Villemain, Cours de littérature | Leçon 2, pp. 33-43 |
DEUXIÈME LEÇON.
Digression sur le caractère général de la critique. -- Époque et forme de la critique dans l'antiquité grecque. -- Influence de l'imitation et de l'analyse sur les lettres romaines. -- Comment la littérature ancienne se réduisit à la critique. -- Renouvellement des idées par le Christianisme. -- Âge nouveau de la critique, après le Dante. -- Renaissance du goût en Italie. -- Enthousiasme littéraire du XVIe siècle. -- Haute critique dans le siècle de Louis XIV. -- Son influence sur le siècle suivant.
MESSIEURS,
JE vous ai promis une assez grande
variété d'objets, dans nos séances; mais non pas un
intérêt égal; et je crains que certaines questions, dont
il faudra nous occuper, ne justifient bien peu, et ne fassent
disparaître cette nombreuse affluence. De quoi vais-je d'abord vous
entretenir? encore de la critique: c'est presque vous parler de
moi-même; et cependant, achèverais-je le tableau du 18e
siècle, indiquerais-je suffisamment les caractères de cette
époque, si je passais trop vite sur ce qui fut sa destinée, son
étude, et en partie sa gloire, sur ce qui occupa tant de place dans le
génie de Voltaire, et faisait tout le génie d'un autre?
[Suite]
Ainsi, Messieurs, avant d'arriver à ce que vous
attendez, à cette éloquence active, animée, réelle
de la tribune britannique, je vais vous retenir quelque temps, je vais vous
faire languir dans les détails sur la théorie et les
révolutions du goût.
Que de questions, cependant, inférieures sans
doute aux grands intérêts qui préoccupent
les esprits, et à ces hautes études qui les poussent en avant,
mais utiles et curieuses, se lient à ces recherches! la question du
goût en général et du goût national; la question du
beau, de la vérité dans les arts, de la décadence et du
progrès.
Une des idées, Messieurs, qui se
présentent le plus souvent dans les écrits, dans les discours de
notre temps, une idée que tout le monde doit croire un peu, parce
qu'elle flatte tout le monde, c'est l'idée du progrès continu
des connaissances; c'est l'idée de ce noble et beau
développement de l'esprit humain, si manifeste dans chaque nation
civilisée, et plus manifeste encore dans le mouvement commun de
l'Europe.
Cependant lorsqu'on ramène ses regards sur
l'étude des lettres, cette espérance semble contredite et
démentie. C'est un lieu commun, c'est un axiome, qu'il y a dans les
lettres décadence inévitable, que la pureté,
l'éclat des langues, que la prospérité de l'imagination
et du goût, ne se soutiennent pas long-temps à la même
hauteur; qu'après des âges de poésie, de
fécondité, viennent des époques de critique, d'analyse et
de raisonnement, que cette première fleur de la pensée humaine
une fois enlevée, lorsqu'un Homère, s'il y a eu un
Homère, un Dante, un Tasse, un Milton, un Racine ont passé, il
faut de longs siècles, des renouvellemens de civilisation, des
barbaries intermédiaires et salutaires, pour que de nouveau le
génie poétique enfante quelque chose de grand et
d'inattendu.
La critique doit rechercher les causes de ce
problème: et c'est pour cela que nous devons nous occuper d'elle.
La critique est aussi ancienne que les lettres. Le
potier porte envie au potier, et le poète au poète, dit le vieil
Hésiode. De l'envie à la critique, il n'y a qu'un pas; mais on
peut assigner un motif plus noble à la réflexion qui juge les
inspirations du génie.
Si nous reportons nos yeux vers l'antiquité
grecque, nous voyons les premiers philosophes tellement saisis du génie
d'Homère, que l'analyse, l'enthousiasme raisonné de ses
poèmes, se mêlent à toutes leurs pensées. Platon
est le premier commentateur d'Homère; les vers d'Homère
cités, discutés, approuvés pour la poésie,
condamnés pour la morale, reviennent sans cesse dans les plus belles
pages de Platon. Pour Aristote, comme il était de son génie
d'embrasser tout ce qui existait et tout ce qu'on avait pensé, de faire
les catégories de la nature et les catégories de l'esprit
humain, la littérature ne pouvait pas lui échapper. Mais
l'examinait-il dans la même vue qui nous occupe aujourd'hui? nullement:
il ne raisonnait pas sur la poésie, dans l'intention de créer
des poètes. Il ne ressemblait pas aux critiques modernes qui ont
composé une esthétique à Zurich, une esthétique
à Weymar, dans l'espérance qu'elle serait reproduite et mise en
valeur par des poètes de Zurich, ou de Weymar. C'était la
pensée humaine qu'il étudiait dans les oeuvres de tous les
hommes qui en avaient le plus signalé la gloire; c'était
l'histoire naturelle de l'esprit humain qu'il écrivait. Ses ouvrages de
critique n'ont ni poussé l'imagination dans des routes nouvelles, ni
arrêté son essor. Ce qui a sans doute
arrêté l'essor de la pensée grecque, ce fut la perte de la
liberté. Toute cette littérature grecque, qui avait
été prodigieusement neuve et puissante, parce qu'elle
était active, et mêlée à de grandes passions, parce
qu'une tragédie était une fête religieuse, parce qu'un
discours était une action qui frappait le peuple assemblé autour
de la tribune, et de là toute la Grèce; cette littérature
tomba, quand elle n'eut plus la liberté pour âme.
