Villemain, Cours de littérature | Leçon 1, pp. 10-21 |
La première est la critique d'Aristote; elle
n'a pas pour objet de produire, de demander de nouveaux chefs-d'oeuvre.
Aristote traite l'éloquence et la poésie comme la nature; il
constate ce qui a été fait, il ne cherche point à
inspirer ce qu'il faut faire; et les préceptes qu'il pose sont comme
des lois générales qu'il a tirées des faits de
l'intelligence.
[Suite]
La forme historique, appliquée à la
critique littéraire, est plus féconde et plus variée;
elle est durable, et se rajeunit par le mouvement de l'esprit humain. On la
voit s'introduire, et même occuper trop de place dans presque tous les
ouvrages du XVIIIe siècle.
Voltaire enferma dans l'histoire une foule de
détails sur les lettres. Le XVIIe siècle, dépeint par ce
brillant génie, nous laisse souvent oublier les événemens
politiques qui troublaient l'Europe, pour nous occuper du progrès des
arts, et nous faire assister aux créations de l'éloquence et de
la poésie; La critique peut suivre cet exemple, en mêlant
l'histoire à la littérature, comme Voltaire mêlait la
littérature à l'histoire.
La dernière forme de critique est la critique
conjecturale, qui a l'ambition de pousser les esprits en avant, de leur ouvrir
des routes qu'on n'a pas encore tentées, de dire enfin, comme un pilote
habile: Allez là, naviguez vers ce point, vous découvrirez
quelque terre nouvelle. Cette critique a été presque
étrangère au XVIIIe siècle; il était trop content
de lui, pour imaginer rien au-delà de lui-même; il
s'étudiait, se proposait pour modèle à lui-même, se
copiait sans cesse. Il y avait, à cette époque, plus de salons
que de cabinets d'étude; on pensait pour les autres et non pour soi; on
innovait selon la mode, et non d'après une rêverie capricieuse et
solitaire.
A la même époque, au contraire, chez une
nation savante, spéculative, ingénieuse, en Allemagne, un grand
travail d'esprit se fesait {=sic} dans le champ de la critique conjecturale.
Un homme de talent n'inventait pas; mais il inventait comment il fallait
inventer. Il ne faisait pas une tragédie, un poëme épique;
mais, dans l'ardeur de ses illusions poétiques, dans le vague de ses
espérances, regardant à droite, à gauche, les Grecs, les
Français, Shakespeare, il s'ingéniait pour concevoir quelque
chose que l'on n'eût pas pensé, pour trouver quelque route
où l'on n'eût pas marché, et la proposait à
l'émulation de ceux qui voudraient s'y élancer avec lui, ou sans
lui. De là, Messieurs, dans la littérature du XVIIIe
siècle, en Allemagne, des gloires qui se succédaient comme des
systèmes, tandis que le caractère de la gloire est d'avoir
quelque chose de permanent et d'universel: ce sont les paroles de
Cicéron, qui s'y connaissait. Et le génie semblait naître
de la critique, au lieu de l'inspirer. En France, dans la seconde
moitié du XVIIIe siècle, Diderot donna l'exemple de cette
critique conjecturale. Il avait, comme les Allemands, quelque chose de
désordonné, le goût de l'extrême naturel et la
facilité de tomber dans l'affectation. Diderot commença une
réforme dramatique par un traité, et fut novateur en
théorie, avant de l'être en fait.
Il en fut autrement de Ducis. Le bon Ducis, homme
éloquent, homme inspiré, quoiqu'il n'ait presque fait que
traduire, homme original qui copiait souvent, Ducis n'avait fait aucune
théorie; seulement il avait lu Shakespeare dans des traductions. Son
esprit avait été saisi des traits de cette nature si simple et
si forte; il avait eu le frisson de Shakespeare, comme dit un Anglais. Il fit
des tragédies jetées dans le moule français, il est vrai:
Shakespeare était entré là-dedans, comme il avait pu; on
l'avait rapetissé, dépouillé, ébranché,
pour ainsi dire. Ces scènes monstrueuses, ces larges
développemens, cette liberté illimitée de temps, de lieu,
avait disparu; on l'avait emboîté dans la règle des
vingt-quatre heures. Pour épouvanter les spectateurs, et la mère
d'Hamlet, pour lui arracher l'aveu de son crime par la terreur, on n'avait pas
osé, comme Shakespeare, ramasser sur la route une troupe de
comédiens ambulans, et leur faire jouer une tragédie, dans une
tragédie. Ducis avait pris gravement une urne: une urne! c'est quelque
chose de plus régulier; il y avait déjà une urne dans
Oreste. C'est un moyen grec (on rit), admis, incontestable. Du reste, la
terreur est également sortie de cette épreuve. La scène
admirable où Hamlet presse sa mère de jurer sur la cendre de son
père, cette crise du remords qui fait rebrousser le faux serment de la
mère d'Hamlet, tout cela est neuf, dramatique, hardi. Malheureusement,
dans le reste de l'ouvrage, le naturel de Shakespeare est détruit; les
termes abstraits et métaphysiques abondent; mais il y a une force
poétique, l'âme de Ducis, qui se mêle
à tout et qui anime l'ouvrage en dépit du faux système.
