0. La problématique

L'exemple lexicographique est traditionnellement perçu comme un exemplaire syntagmatique illustrant le signe signifiant, c.-à-d. l'adresse unité de lexique dotée d'un sens ou d'une fonction grammaticale, ou, pour citer la définition de ce sens du mot exemple donnée par le Petit Robert 1993, « passage d'un texte, phrase ou membre de phrase que l'on cite à l'appui d'une explication pour illustrer l'emploi d'un fait linguistique ». C'est ce sens restreint qui a été retenu dans le fascicule n° 106 de Langue française consacré au thème de "L'exemple dans le dictionnaire de langue : histoire, typologie, problématique" (Larousse, 1995).

Dans les premiers dictionnaires français, le mot exemple ne connaît pas cette spécialisation sémantique. Le Thresor de la langue françoyse de Jean Nicot (1606) maintient le sens général hérité du Dictionaire francoislatin de Robert Estienne (1539) : « Exemple, Exemplum. », « Ce qu'on recite pour prouuer ce qu'on a dit, Exemplum. » (s.v. RECITER), items issus du Dictionarium latinogallicum (1538), qui est plus explicite : « Exemplum, [...] Exemple, Chose qu'on nous propose pour euiter ou suyure. [...] Quintil. Ce qu'on recite pour prouuer ce qu'on a dict, Exemple & similitude. » Dans le Thresor et le Dictionarium, les cooccurrents d'exemple en coordination synonymique sont: patron, [1] voye, [2] monstre, [3] eschantillon, [4] semblance, [5] enseignement, [6] actes, [7] similitude [8], mirouer, [9] preuve [10] et reigle. [11]
    Le Dictionarie of the French and English Tongues de Randle Cotgrave (1611) dit essentiellement la même chose que le Dictionarium : « Exemple : m. An example, sample, patterne, or president to follow [...] ; one thing alleged to proue, or inforce, another that resembles it. ». La généralité des définitions d'Estienne et de Cotgrave – héritée de l'Antiquité – est gardée par les dictionnaires anglais modernes : l'Oxford English Dictionary (2e éd., 1989), par exemple, dit : « example [...] A typical instance ; a fact, incident, quotation, etc. that illustrates or forms a particular case of, a general principle, rule, state of things, etc. ». À la place de la définition restrictive du Petit Robert citée ci-dessus, nous retiendrons donc plutôt celle – générale – qui la précède : « cas, événement particulier, chose précise qui entre dans une catégorie, un genre... et qui sert à confirmer, illustrer, préciser un concept ».
    L'exemple lexicographique traditionnel n'est en effet qu'une parmi plusieurs espèces d'exemplification dictionnairique. Le dictionnaire de langue est en soi un exemplier : l'entité qu'il prétend codifier et décrire étant, pratiquement, indélimitable, il procède à une sélection des unités lexicales et des emplois à répertorier, sélection déterminée par ses objectifs, l'usage réel de la langue et la tradition lexicographique. Si on est tenté de voir une différence de nature entre le choix – « imposé » – des unités de nomenclature et des sens et le choix – « libre » – des exemples d'emploi de mot, dans la pratique l'opposition 'imposé/libre' est une différence de degré : deux dictionnaires contemporains l'un de l'autre, de même format et ayant les mêmes objectifs auront en commun un grand nombre d'unités lexicales, de sens et d'exemples d'emploi de mot, tout comme chacun d'eux aura ses entrées, analyses sémantiques et exemplifications de mot spécifiques.

Au sens propre, l'exemple est un membre d'une classe à effectif indéterminé, que la classe soit en réalité ouverte ou fermée. Si le sujet de l'énoncé exemplificateur est le nom de la classe de l'exemple, l'exemplification constitue une particularisation (hyponymie). Si le sujet est un membre de la même classe que l'exemple, l'exemplification constitue une équivalence (isonymie).