Elle devint tout entière critique, non plus à la manière
d'Aristote, avec cette sagacité haute qui fait un ouvrage original sur
les procédés connus de la pensée humaine; mais avec cette
facilité ingénieuse, qui discute, commente, admire ce qu'a
crée le génie. C'est là-dessus que cette Grèce, si
vantée, si brillante, a vécu pendant quatre ou cinq
siècles.
Successeurs d'Alexandre, les Lagides voulurent relever
la gloire du génie grec, transplanté sous le ciel de
l'Égypte. Ils avaient fait construire une magnifique tour pour servir
aux recherches d'astronomie, et une plus magnifique bibliothèque pour
inspirer des écrivains et des poètes. Quand on
élève une tour en faveur des astronomes, il y a chance pour
qu'ils découvrent quelque chose de nouveau dans le ciel; mais toutes
les bibliothèques du monde ne feront pas naître un poète;
au contraire. Les Ptolomées, les Hipparques, firent de
précieuses découvertes; mais pas un poète
véritable n'est éclos dans le muséum d'Alexandrie;
quelques versificateurs, moitié critiques, moitié poètes,
y naquirent. Ils faisaient des tragédies, des hymnes, des poèmes
épiques, ils faisaient des choses qui portaient les mêmes noms
que dans les beaux jours de la Grèce libre et inspirée; mais
toutes ces oeuvres d'imagination prétendue, n'étaient au fond
que des oeuvres de science et d'industrie: et dans ce sens, je puis dire que
la critique était devenue le caractère unique de la
littérature.
Il n'en est pas moins sorti de cette école des
hommes rares. Car, remarquez-le, tout ce qui est une passion, peut devenir une
source de talent. Quelle était, par exemple, plusieurs siècles
après cette première décadence, la passion de Longin? Ce
n'était ni la gloire et la renaissance de la Grèce morte pour
toujours, ni la liberté, ni la religion, ni rien des grandes choses qui
ont fait battre les plus nobles coeurs: c'était l'amour des lettres
pour elles-mêmes, la contemplation du beau dans les arts, la recherche
de cette perfection idéale que Platon avait si bien exprimée,
par des paroles qu'a si vivement rendues Cicéron:
Insidebat quippe animo species quaedam eximia
pulchritudinis, quam intuens in eâque defixus, ad illius similitudinem
artem manumque dirigebat.
Cette espèce d'idolâtrie
littéraire pour la beauté de l'éloquence, cette passion,
la moins active de toutes, la plus étrangère à la vie
réelle, aux débats sérieux qui grandissent les hommes,
mais passion enfin, a suffi pour animer le rhéteur grec d'une verve qui
nous intéresse et nous attache encore. C'est là le sublime de la
critique; c'est son oeuvre d'inspiration.
La littérature romaine naquit à demi
sous l'action des moeurs, à demi sous l'influence de la critique; telle
était la puissance des lettres, qu'il fut impossible au peuple romain,
en succédant aux Grecs, dans l'empire du monde civilisé, de ne
pas rester sous la domination de leur esprit: chose remarquable! Un des
premiers grands poètes de Rome, fut un critique.
Cette critique si rarement éloquente,
même chez les Grecs, où elle était née de la
perfection et de l'enthousiasme des arts, la voilà
élevée, dans Horace, à la dignité et à la
passion de la poésie.
Lorsque l'on parle du rapport de la littérature
classique avec l'antiquité, de la ressemblance du siècle de
Louis XIV avec le siècle d'Auguste; toutes ces expressions si peu
vraies dans le détail, ne se justifient que par cette grande
conformité des modernes et des Romains, d'avoir eu, dans les arts,
d'illustres devanciers, dont le génie les a dominés en
dépit d'eux-mêmes, et se mêle à leurs
pensées, comme il a influé sur leur langue.
