Villemain, Cours de littérature | Leçon 1, pp. 1-10 |
PREMIÈRE LEÇON.
Esquisse générale du Cours pendant la première partie de cette année. -- Revue de la Critique Littéraire au XVIIIe siècle. -- Productions originales, nées de l'esprit nouveau de cette époque. -- Application de la Littérature aux affaires. -- Mirabeau. -- Point de vue sous lequel l'éloquence politique sera considérée en France et en Angleterre.
De longs applaudissemens ayant d'abord empêché le professeur de parler: « Messieurs, dit M. Villemain, je suis vivement touché de votre accueil si cordial, et permettez-moi de le dire, si fraternel. Je suis heureux de retrouver aujourd'hui tout l'intérêt que vous m'avez montré dans une occasion bien différente, qui peut se reproduire, et que je n'éviterai jamais, quand il le faudra. » (Applaudissemens réitérés.)
MESSIEURS,
L'année dernière, j'ai retracé
l'influence des Lettres françaises sur toute l'Europe; maintenant, il
faut examiner ce que cet esprit littéraire était en France
même, comment il agissait sur toute la société, ce qu'il
devint, lorsqu'il n'eut plus de grands hommes pour organes. Dès lors,
il faut l'avouer, le génie de la Littérature française
n'égala pas sa puissance. Quand vous avez ôté ces quatre
grands esprits, Voltaire, Montesquieu, Buffon et Rousseau, vous trouvez bien
encore une nation, toute imprégnée d'esprit, pleine d'ardeur
pour la philosophie et les arts; mais vous ne rencontrez presque plus d'hommes
supérieurs et de talens originaux. Voilà ce qui nous reste
à étudier du XVIIIe siècle.
[Suite]
Ces grandes applications que l'éloquence avait
reçues dans l'âge précédent ne se retrouvaient
plus; et les nouvelles idées qui les remplacent étaient
exprimées sans génie. L'éloquence de la chaire, cette
éloquence qui avait eu long-temps une si grande autorité morale,
une domination naturelle et avouée sur les esprits, passe à des
abbés qui veulent avoir des bénéfices, à des
rhéteurs ingénieux, à des hommes de talent, mais qui
n'ont pas, ou n'osent avouer cette foi inexorable, si puissante pour la
parole. Oh! que nous sommes tombés, lorsque du génie sublime et
victorieux de Bossuet, lorsque de l'éloquence persuasive de Massillon
nous venons écouter les phrases élégantes, la
théologie académique de l'abbé Poulle!
A ces grands intérêts, à ces
grands sujets de la chaire chrétienne, qui sont pris hors de l'empire
du temps, on avait substitué des séductions mondaines de
langage; et l'éloquence religieuse était devenue toute
temporelle. Que dans la réforme j'entende un discours
chrétien, où l'argument théologique disparaît pour
faire place à l'argument moral, rien ne me choque, ne m'étonne;
ce discours est en rapport avec les idées du culte protestant. Mais
lorsque je vois le père Neuville, jésuite, pour flatter l'esprit
de son siècle, faire un discours sur l'humeur, sur
l'affabilité, sur une sorte de vertu mondaine et sociale; je
sens qu'il a perdu à la fois son caractère et sa puissance. Rien
d'entraînant, rien d'élevé ne peut sortir d'un tel sujet.
Quand on craint, et qu'on évite sa propre croyance, peut-on l'imposer
à ses auditeurs? L'éloquence a besoin d'être une
conviction, avant d'être un talent. Ce XVIIIe siècle, si
vanté pour la domination qu'il a exercée sur les esprits, a-t-il
donc manqué de force oratoire? Non; mais elle avait changé de
forme avec les opinions du temps; et nous serons étonnés de la
place où nous la trouverons quelquefois.