Le poète français ne peut pas hasarder, comme son modèle,
de grandes apparitions d'ombres. Voltaire l'avait essayé; et quand on
avait vu une ombre qui venait se promener dans le palais de Ninus, tout le
monde avait trouvé cela extraordinaire; il avait donc fallu renoncer
à cet appareil tragique; il avait fallu recourir à des choses
connues, usitées, un songe, par exemple (on rit); mais Ducis, dans la
peinture de ce songe, mit une expression énergique et terrible.
Plus réfléchi, mais non poète
comme Ducis, Diderot n'avait tenté qu'en prose sa révolution
dramatique; c'était ce qu'on a nommé le drame bourgeois, la
parfaite représentation de la nature; non plus de la nature choisie,
mais de la nature habituelle dans ses moindres détails. On aurait
pensé à cela dès le XVIIe siècle. Vous connaissez
ce passage où Labruyère se moque de la minutieuse exactitude
à retracer tous les petits faits de la vie commune. Diderot, en faisant
la tentative de mettre la vie réelle sur la scène, aurait pu
certainement s'élever à un haut degré de vigueur et
d'originalité. Car la vie réelle, ce ne sont pas ces
détails matériels, c'est le naturel des passions. Les
détails peuvent être vrais; mais si le style est emphatique,
affecté, tandis que les actions sont vulgaires et communes, vous n'y gagnerez rien; le faux est déplacé, mais il
existe; il est dans le langage, au lieu d'être dans la
décoration. Le Père de Famille et le Fils Naturel,
sont écrits, aux accidens de talent près, comme la traduction de
Shakespeare par Letourneur. C'est une emphase perpétuelle; c'est une
exaltation de tous les sentimens, c'est une surcharge des sentimens par les
expressions; c'est l'opposé, dans le style, de la vérité,
que l'on cherchait par le costume. Ainsi, Messieurs, la critique
littéraire dans le XVIIIe siècle peut nous offrir une
étude historique, mais non pas l'exemple d'une innovation de
théorie justifiée par d'heureuses créations.
L'intérêt nouveau qui devait passionner
les esprits n'était pas venu. La réforme de toutes les
idées était déjà faite; la réforme d'aucune
des institutions n'avait eu lieu. Ainsi les esprits s'exerçaient dans
le vide; ils faisaient des discours académiques, parce qu'ils n'avaient
pas autre chose à faire; ils mettaient des hardiesses dans une
tragédie, parce qu'ils ne pouvaient pas exprimer des
vérités ailleurs. On voyait une lutte entre le mouvement
prodigieux de la nation et l'étroite barrière qui l'enfermait de
toutes parts; mais quelque chose annonçait le moment où cette
barrière tomberait d'elle-même. Rien n'était changé
extérieurement; et cependant tout était changé: les
formes, les hiérarchies étaient les mêmes; la foi
vivifiante qui les avait animées n'existait plus. Les parlemens, si
puissans, si vénérés au milieu de la persécution
et même de la révolte, dans le XVIe siècle, ces parlemens
que, sous la main dominatrice de Louis XIV, on avait vus encore graves,
irréprochables, sévères, vous les voyez faibles et
agités dans le XVIIIe siècle: un coup d'état d'un homme
médiocre et violent les fait disparaître; et Voltaire en
félicite avec admiration le chancelier Maupeou, parce que Voltaire ne
voyait dans le parlement, dernier défenseur des libertés
publiques, qu'un corps mécontent de ses hardiesses
irréligieuses. Une double révolution sociale
s'était donc faite. Le principe qui avait animé ces corps
était tombé; et l'esprit de liberté, qu'ils avaient
protégé, invoquait un autre appui.
Cet événement fit naître les
occasions, dont le talent avait besoin pour grandir. Bientôt ce ne sera
plus l'éloquence académique, la critique littéraire, qui
tiendra la première place; ce ne sera plus la philosophie vague; ce ne
sera plus la contemplation de l'esprit occupé à se regarder
lui-même. La lutte va s'élever entre deux opinions qui veulent se
détruire l'une l'autre. Les talens viendront alors; ils auront
carrière.
