Dans les premiers dictionnaires français, le mot exemple ne
connaît pas cette spécialisation sémantique. Le
Thresor de la langue françoyse de Jean Nicot (1606) maintient
le sens général hérité du Dictionaire
francoislatin de Robert Estienne (1539) :
« Exemple, Exemplum. », « Ce qu'on
recite pour prouuer ce qu'on a dit, Exemplum. » (s.v. RECITER), items issus du Dictionarium latinogallicum
(1538), qui est plus explicite : « Exemplum, [...]
Exemple, Chose qu'on nous propose pour euiter ou suyure. [...]
Quintil. Ce qu'on recite pour prouuer ce qu'on a dict, Exemple &
similitude. » Dans le Thresor et le
Dictionarium, les cooccurrents d'exemple en coordination
synonymique sont: patron, [1]
voye, [2] monstre, [3] eschantillon, [4]
semblance, [5]
enseignement, [6] actes, [7] similitude [8],
mirouer, [9] preuve [10] et reigle. [11]
Le Dictionarie of the French and English Tongues de
Randle Cotgrave (1611) dit essentiellement la même chose que le
Dictionarium : « Exemple : m. An example,
sample, patterne, or president to follow [...] ; one thing
alleged to proue, or inforce, another that resembles it. ».
La généralité des définitions d'Estienne et de
Cotgrave héritée de l'Antiquité est
gardée par les dictionnaires anglais modernes : l'Oxford
English Dictionary (2e éd., 1989), par exemple, dit :
« example [...] A typical instance ; a fact, incident,
quotation, etc. that illustrates or forms a particular case of, a general
principle, rule, state of things, etc. ». À la place de la
définition restrictive du Petit Robert citée ci-dessus,
nous retiendrons donc plutôt celle générale
qui la précède : « cas,
événement particulier, chose précise qui entre dans une
catégorie, un genre... et qui sert à confirmer, illustrer,
préciser un concept ».
L'exemple lexicographique traditionnel n'est en effet qu'une
parmi plusieurs espèces d'exemplification dictionnairique. Le
dictionnaire de langue est en soi un exemplier : l'entité qu'il
prétend codifier et décrire étant, pratiquement,
indélimitable, il procède à une sélection des
unités lexicales et des emplois à répertorier,
sélection déterminée par ses objectifs, l'usage
réel de la langue et la tradition lexicographique. Si on est
tenté de voir une différence de nature entre le choix
« imposé » des unités de
nomenclature et des sens et le choix « libre »
des exemples d'emploi de mot, dans la pratique l'opposition
'imposé/libre' est une différence de degré : deux
dictionnaires contemporains l'un de l'autre, de même format et ayant
les mêmes objectifs auront en commun un grand nombre d'unités
lexicales, de sens et d'exemples d'emploi de mot, tout comme chacun d'eux
aura ses entrées, analyses sémantiques et exemplifications de
mot spécifiques.
Au sens propre, l'exemple est un membre d'une classe à effectif indéterminé, que la classe soit en réalité ouverte ou fermée. Si le sujet de l'énoncé exemplificateur est le nom de la classe de l'exemple, l'exemplification constitue une particularisation (hyponymie). Si le sujet est un membre de la même classe que l'exemple, l'exemplification constitue une équivalence (isonymie).
Soit
où A est un nom de classe, B et C sont membres de la classe A.
L'unité sujet de l'énoncé exemplificateur est soit A,
soit B ; l'exemple est C. Le sujet est une unité-adresse
dotée d'une propriété (par ex., mot + sens, comme dans
l'exemple traditionnel).
Le nom de classe peut être un référent
métalinguistique, un trait métalinguistique virtuel, un
signe-propriété linguistique virtuel, un
signe-propriété linguistique actuel, une règle
linguistique, une propriété linguistique quelconque
(signifié, syntagme...), un référent extralinguistique.
Le membre de classe peut être une réalisation linguistique d'un
référent métalinguistique, un trait
métalinguistique actuel, un emploi d'un signe-propriété
linguistique virtuel, un cooccurrent de l'unité-adresse, un hyponyme
sémantique ou dérivationnel d'un signe-propriété
linguistique actuel, une réalisation d'une règle linguistique,
une réalisation (signe, syntagme) d'une propriété
linguistique, une réalisation référentielle. Le membre
de classe sujet d'énoncé et le membre de classe
prédicat peuvent être dans un rapport d'analogie
dérivationnelle, de synonymie, d'antonymie ou d'équivalence
interlinguistique.