Au premier coup-d'oeil, on n'aperçoit dans le
XVIIIe siècle, séparé de ses principaux génies,
que la littérature agissant sur elle-même, la littérature
devenant elle-même son objet de contemplation et d'étude. Ici se
présentent ces rapports que nous avons déjà quelquefois
indiqués, entre la littérature active, image de la vie, et la
littérature artificielle, ingénieux reflet des livres. Une
grande partie du XVIIIe siècle, qui fut cependant si novateur, a
été consacrée à cette littérature
artificielle. La critique qui est la forme la plus générale de
cette littérature, voilà ce qui se présente à nous
dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Il n'est pas un grand
écrivain qui échappe à ce désir, à ce
besoin, d'analyse critique. Il semble qu'après de nombreuses
innovations en théorie, la réforme réelle ne
s'étant pas encore produite, le talent manquait de but et de
carrière, et revenait sans cesse à la seule contemplation de
l'art. Vous voyez Buffon faire un discours sur le style; vous voyez
Montesquieu donner des préceptes de goût; Voltaire, ce
génie du siècle, dans sa volumineuse collection, est plus
critique encore qu'historien et poète. L'époque et les
institutions le ramènent à cet emploi subalterne des forces de
sa pensée; c'était presque la seule tâche offerte aux
talens du second rang, à Thomas, à Laharpe, à Marmontel,
à Barthélemy, {Barthelémy} Chamfort, enfin, à
presque tous les hommes célèbres du XVIIIe siècle, qui ne
furent pas des esprits originaux.
Cicéron, orateur et consul, a prodigué
ses veilles à l'analyse la plus attentive et la plus minutieuse de
l'éloquence: c'est que l'éloquence, dans l'antiquité,
était quelque chose de plus haut et de plus sacré que parmi
nous; elle était la première puissance et la première
sauve-garde; elle était toute la publicité, la parole,
l'imprimerie, la liberté, tout ensemble. Vous ne vous étonnerez
pas maintenant de voir dans Cicéron ces élans d'enthousiasme,
lorsqu'il parle de la gloire d'un orateur, et qu'il se souvient de la sienne.
Dans les états modernes, le même pouvoir suivait-il le talent de
la parole? Non sans doute; mais l'état de la
civilisation moderne attachait un autre intérêt non moins grand
à l'étude des lettres. Il ne s'agit plus, comme dans
l'antiquité, d'une seule langue et d'une seule nation,
s'étudiant elle-même ou étudiant les Grecs. Plusieurs
nations se sont avancées à la fois dans la carrière des
arts; pIusieurs époques rivalisent. De là cet esprit d'analyse
et de comparaison, cette science des lettres qui devait occuper tant de place
dans le XVIIIe siècle.
Maintenant, Messieurs, analyserons-nous des analyses,
critiquerons-nous longuement des ouvrages de critique? N'est-ce pas une
tâche ingrate? Mais y manquer serait-ce représenter le XVIIIe
siècle?... A cette époque, les lettres se servaient de point de
vue à elles-mêmes, en attendant un autre intérêt.
Voyez, dans les ouvrages du temps, avec quelle ardeur les salons de Paris
étaient préoccupés d'une pièce de vers,
passionnés pour une lettre de Voltaire; voyez aussi ces mêmes
salons, lorsque le premier souffle des intérêts politiques vient
les agiter, leur fougue se retourne, et va se jeter sur ce nouvel aliment.
Mais aujourd'hui que les questions littéraires qui agitaient le XVIIIe
siècle sont bien refroidies, comment parcourir cette longue
série de critiques? Nous ne mettrons pas de noms propres en tête
de nos chapitres. Un nom propre n'est expressif, qu'autant qu'il indique un
système, une pensée. Ainsi, nous chercherons d'une
manière générale quelle était la critique
littéraire dans le XVIIIe siècle; quelles innovations elle
approuvait; quelles idées elle se faisait de l'originalité et du
goût; comment elle concevait le génie antique et le génie
moderne. Nous nous demanderons si au milieu d'une société
amollie, dans une vie toute de plaisir et de dissipation, le XVIIIe
siècle pouvait avoir le sentiment le plus vrai de l'antiquité,
et pouvait le manifester. Nous nous demanderons s'il pouvait heureusement
s'enrichir de l'imitation étrangère. Ici se présenteront
les tentatives et les théories de changement faites à cette
époque. Voltaire avait, dit-il lui-même, ramassé des
diamans dans la fange de Shakespeare, et se plaisait à les polir et
à les faire briller à tous les yeux; mais plus tard, la gloire
de Shakespeare étant évoquée contre la sienne, il
fulminera contre Shakespeare les anathèmes d'un goût
dédaigneux; il voudra le replonger dans cette fange, et l'appellera
Gilles. Alors viendront d'autres imitateurs du poète anglais.