Si vous aviez vécu au XVIIIe siècle,
Messieurs, que le matin vous promenant au jardin des Plantes, vous eussiez
remarqué un homme alors obscur, Bernardin de Saint-Pierre, qui passait
de longues heures à étudier la botanique; que le soir,
parcourant les salons de Paris, vous eussiez rencontré Beaumarchais
dans l'inquiétude des spéculations, dans le mouvement des
intrigues, dans l'agitation de son procès contre le parlement Maupeou,
ayant du crédit à la cour, mais poursuivi,
blâmé, vous eussiez vu dans le même jour les deux
talens originaux, les deux vrais écrivains de l'époque. Ce sont
sans doute deux diversités bien étranges; c'est
le contemplatif au plus haut degré, et l'homme actif; c'est le
rêveur solitaire, l'écrivain mélancolique, capricieux; et
l'écrivain industrieux, ardent, habile au succès, faisant des
mémoires judiciaires et des drames. Eh bien, la littérature du
XVIIIe siècle ne présente, pendant quarante ans, d'esprits
originaux, que ces deux hommes. C'est que dans la carrière de l'esprit,
il n'y a, pour ainsi dire, que ces deux grandes originalités, de la
solitude, ou de l'activité, de la méditation repliée sur
elle-même, s'élevant par une pensée intérieure
à tout ce que l'amour de l'humanité a de plus bienfaisant et de
plus noble; ou bien du talent novateur qui se mêle à tout, agite
et domine l'opinion. Pour compléter le tableau du XVIIIe {XXVIIIe}
siècle, et pour l'intelligence de l'art et de la nouveauté
politique qui change les bornes de l'art, nous nous arrêterons devant
ces deux esprits qui avaient une physionomie si diverse.
Un écrivain de nos jours, singulièrement
vif et spirituel, s'est plu à comparer Sheridan et Beaumarchais, l'un
et l'autre obscurs, pauvres, nés de leurs oeuvres, parvenus par le
talent; mais l'un, en faisant des comédies, arrive à la chambre
des communes, puis au ministère; le crédit de cour ne suffit pas
à l'autre, pour s'élever un peu; il lui faut un procès.
Ce fait n'est point particulier à Beaumarchais; il appartient à
toutes les nouveautés, à toutes les puissances de cette
époque. S'élever par l'éclat pur et paisible de la
littérature était réservé à bien peu
d'hommes. Au milieu de l'agitation des esprits, à mesure que la
société avançait vers un dénoûment
commencé depuis la régence, vous voyez se multiplier les hommes
qui se produisent par le bruit et par l'influence politique. C'est alors
qu'aux parquets des parlemens de France retentit une éloquence
nouvelle, celle des Servan, des Lachalotais, des Montclar. Si nous cherchons
du génie dans ces hommes, nous ne le trouverons pas, quoiqu'ils aient
exercé une grande puissance. Tel est le sort de la littérature
active qui se mêle aux événemens; son succès n'est
pas la gloire. Souvent, lorsque les passions qui l'inspiraient ont disparu,
lorsque le bien qu'elle a réclamé s'est accompli, lorsqu'elle a
réussi dans son oeuvre enfin; il ne reste plus d'elle qu'un souvenir.
C'était une illusion faite aux contemporains; la
postérité, en consacrant les intentions utiles et
généreuses, n'admire que le génie. Mais
indépendamment du mérite de ces hommes, il faut noter leurs
efforts, parce qu'ils marquent une époque nouvelle. La réforme
politique occupait tous les esprits: c'était la réforme
appliquée à la législation criminelle que demandait
Dupaty; c'était la réforme appliquée à
l'administration du royaume, que Necker et Turgot préparaient, sans le
vouloir, par d'éloquens écrits. C'était la réforme
sociale que demandait le vertueux Malesherbes, éloquent
défenseur de la liberté publique, avant d'être martyr du
trône; c'était la même réforme que demandait ce
Mirabeau, que nous attendons depuis une heure, et qui a été
l'orateur du XVIIIe siècle.
Combien se justifie, par son exemple, la remarque
déjà faite sur les étranges efforts dont un homme avait
besoin pour arriver à la renommée, à travers tous les
obstacles qu'opposait cet ordre social, à la fois si puissant et si
faible! Deux duels, un enlèvement, quatre lettres de cachet, un
procès criminel, et un procès en séparation, voilà
les moyens de célébrité de Mirabeau, voilà sa
présentation au public. Cependant il était d'une naissance
illustre; gentilhomme de Provence, il appartenait à la classe des
nobles possédant fief; son père, le marquis de Mirabeau,
était considérable par son nom, sa fortune, et par plusieurs
écrits consacrés à des généralités
philantropiques, quoiqu'il eût obtenu cinquante-quatre lettres de cachet
contre sa famille.
Nous verrons le génie oratoire renaître
au milieu des orages de la vie à demi-romanesque, à
demi-coupable du jeune Mirabeau, puis se produire avec éclat à
la faveur des premières mutations politiques. Cette éloquence,
qui, sous des formes si différentes, tour à tour est sortie des
agitations de la liberté, ou des méditations de la foi
religieuse, du forum ou du cloître, Mirabeau semble nous la rendre, au
milieu des scandales de sa vie tumultueuse. Lui-même disait, de l'un de
ses mémoires contre sa femme, avec cet orgueil qu'il opposait au
sentiment de ses vices: « Si ce n'est pas là de l'éloquence
inconnue à nos siècles barbares, je ne sais quel est ce don du
ciel, si rare et si grand! »