit par un petit enfant nègre de six ou huit ans dans le cabinet
de lady Esther. -- Une si profonde obscurité y régnait que je
pus à peine distinguer les traits nobles, graves, doux
et majestueux de la figure blanche, qui, en costume oriental, se leva du divan
et s'avança en me tendant sa main. Lady Esther paraît avoir
cinquante ans; elle a de ces traits que les années ne peuvent
altérer; la fraîcheur, la couleur, la grâce, s'en vont avec
la jeunesse; mais quand la beauté est dans la forme même, dans la
pureté des lignes, dans la dignité, dans la majesté, dans
la pensée d'un visage d'homme ou de femme, la beauté change aux
différentes époques de la vie, mais elle ne passe pas. -- Telle
est celle de lady Stanhope. -- Elle avait sur la tête un turban blanc,
sur le front une bandelette de laine couleur de pourpre et retombant de chaque
côté de la tête jusque sur les épaules. Un long
schall de cachemire jaune, une immense robe turque de soie blanche à
manches flottantes, enveloppaient toute sa personne dans des plis simples et
majestueux, et l'on apercevait seulement, dans l'ouverture que laissait cette
première tunique sur sa poitrine, une seconde robe d'étoffe de
Perse à mille fleurs qui montait jusqu'au col et s'y nouait par une
agrafe de perle. -- Des bottines turques de maroquin jaune brodé en
soie complétaient ce beau costume oriental, qu'elle portait avec la
liberté et la grâce d'une personne qui n'en a pas porté
d'autre depuis sa jeunesse.
[Suite]
-- Vous êtes venu de bien loin
pour voir une ermite, me dit-elle; soyez le bienvenu; je reçois peu
d'étrangers, un ou deux à peine par année; mais votre
lettre m'a plu, et j'ai désiré connaître une personne qui
aimait, comme moi, Dieu, la nature et la solitude. -- Quelque chose,
d'ailleurs, me disait que nos étoiles étaient amies, et que nous
nous conviendrions mutuellement. Je vois avec plaisir que mon pressentiment ne
m'a pas trompée, et vos traits que je vois maintenant, et le seul bruit
de vos pas, pendant que vous traversiez le corridor, m'en ont assez appris sur
vous pour que je ne me repente pas d'avoir voulu vous voir. -- Asseyez-nous et
causons. Nous sommes déjà amis. -- Comment, lui dis-je, milady,
honorez-vous si vite du nom d'ami un homme dont le nom et la vie vous sont
complètement inconnus? vous ignorez qui je suis. -- C'est vrai,
reprit-elle; je ne sais ni ce que vous êtes selon le monde, ni ce que
vous avez fait pendant que vous avez vécu parmi les hommes; mais je
sais déjà ce que vous êtes devant Dieu. Ne me prenez point
pour une folle, comme le monde me nomme souvent; mais je ne puis
résister au besoin de vous parler à coeur ouvert. Il est une
science, perdue aujourd'hui dans votre Europe, science qui est née en
Orient, qui n'y a jamais péri, qui y vit encore. -- Je la
possède. -- Je lis dans les astres. Nous sommes tous enfants de
quelqu'un de ces feux célestes qui présidèrent à
notre naissance, et dont l'influence heureuse ou maligne est écrite
dans nos yeux, sur nos fronts, dans nos traits, dans les
délinéaments de notre main, dans la forme de notre pied, dans
notre geste, dans notre démarche. Je ne vous vois que depuis quelques
minutes, eh bien, je vous connais comme si j'avais vécu un
siècle avec vous. -- Voulez-vous que je vous révèle
à vous-même? voulez-vous que je vous prédise votre
destinée? -- Gardez-vous-en bien, milady, lui répondis-je en
souriant; je ne nie pas ce que j'ignore; je n'affirmerai pas que dans la
nature visible et invisible où tout se tient, où tout
s'enchaîne, des êtres d'un ordre inférieur, comme l'homme,
ne soient pas sous l'influence d'êtres supérieurs, comme les
astres ou les anges, mais je n'ai pas besoin de leur révélation
pour me connaître moi-même, -- corruption, infirmité et
misère! -- Et quant aux secrets de ma destinée future, je
croirais profaner la divinité qui me les cache si je les demandais
à la créature. -- En fait d'avenir, je ne crois qu'à
Dieu, à la liberté et à la vertu. -- N'importe, me
dit-elle, croyez ce qu'il vous plaira; quant à moi, je vois
évidemment que vous êtes né sous l'influence de trois
étoiles heureuses, puissantes et bonnes, qui vous ont doué de qualités analogues et qui vous conduisent
à un but que je pourrais, si vous vouliez, vous indiquer dès
aujourd'hui. -- C'est Dieu qui vous amène ici pour éclairer
votre âme; vous êtes un de ces hommes de
désir et de bonne volonté dont il a besoin, comme d'instruments,
pour les oeuvres merveilleuses qu'il va bientôt accomplir parmi les
hommes. -- Croyez-vous le règne du messie arrivé? -- Je suis
né chrétien, lui dis-je, c'est vous répondre. --
Chrétien! reprit-elle avec un léger signe d'humeur, -- moi aussi
je suis chrétienne; mais celui que vous appelez le Christ n'a t-il pas
dit: « Je vous parle encore par paraboles, mais celui qui viendra
après moi vous parlera en esprit et en vérité. » --
Eh bien! c'est celui-là que nous attendons! Voilà le messie qui
n'est pas venu encore, qui n'est pas loin, que nous verrons
de nos yeux, et pour la venue de qui tout se prépare dans le monde! --
Que répondrez-vous? et comment pourrez-vous nier ou rétorquer
les paroles mêmes de votre évangile que je viens de vous citer?