Ces révolutions du goût tenaient-elles à l'esprit de
hardiesse ou à la satiété? Nous l'examinerons.
Les tentatives des novateurs, comment se
faisaient-elles? Avec une timidité maladroite. Ils
ne traduisaient de Shakespeare que ses défauts, et dédaignaient
son naturel, sa simplicités. {=sic} Les traducteurs de Shakespeare,
dans le XVIIIe siècle, l'ont rendu lourd, rhéteur, et l'ont
chargé de plates périphrases. Le poète anglais vous
peint-il la passion violente, forcenée de son Othello: au milieu des
mouvemens qu'il donne à cette âme naturellement
féroce, il lui échappera des expressions d'une grâce que
Racine aurait enviée. Si Othello voit descendre sur le rivage de Chypre
la jeune Desdemona, qui a bravé tous les périls pour le suivre,
il la salue de ces simples et gracieuses paroles: ö ma belle
guerrière! Les traducteurs mettront: Aimable enfant!...
intéressante orpheline; et, après cela, on pourra leur dire:
Vantez-vous d'avoir tué un poète.
Ce goût de pompe, de dignité, de haute
convenance, que le XVIIe siècle avait imprimé à la
Littérature, et qui se produit avec tant d'éclat dans les
ouvrages des grands hommes de cette époque, ne se conservait que d'une
manière artificielle, dans le XVIIIe siècle; et par là,
peut-être, l'antiquité si simple n'était pas mieux
comprise que les littératures étrangères.
Si je cherche le génie de la Grèce dans
l'ouvrage du savant, de l'ingénieux Barthélemy, je suis souvent
trompé; la vérité même de son érudition
semble altérée par le goût factice de son temps.
Epaminondas est rapetissé par le voisinage d'un Français de
Paris, qui s'appellera Philotas. Ai-je lu dans la retraite des dix mille de
Xénopnon, cet éloge si vrai, si touchant, si naïvement
républicain de quelques guerriers morts pour leur pays; ils
moururent irréprochables dans la guerre et dans l'amitié;
que j'ouvre maintenant les pages de l'élégant Barthélemy,
j'y trouve sous des noms grecs une épitaphe d'un genre bien
différent, qui renferme une allusion flatteuse pour M. le duc de
Choiseul; « je veux qu'on grave profondément sur mon tombeau
ces paroles: il obtint les bontés d'Arsame et de
Phédiame. » Il obtint les bontés... Quel anachronisme
de langage dans un pareil sujet!
C'est ainsi qu'au XVIIIe siècle, ce
défaut de costume et de vérité que l'on a trop
reproché à Racine, se reproduisait sans cesse, et n'avait pas la
même excuse.
Cependant, cette critique, ce goût de la
littérature, pour elle-même, qui était devenu la passion
du XVIIIe siècle, essayait de créer une éloquence
nouvelle. Un homme d'une âme élevée,
Thomas, qui aimait la gloire comme on ne l'aimait guère dans le XVIIIe;
car on cherchait surtout la vogue et le bruit; Thomas, par des veilles
assidues, voulut se créer une réputation d'orateur; il s'est
flatté d'être un grand homme; il a cru qu'en faisant, pour
l'Académie française, les éloges du maréchal de
Saxe et de Duguay-Trouin, qu'en imaginant l'éloge de
Marc-Aurèle, il trouverait cette puissante émotion, cette vie de
la parole qui faisait la grande éloquence antique. On souffre presque
à songer que ce noble et rare talent a été dominé
toute sa vie par une illusion, dont il n'aurait pu être
détrompé, sans une amère douleur? Mais
ne voit-on pas tout d'abord que ces discours, prononcés vingt ans
après l'événement, qui n'avaient ni l'autorité de
la religion, ni la solennité de la mort, ne sont que des oeuvres de
rhéteur? Aussi ce n'est pas comme orateur, mais comme savant critique,
comme appréciateur éloquent du génie littéraire
que Thomas a mérité sa renommée.
La critique, Messieurs, à laquelle retombaient
tous ces hommes du XVIIIe siècle, qui cherchaient l'originalité,
se présente sous trois formes: la forme dogmatique, historique,
conjecturale.