Villemain, Cours de littérature | Leçon 2, pp. 43-53 |
Je crois, et je parle ici dans une vue toute
littéraire et toute historique, je crois que si les orateurs
chrétiens, avec leurs idées nouvelles, leur enthousiasme, leurs
martyres, leurs passions de cloître et de tribune tout à la fois,
n'étaient venus dans le monde, on aurait continué sans fin
à faire des commentaires sur Homère et sur Virgile, et que
l'univers serait devenu scholiaste. C'est là le caractère
ineffaçable de la littérature des derniers temps du paganisme
grec ou romain.
[Suite]
Mais enfin ces hommes parurent; ils mirent dans le
monde une passion nouvelle, et tout un ordre d'idées inconnues.
Malgré leur admiration des lettres profanes, ils cessèrent de
les imiter, les regardant comme une idolâtrie. Ils firent la plus grande
des révolutions contre cet enthousiasme étroit et servile, qui
retenait les esprits dans une contemplation oisive des chefs-d'oeuvre
antiques. Ce zèle eut son excès voisin de la barbarie. Un pape
du VIe siècle écrivait à un évêque pour lui
reprocher de savoir et d'enseigner la grammaire. Cette étude lui
semblait une profanation païenne. Ce pape était Grégoire le
Grand.
De cette prodigieuse révolution de l'esprit
humain, sortit lentement toute une littérature. Vous voyez pendant
plusieurs siècles, non-seulement par la barbarie, mais par
l'épuisement, par la préoccupation des nouvelles idées
qui ne servaient qu'à l'éloquence religieuse (car je ne compte
pas une tragédie de Grégoire de Naziance), vous voyez l'esprit
humain sommeiller, indifférent tout à la fois à
l'inspiration et à la critique. Il fallait que ce goût
d'études, de contemplations poétiques, fût
réveillé encore par l'apparition d'un grand génie; il
fallait qu'Homère recommençat, et qu'il naquît des
idées, des croyances, des passions nouvelles, qu'il sortît de la
barbarie du moyen âge comme le premier Homère, ou comme
l'école homérique était sortie de l'agitation des guerres
de la Grèce en Asie: ce fut le Dante. Le plus grand hommage
peut-être qui ait été rendu à la puissance des
lettres latines, conservée à travers toutes les
altérations de la pensée humaine, c'est le sceau que le
génie de Virgile a mis sur le génie du Dante. Ce
théologien sublime, et à demi-barbare, cet esprit si
prodigieusement poétique et subtil, voit dans Virgile un maître
de la parole, et une espèce d'enchanteur, dont la magie doit lui ouvrir
le paradis. C'est-là sans doute un des premiers et des
plus saillans exemples de ces étranges confusions d'idées que
les souvenirs de l'antiquité et l'alliance des pensées nouvelles
jetaient dans les esprits, à la faveur d'une naïve ignorance. Quoi
qu'il en soit, le Dante, voilà l'homme qui remet en mouvement
l'imagination humaine, qui la fait marcher dans une route inconnue et appelle
de nouveau la contemplation sur les oeuvres du génie. A la suite du
Dante, vous voyez renaître la critique, l'esprit de comparaison,
d'analyse, l'admiration ingénieuse et savante. Il y a encore dans
l'Italie des chaires consacrées à l'interprétation du
Dante; mais souvent cette interprétation est moins littéraire
qu'elle n'est historique; souvent les commentateurs s'occupent avant tout de
retrouver certaines antiquités, de constater les droits de certaines
villes, quelquefois même de justifier des généalogies, et
de sauver telle ou telle noble famille du malheur d'avoir été
mise en la personne de ses ancêtres, dans les cercles infernaux du
Dante.
Tel ne fut pas le premier caractère de
l'interprétation dantesque; Bocace, et un fils du Dante, qui se
succédèrent dans cette tâche de commenter le premier
poète moderne, s'occupèrent avant tout de pénétrer
cette mysticité théologique qui faisait la poésie du
moyen âge. J'ai lu quelques pages du Commentaire de Bocace; et bien que
l'esprit d'un faiseur de contes forme un contraste singulier avec la sublime
et sauvage imagination du Dante, c'est merveille de voir avec quelle
sagacité et quel enthousiasme Bocace pénètre dans la
pensée du grand poète.
Voilà donc, Messieurs, la critique
littéraire enfin retrouvée, voilà de nouveau le
goût éveillé par le génie. C'est au milieu du XIVe
siècle.