Pour illustrer notre propos, nous allons prendre comme corpus de
départ le Thresor de Jean Nicot (1606). La raison de notre
choix tient à la nature de cet ouvrage, somme du premier
siècle de la lexicographie française : dictionnaire
monolingue par l'intention, bilingue par son histoire, multilingue par sa
vocation comparatiste ; matrice variforme dont sortiront plusieurs
décennies ou siècles plus tard le premier vrai monolingue
(Richelet), le dictionnaire encyclopédique
(Furetière-Larousse), le dictionnaire étymologique
(Ménage-Wartburg), le dictionnaire historique (Littré-Rey),
le dictionnaire critique (Féraud), le dictionnaire analogique
(Boissière, Robert), le dictionnaire distributionnel (DFC). [12] Après Nicot, le dictionnaire va se
spécialiser progressivement en même temps qu'il affinera et
systématisera ses méthodes. Il continuera à
paraître, bien entendu, sous des formes mixtes : tel le
Dictionnaire étymologique de Gilles Ménage,
dictionnaire d'étymologies mais aussi d'usages, jusqu'au TLF
de la fin du XXe siècle, dictionnaire général et
dictionnaire étymologique. Les types d'exemples que nous
dégagerons du Thresor se trouvent souvent dans d'autres
répertoires, dont ceux mentionnés ci-dessus.
Chez Nicot, la copule linguistique la plus
caractéristique reliant le sujet-adresse et le
prédicat-exemple est le mot comme (plus de trois mille
occurrences). Le fait que le mot comme sert souvent à
établir une comparaison n'est pas étranger à notre
propos. D'autres copules fréquentes sont : ainsi dit-on,
selon ce on dit, (tout) ainsi que. Les
énoncés exemplificateurs n'ayant qu'une copule positionnelle
(ou copule linguistique implicite) par ex., « Tantost
est aduerbial. Cent lieuës à la ronde, il n'y a maison
aucune » (Thresor s.v. RONDE)
n'y ajoutent rien. [13] La plupart des
exemples sont tirés des lettres A, G, I, N, O et R. [14]
Notes
1. « L'exemple & patron d'innocence, Specimen
innocentiae. » Thresor s.v. EXEMPLE,
Dictionarium s.v. SPECIMEN ; voir aussi
Thresor s.v. EXEMPLE et PATRON, Dictionarium s.v. ASSUMO,
EXEMPLUM, HABEO, INSTITUO.
2. « Suyuir la voye & l'exemple, Viam tenere. »
Thresor s.v. VOYE, Dictionarium s.v.
TENEO.
3. « Specimen. Cic. La monstre, L'eschantillon,
L'exemple. » Dictionarium s.v. CAPIO ; voir aussi s.v. INDOLES.
4. Dictionarium s.v. CAPIO (cf. supra).
5. « Decurio, huius decurionis. Decuriones. Cic. Les
conseilliers anciennement de chascune ville, qui estoyent ordonnez à
la semblance & exemple des Senateurs à Romme. »
Dictionarium s.v. DECURIO.
6. « documentum statuere. Cic. Bailler exemple &
enseignement. » Dictionarium s.v. DOCUMENTUM.
7. « Exempla auaritiae edere. Liu. Monstrer exemples & actes
d'auarice. » Dictionarium s.v. EDO.
8. Dictionarium s.v. EXEMPLUM (cf. supra).
9. « Illa exempli mulier, illa seculi decus. Quintil. L'exemple
& mirouer des autres, Sur laquelle les autres se doibuent mirer & reigler
pour viure vertueusement. » Dictionarium s.v. EXEMPLUM.
10. « Quae in exemplum assumimus. Quintil. Que nous prenons
pour preuue & exemple. » Dictionarium s.v. IN ; voir aussi s.v. INDOLES.
11. « Morum via. Stat. Reigle & exemple de bonnes
meurs. » Dictionarium s.v. VIA.
12. Si le Thresor partage avec la première édition du
Dictionnaire de l'Académie (1694) le classement
étymologique, la source de celui-ci pour la lexicographie
française est le Dictionaire francoislatin d'Estienne (1539),
lequel adapte aux besoins du français le système de classement
hérité de la lexicographie latine médiévale et
utilisé par Estienne d'abord dans ses dictionnaires latins.