Quels sont vos motifs pour croire au Christ? -- Permettez-moi, repris-je,
milady, de ne pas entrer avec vous dans une semblable discussion, je n'y entre
pas avec moi-même. -- Il y a deux lumières pour l'homme: l'une
qui éclaire l'esprit, qui est su, jette à la discussion, au doute, et qui souvent ne conduit qu'à l'erreur et
à l'égarement; l'autre, qui éclaire le coeur et qui ne
trompe jamais; car elle est à la fois évidence et conviction, et
pour nous autres, misérables mortels, la vérité n'est
qu'une conviction. Dieu seul possède la vérité autrement
et comme vérité; nous ne la possédons que comme foi! --
Je crois au Christ, parce qu'il a apporté à la terre la doctrine
la plus sainte, la plus féconde et la plus divine qui ait jamais
rayonné sur l'intelligence humaine. -- Une doctrine si céleste
ne peut être le fruit de la déception et du mensonge. -- Le
Christ l'a dit comme le dit la raison. -- Les doctrines se connaissent
à leur morale, comme l'arbre se connaît à ses fruits; les
fruits du christianisme, je parle de ses fruits à venir plus encore que
de ses fruits déjà cueillis et corrompus, sont infinis, parfaits
et divins: -- donc la doctrine elle-même est divine; -- donc l'auteur
est un verbe divin, comme il se nommait lui-même. -- Voilà
pourquoi je suis chrétien, voilà toute ma controverse religieuse
avec moi-même; avec les autres je n'en ai point; on ne prouve à
l'homme que ce qu'il croit déjà. -- Mais enfin, reprit-elle,
trouvez-vous donc le monde social, politique et religieux, bien
ordonné? et ne sentez-vous pas ce que tout le monde sent, le besoin, la
nécessité d'un révélateur, d'un rédempteur,
du messie que nous attendons et que nous voyons déjà dans nos
désirs! -- Oh! pour cela, lui dis-je, c'est une autre question. -- Nul
plus que moi ne souffre et ne gémit du gémissement universel de
la nature, des hommes et des sociétés. -- Nul ne confesse plus
haut les énormes abus sociaux, politiques et religieux. -- Nul ne
désire et n'espère davantage un réparateur à ces
maux intolérables de l'humanité. -- Nul n'est plus convaincu que
ce réparateur ne peut être que divin! -- Si vous appelez cela
attendre un messie, je l'attends comme vous, et plus que vous je soupire
après sa prochaine apparition; comme vous, et plus que vous, je vois
dans les croyances ébranlées de l'homme, dans le tumulte de ses
idées, dans le vide de son coeur, dans la dépravation de son
état social, dans les tremblemens répétés de ses
institutions politiques, tous les symptômes d'un bouleversement, et par
conséquent, d'un renouvellement prochain et imminent. Je crois que Dieu
se montre toujours au moment précis où tout ce qui est humain
est insuffisant, où l'homme confesse qu'il ne peut rien pour
lui-même. -- Le monde en est là. Je crois donc à un messie
voisin de notre époque; mais dans ce messie, je ne vois point le Christ
qui n'a rien de plus à nous donner en sagesse, en vertu et en
vérité; je vois celui que le Christ a annoncé devoir
venir après lui: -- cet esprit saint toujours agissant, toujours
assistant l'homme, toujours lui révélant, selon le temps et les
besoins, ce qu'il doit faire et savoir. -- Que cet esprit divin s'incarne dans
un homme ou dans une doctrine, dans un fait ou dans une idée, peu
importe, c'est toujours lui; homme ou doctrine, fait ou idée, je crois
en lui, j'espère en lui et je l'attends et plus que vous, milady, je
l'invoque! Vous voyez donc que nous pouvons nous entendre et que nos
étoiles ne sont pas si divergentes que cette conversation a pu vous le
faire penser. -- Elle sourit; ses yeux quelquefois voilés d'un peu
d'humeur pendant que je lui confessais mon rationalisme chrétien,
s'éclairèrent d'une tendresse de regard et d'une lumière
presque surnaturelle. -- Croyez ce que vous voudrez, me dit-elle; vous n'en
êtes pas moins un de ces hommes que j'attendais que la Providence
m'envoie et qui ont une grande part à accomplir dans l'oeuvre qui se
prépare; bientôt vous retournerez en Europe; l'Europe est finie,
la France seule a une grande mission à accomplir encore; vous y
participerez, je ne sais pas encore comment, mais je puis vous le dire ce
soir, si vous le désirez, quand j'aurai consulté vos
étoiles. -- Je ne sais pas encore le nom de toutes, j'en vois plus de
trois maintenant, j'en distingue quatre, peut-être cinq, et, qui sait?