Un poète anglais a dit quelque part:
« Nous naissons tous originaux, et nous mourons tous copies. » Ce
poète est dépité de ce que nous tous et lui-même
nous ne pouvons échapper à l'action des hommes de génie
qui nous ont précédés, et secouer le joug de leurs
idées. Il est certain qu'une partie de l'Italie resta long-temps
copiste du Dante. Les imaginations avaient été tellement
ébranlées par la puissance de cette première et dominante
imagination, qu'elles se souvenaient de lui, quand elles voulaient
créer quelque chose.
Bientôt cette critique d'enthousiasme fut
mêlée d'une critique d'érudition. Le Dante, averti
par l'antiquité, quoiqu'il fût avant tout suscité par
lui-même et par la théologie de son temps, donna tout à la
fois le signal à la poésie et à la science. Tous ceux
qu'il anima de l'amour des arts, sans les rendre créateurs comme lui,
se précipitèrent vers les monumens de l'antiquité, que
l'on commençait à dégager des ruines. On voit
tout-à-coup se déployer et les trésors de la Grèce
et ceux de l'ancienne Italie; on voit l'esprit de l'homme changer de place et
d'enthousiasme, quitter ces idées théologiques qui l'avaient
seules occupé pendant les premiers siècles, et se ravir
d'admiration à la vue des chefs-d'oeuvre de l'antiquité profane.
Vous le savez, cet enthousiasme alla presque jusqu'à la
réalité de l'idolâtrie. Nous avons vu tout à
l'heure que la critique est une passion; eh bien, il faut le dire, au XVe et
au XVIe siècles, elle devint presque une religion. Beaucoup de ces
imaginations italiennes, que le moyen âge qui les entourait encore avait
rebutées par sa barbarie, et par sa rudesse, et qui se laissaient
charmer à ces idiomes retrouvés de la Grèce et de Rome,
et à ces monumens pleins d'imagination et de génie, ne pouvaient
pas séparer la forme du fond, et enveloppaient dans leur enthousiasme,
et la beauté du langage qui les saisissait, et les fables bisarres
{=sic} que ce langage avait couvertes d'un immortel éclat. C'est une
des plus étranges illusions de l'esprit humain, une de celles qui
expliquent le mieux cette puissance des lettres, que, ni le progrès des
sciences exactes, ni la variété et l'instabilité des
doctrines, ni la décadence de l'art, ne peuvent détruire, parce
qu'elle tient à la partie la plus sensible de l'homme, et qu'elle est
à la fois de toutes les émotions de l'esprit, la plus vive et la
plus populaire.
Aussi, Messieurs, au seizième, la critique
naissante était étendue, fortifiée par l'alliance de la
vieille érudition. Ce fut un âge nouveau. Aujourd'hui, Messieurs,
vous voulez bien vous réunir, vous empresser avec une extrême
indulgence, pour écouter, pour juger des réflexions sur cette
littérature moderne déjà si vieille, des commentaires
plus ou moins sensés sur les productions des grands écrivains du
dernier siècle, sur les ressemblances et les diversités des
littératures modernes. Vous avez mille autres objets
d'intérêt et de distractlon savante; mais songez, devinez par la
pensée, quelle devait être l'impression bien plus vive de
curiosité, d'enthousiasme, dans les lycées nouveaux de l'Italie,
combien les salles devaient être plus étroites, lorsque cette
littérature aujourd'hui surannée pour nous, était toute
jeune et toute vivante, lorsqu'elle sortait hier du tombeau, lorsqu'elle
arrivait ce matin de la Grèce, sur un vaisseau fugitif, lorsque cette
imagination italienne, la plus heureuse de toutes, préludant par
l'étude à l'inspiration immortelle de l'Arioste et du Tasse,
expliquait, par la bouche éloquente de Politien, avec une chaleur qu'on
ne peut plus retrouver, les merveilles du génie d'Homère, la
grâce et la grandeur du génie de Sophocle et d'Euripide. Oh! que
nous sommes des barbares en comparaison! (Applaudissemens).
C'est alors, Messieurs, que la critique fut
éloquente; c'est alors qu'elle fut un pouvoir, un entbousiasme qui
faisait tomber les larmes des yeux, nous dit-on, qui faisait battre le coeur,
non-seulement aux jeunes Italiens, mais encore à ces froids Germains,
à ces Français, à ces Anglais, à ces Bourguignons,
accourus de loin, et par de pénibles voyages, pour
entendre les hommes nouveaux de l'Italie, interprètant {=sic} les
chefs-d'oeuvre de l'antiquité.
Ainsi, les lettres exerçaient chaque jour une
domination plus active sur les âmes. Elles
créaient un autre pouvoir moral que l'influence théologique, et
opposaient une résistance de plus à l'empire de la force
brutale, qui avait régné dans le moyen âge. Du milieu de
cette vive préoccupation qu'inspiraient les souvenirs et l'étude
de l'antiquité, s'éleva le génie moderne, non plus
sauvage dans sa grandeur, irrégulier dans sa sublimité, mais
gracieux, correct, et séduisant tout à la fois; ce fut le Tasse.