La littérature latine, mélange de
l'inspiration et de la critique, porta l'imitation et l'analyse dans les
oeuvres les plus spontanées de l'éloquence. Quand vous lisez
Cicéron, lui dont le génie fut excité par les plus grands
événemens qui puissent animer les hommes, vous semble-t-il plus
passionne pour la république, ou pour l'éloquence? En
vérité, la question serait douteuse. Quand il
explique toutes les ruses de la stratégie oratoire, quand il
décrit, en palpitant, les victoires de la tribune, quand il
pénètre dans les joies, et les angoisses qu'ont senties les
Antoine et les Crassus; quand il admire cette parole brûlante et
soudaine, qui tombe comme la foudre sur une grande assemblée; quand il
s'attendrit sur les Gracques qu'il a blâmés comme aristocrate, et
dont il est fou comme orateur; quand il passe par toutes ces émotions
si vives, vous sentez qu'il est encore plus écrivain qu'il n'est consul
et homme d'état. Toutefois, à cet amour de l'art se mêlait
une grande, une sérieuse inspiration, celle à laquelle il a
consacré sa vie, et qui lui fit trancher la tête. Mais
après lui, après l'élévation d'Octave, lorsque
vint ce règne si vanté comme l'ère du goût et de la
politesse romaine; lorsque l'on put dire: Augustus eloquentiam, sicut
omnia, pacavit, Auguste a pacifié l'éloquence comme
tout le reste; oh! c'est alors que la littérature romaine,
détournée des hautes voies de l'inspiration originale et de
l'enthousiasme, entra plus avant dans cette route d'imitation et de
critique.
De-là, ce caractère d'artiste qui
prédomine dans presque tous les écrivains de cette
époque. L'éloquence pacifiée devint plus pompeuse
que virile. Chassée du forum, elle se réfugia dans l'histoire,
et n'y trouva pas toute la liberté dont elle avait besoin.
En lisant Tite-Live, en l'admirant même, nous
devinons que ce beau génie a été élevé par
des rhéteurs, des rhéteurs grecs, pleins d'imagination et de
goût; mais des rhéteurs. Les anciennes vertus de la
république lui servent d'un texte pour bien dire; il fait parler avec
une habile élégance la rudesse des vieux Romains. On a perdu
cette lettre admirée des anciens, que Tite-Live avait composée
sur l'éloquence; mais son histoire nous dit ce que cette lettre devait
contenir. César avait écrit des mémoires, dans la vive et
soudaine inspiration de ses campagnes. Tite-Live écrit l'histoire de la
république, avec l'artifice savant d'un Romain monarchique du
siècle d'Auguste, et d'un studieux imitateur des Grecs du temps de
Périclès.
Dans la suite, ce caractère de science critique
domina de plus en plus dans la littérature romaine, jusqu'au moment
où les vices d'un gouvernement barbare et corrompu abattirent à
la fois l'art et le talent. Le livre ingénieux et brillant de
Quintilien, un grand nombre de lettres de Pline, ce Traité de
l'Éloquence, échappé à la jeunesse de Tacite,
un ouvrage qu'il ne faut pas lire et qu'il est à peine permis de
nommer, cette Satyre de Pétrone, où quelques leçons de
goût sont indignement mêlées à toutes les
impuretés du vice, plusieurs lettres de Marc-Aurèle et de
Fronton, beaucoup d'autres monumens encore nous montrent que la
littérature romaine passa par tous les artifices, par toutes les
tentatives de la science littéraire; que successivement elle
épuisa l'imitation des Grecs, l'imitation d'elle-même dans son
époque de pureté, l'imitation d'elle-même dans ses
siècles de décadence; qu'elle alla successivement de
l'innovation à l'archaïsme, de l'archaïsme à la
barbarie; qu'enfin, n'étant pas renouvelée par une grande et
libre inspiration, qui vînt des moeurs publiques, elle croyait se
rajeunir par des artifices et des procédés de sophiste, par des
ruses d'écrivain, par l'imitation morte des anciens livres, à
défaut de sentimens libres et de pensées originales.
C'est ainsi, Messieurs, que l'esprit humain, mis en
mouvement par quelques génies puissans, resta, plusieurs siècles
ensuite, à travailler sur leurs oeuvres et leurs pensées, et que
les lettres, au lieu d'être l'instrument de ses efforts, en devinrent
l'objet.