plus encore. L'une d'elles est certainement Mercure, qui donne la
clarté et la couleur à l'intelligence et à la parole;
vous devez être poète: cela se lit dans vos yeux et dans la
partie supérieure de votre figure; plus bas, vous êtes sous
l'empire d'astres tout différens, presque opposés, il y a une
influence d'énergie et d'action. Il y a du soleil aussi, dit-elle tout
à coup, dans la pose de votre tête et dans la manière dont
vous la rejetez sur votre épaule gauche. -- Remerciez Dieu: il y a peu
d'hommes qui soient nés sous plus d'une étoile, peu dont
l'étoile soit heureuse, moins encore dont l'étoile, même
favorable, ne soit contrebalancée par l'influence maligne d'une
étoile opposée. Vous, au contraire, vous en avez plusieurs, et
toutes sont en harmonie pour vous servir, et toutes s'entr'aident en votre
faveur. -- Quel est votre nom? -- Je le lui dis. -- Je ne l'avais jamais
entendu! reprit-elle avec l'accent de la vérité. --
Voilà, milady, ce que c'est que la gloire! -- J'ai composé
quelques vers dans ma vie, qui ont fait répéter un million de
fois mon nom par tous les échos littéraires de l'Europe; mais
cet écho est trop faible pour traverser votre mer et vos montagnes, et
ici je suis un homme tout nouveau, un homme complètement inconnu, un
nom jamais prononcé! Je n'en suis que plus flatté de la
bienveillance que vous me prodiguez: je ne la dois qu'à vous et
à moi. -- Oui, me dit-elle, poète ou non, je vous aime et
j'espère en vous; nous nous reverrons, soyez-en certain! Vous
retournerez dans l'Occident, mais vous ne tarderez pas beaucoup à
revenir en Orient: c'est votre patrie. -- C'est du moins, lui dis-je, la
patrie de mon imagination. -- Ne riez pas, reprit-elle, c'est votre patrie
véritable, c'est la patrie de vos pères. -- J'en suis sûre
maintenant; regardez votre pied! -- Je n'y vois, lui dis-je, que la
poussière de vos sentiers qui le couvre, et dont je rougirais dans un
salon de la vieille Europe. -- Rien, ce n'est pas cela, reprit-elle encore: --
Regardez votre pied. -- Je n'y avais pas encore pris garde moi-même. --
Voyez: le coude-pied est très élevé, et il y a entre
votre talon et vos doigts, quand votre pied est à terre, un espace
suffisant pour que l'eau y passe sans vous mouiller. -- C'est le pied de
l'Arabe; c'est le pied de l'Orient; vous êtes un fils de ces climats, et
nous approchons du jour où chacun rentrera dans la terre de ses
pères. -- Nous nous reverrons. -- Un esclave noir entra alors, et se
couchant devant elle, le front sur le tapis et les mains sur la tête,
lui dit quelques mots en arabe. -- Allez, me dit-elle, vous êtes servi;
dînez vite et revenez bientôt; je vais m'occuper de vous et voir
plus clair dans la confusion de mes idées sur votre personne et votre
avenir. Moi, je ne mange jamais avec personne; je vis trop sobrement; du pain,
des fruits, à l'heure où le besoin se fait sentir, me suffisent;
je ne dois pas mettre un hôte à mon régime. -- Je fus
conduit sous un berceau de jasmin et de laurier-rose, à la porte de ses
jardins. -- Le couvert était mis pour M. de Parseval et pour moi; nous
dînâmes très vite, mais elle n'attendit même pas que
nous fussions hors de table, et elle envoya Léonardi me dire qu'elle
m'attendait. -- J'y courus; je la trouvai fumant une longue pipe orientale;
elle m'en fit apporter une. J'étais déjà accoutumé
à voir fumer les femmes les plus élégantes et les plus
belles de l'Orient; je ne trouvais plus rien de choquant dans cette attitude
gracieuse et nonchalante, ni dans cette fumée odorante
s'échappant en légères colonnes des lèvres d'une
belle femme, et interrompant la conversation sans la refroidir. -- Nous
causâmes longtemps ainsi et toujours sur le sujet favori, sur le
thème unique et mystérieux de cette femme extraordinaire,
magicienne moderne, rappelant tout-à-fait les magiciennes fameuses de