Vous ne croyez pas, Messieurs, que dans ce grand poète, l'art soit une
espèce d'instinct qui s'ignore lui-même. Non, tout ce que la
philosophie des arts, tout ce que la réflexion et l'étude
peuvent donner au génie, appartenait au Tasse. Jamais poète ne
fut plus savant; et surtout, jamais savant ne fut aussi poète. Je ne
dis pas que toute cette science, que cette richesse et cet embarras de
souvenirs, lui fût présent, lorsqu'il laissait échapper
tant de vers délicieux et faciles. Il en est de cette influence des
livres, comme de toutes celles que les impressions de la vie, le mouvement du
monde, l'intimité des hommes supérieurs, peuvent exercer sur
nous. Elles modifient, elles élèvent, elles éclairent
l'esprit qui les reçoit; mais, quand elles lui servent long-temps
après pour créer et pour agir, il n'a pas la conscience de leur
origine étrangère: elles sont devenues partie de lui-même.
C'est ainsi que le Tasse, après avoir médité avec
science, avec goût, imaginait de verve. Cette action d'une critique
savante et élevée, qui prenait sa source dans l'enthousiasme du
beau, et dans la plus fine intelligence de ses effets, on ne peut en douter, après avoir lu quelques traités du Tasse;
on y voit un homme tout rempli de Platon et d'Homère, de Virgile et du
Dante, qui sait l'antiquité comme le moyen-âge, et que toute
chose inspire, parce qu'il est lui-même original.
Mais l'Italie seule eut alors une critique
ingénieuse et féconde; l'Italie eut cette gloire d'avoir des
génies originaux, pleins de l'âme de
l'antiquité, et des savants qui l'interprétaient avec passion,
avec goût, avec quelque chose qui semblait échappé
d'elle.
Je respecte infiniment la vieille université de
Paris; mais, au XVe et XVIe siècle, malgré le nombre prodigieux
de ses étudians, au milieu de leurs disputes de realistes et de
nominaux, je ne puis trouver en eux ce sentiment délicat des
lettres qui avait ranimé et enchanté l'Italie.
Sans doute, messieurs, le XVIe
siècle en France offre un prodigieux mouvement d'érudition et
d'esprit; mais le goût semble peu s'y mêler. La
poétique de Scaliger est un curieux monument de savoir et de
lecture. Mais, bien que Scaliger ait de l'enthousiasme; et qu'il dise d'une
ode d'Horace: « J'aimerais mieux l'avoir faite que d'être roi
d'Arragon; » malgré la rare et profonde sagacité de
Scaliger, on sent à quelque chose de rude et de pesant, que l'on n'est
plus en Italie.
J'imagine, il est vrai, que dans les entretiens
où se plaisaient ensemble Paul de Foy, le cardinal d'Ossat, le jeune de
Thou, quelques-uns de ces esprits fiers et libres qu'avait produits le XVIe
siècle, le sentiment des lettres et le goût devaient
s'élever et s'épurer. Voyez cependant quelle fausse idée
de la beauté poétique avait le XVIe siècle! Voyez la
gloire de Ronsard! Malgré tout ce qu'une critique moderne, savante et
fort spirituelle peut dire en faveur de Ronsard, malgré cette demande
en cassation après deux siècles, j'ai peine à concevoir
que de vrais, d'ingénieux appréciateurs des Grecs et de Virgile,
aient pu jadis tant admirer Ronsard. L'immense réputation de ce
poète marque le peu de progrès que le goût avait alors
fait en France.
Un seul homme qui admirait Ronsard aussi, mais
peut-être par scepticisme, et parce qu'il aimait à ménager
les opinions puissantes, un seul homme, Montaigne, eut un goût vrai, et
porta dans la critique une intelligence exquise, comme dans toute chose. Ce
que nous pouvons trouver de mieux senti sur les lettres, à cette
époque, ce sont quelques pages où Montaigne parle de
Sénèque, de Cicéron, de Plutarque; ce sont ses
ingénieuses comparaisons d'Horace, de Virgile, de Lucain. L'expression
de génie suit en lui le mouvement d'enthousiasme naturel et
sincère; il se colore du style des écrivains qu'il admire; son
français encore irrégulier, et souple à tous les
mouvemens, s'aggrandit, s'élève, s'anime et s'empreint de tout
l'esprit de l'ancienne Rome. Voilà le grand critique du XVIe
siècle.