l'antiquité! -- Circe des déserts. Il me parut que les doctrines
religieuses de lady Esther étaient un mélange habile, quoique
confus, des différentes religions au milieu desquelles elle s'est
condamnée à vivre; mystérieuse comme les Druzes dont,
seule peut-être au monde, elle connaît le secret mystique;
résignée comme le musulman et fataliste comme lui; avec le juif
attendant le messie, et avec le chrétien professant l'adoration du
Christ et la pratique de sa charitable morale. Ajoutez à cela les
couleurs fantastiques et les rêves surnaturels d'une imagination teinte
d'Orient et échauffée par la solitude et la méditation,
quelque révélation, peut-être, des astrologues arabes; et
vous aurez l'idée de ce composé sublime et bizarre, qu'il est
plus commode d'appeler folie que d'analyser et de comprendre. Non, cette femme
n'est point folle. -- La folie, qui s'écrit en traits trop
évidens dans les yeux, n'est point écrite dans son beau et droit
regard; la folie, qui se trahit toujours dans la conversation dont elle
interrompt toujours involontairement la chaîne par des écarts
brusques, désordonnés et excentriques, ne s'aperçoit
nullement dans la conversation élevée, mystique, nuageuse, mais
soutenue, liée, enchaînée et forte de lady Esther. S'il me
fallait prononcer, je dirais plutôt que c'est une folie volontaire,
étudiée, qui se connaît soi-même, et qui a ses
raisons pour paraître folie. -- La puissante admiration que son
génie a exercée et exerce encore sur les populations arabes qui
entourent les montagnes, prouve assez que cette prétendue folie n'est
qu'un moyen. Aux hommes de cette terre de prodiges, à ces hommes des
rochers et des déserts, dont l'imagination est plus colorée et
plus brumeuse que l'horizon de leurs sables ou de leurs mers, il faut la
parole de Mahomet ou de lady Stanhope! Il faut le commerce des astres, les
prophéties, les miracles, la seconde vue du génie! -- Lady
Stanhope l'a compris d'abord par la haute portée de son intelligence
vraiment supérieure. Puis, peut-être, comme tous les êtres
doués de puissantes facultés intellectuelles,
a-t-elle fini par se séduire elle-même, et par être la
première néophyte du symbole qu'elle s'était
créé pour d'autres. -- Tel est l'effet que cette femme a produit
sur moi. On ne peut la juger ni la classer d'un mot; c'est une statue à
immenses dimensions: on ne peut la juger qu'à son point de vue. -- Je
ne serais pas surpris qu'un jour prochain réalisât une partie de
la destinée qu'elle se promet à elle-même: un empire dans
l'Arabie, un trône dans Jérusalem! -- La moindre commotion
politique, dans la région de l'Orient qu'elle habite, pourrait la
soulever jusque-là. -- Je n'ai à ce sujet, lui dis-je, qu'un
reproche à faire à votre génie, c'est celui d'avoir
été trop timide avec les
événemens, et de n'avoir pas encore poussé votre fortune
jusqu'où elle pouvait vous conduire. -- Vous parlez, me dit-elle, comme
un homme qui croit encore trop à la volonté humaine, et pas
assez à l'irrésistible empire de la destinée seule; ma
force à moi est en elle. -- Je l'attends, je ne l'appelle pas; je
vieillis, j'ai diminué de beaucoup ma fortune, je suis maintenant seule
et abandonnée à moi-même sur ce rocher désert, en
proie au premier audacieux qui voudrait forcer mes portes, entourée
d'une bande de domestiques infidèles et d'esclaves ingrats, qui me
dépouillent tous les jours et menacent quelquefois ma vie;
dernièrement encore, je n'ai dû mon salut qu'à ce
poignard, dont j'ai été forcée de me servir pour
défendre ma poitrine contre celui d'un esclave noir que j'ai
élevé! Eh bien, au milieu de toutes ces tribulations, je suis
heureuse; je réponds à tout par le mot sacré des
musulmans: Allah Kenim! la volonté de Dieu! et j'attends avec confiance
l'avenir dont je vous ai parlé, et dont je voudrais vous inspirer
à vous-même la certitude que vous devez en avoir.