Soit

où A est un nom de classe, B et C sont membres de la classe A. L'unité sujet de l'énoncé exemplificateur est soit A, soit B ; l'exemple est C. Le sujet est une unité-adresse dotée d'une propriété (par ex., mot + sens, comme dans l'exemple traditionnel).
    Le nom de classe peut être un référent métalinguistique, un trait métalinguistique virtuel, un signe-propriété linguistique virtuel, un signe-propriété linguistique actuel, une règle linguistique, une propriété linguistique quelconque (signifié, syntagme...), un référent extralinguistique. Le membre de classe peut être une réalisation linguistique d'un référent métalinguistique, un trait métalinguistique actuel, un emploi d'un signe-propriété linguistique virtuel, un cooccurrent de l'unité-adresse, un hyponyme sémantique ou dérivationnel d'un signe-propriété linguistique actuel, une réalisation d'une règle linguistique, une réalisation (signe, syntagme) d'une propriété linguistique, une réalisation référentielle. Le membre de classe sujet d'énoncé et le membre de classe prédicat peuvent être dans un rapport d'analogie dérivationnelle, de synonymie, d'antonymie ou d'équivalence interlinguistique.

Pour illustrer notre propos, nous allons prendre comme corpus de départ le Thresor de Jean Nicot (1606). La raison de notre choix tient à la nature de cet ouvrage, somme du premier siècle de la lexicographie française : dictionnaire monolingue par l'intention, bilingue par son histoire, multilingue par sa vocation comparatiste ; matrice variforme dont sortiront plusieurs décennies ou siècles plus tard le premier vrai monolingue (Richelet), le dictionnaire encyclopédique (Furetière-Larousse), le dictionnaire étymologique (Ménage-Wartburg), le dictionnaire historique (Littré-Rey), le dictionnaire critique (Féraud), le dictionnaire analogique (Boissière, Robert), le dictionnaire distributionnel (DFC). [12] Après Nicot, le dictionnaire va se spécialiser progressivement en même temps qu'il affinera et systématisera ses méthodes. Il continuera à paraître, bien entendu, sous des formes mixtes : tel le Dictionnaire étymologique de Gilles Ménage, dictionnaire d'étymologies mais aussi d'usages, jusqu'au TLF de la fin du XXe siècle, dictionnaire général et dictionnaire étymologique. Les types d'exemples que nous dégagerons du Thresor se trouvent souvent dans d'autres répertoires, dont ceux mentionnés ci-dessus.
    Chez Nicot, la copule linguistique la plus caractéristique reliant le sujet-adresse et le prédicat-exemple est le mot comme (plus de trois mille occurrences). Le fait que le mot comme sert souvent à établir une comparaison n'est pas étranger à notre propos. D'autres copules fréquentes sont : ainsi dit-on, selon ce on dit, (tout) ainsi que. Les énoncés exemplificateurs n'ayant qu'une copule positionnelle (ou copule linguistique implicite) – par ex., « Tantost est aduerbial. Cent lieuës à la ronde, il n'y a maison aucune » (Thresor s.v. RONDE) – n'y ajoutent rien. [13] La plupart des exemples sont tirés des lettres A, G, I, N, O et R. [14]

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Notes

1. « L'exemple & patron d'innocence, Specimen innocentiae. » Thresor s.v. EXEMPLE, Dictionarium s.v. SPECIMEN ; voir aussi Thresor s.v. EXEMPLE et PATRON, Dictionarium s.v. ASSUMO, EXEMPLUM, HABEO, INSTITUO.

2. « Suyuir la voye & l'exemple, Viam tenere. » Thresor s.v. VOYE, Dictionarium s.v. TENEO.

3. « Specimen. Cic. La monstre, L'eschantillon, L'exemple. » Dictionarium s.v. CAPIO ; voir aussi s.v. INDOLES.

4. Dictionarium s.v. CAPIO (cf. supra).

5. « Decurio, huius decurionis. Decuriones. Cic. Les conseilliers anciennement de chascune ville, qui estoyent ordonnez à la semblance & exemple des Senateurs à Romme. » Dictionarium s.v. DECURIO.

6. « documentum statuere. Cic. Bailler exemple & enseignement. » Dictionarium s.v. DOCUMENTUM.

7. « Exempla auaritiae edere. Liu. Monstrer exemples & actes d'auarice. » Dictionarium s.v. EDO.

8. Dictionarium s.v. EXEMPLUM (cf. supra).

9. « Illa exempli mulier, illa seculi decus. Quintil. L'exemple & mirouer des autres, Sur laquelle les autres se doibuent mirer & reigler pour viure vertueusement. » Dictionarium s.v. EXEMPLUM.

10. « Quae in exemplum assumimus. Quintil. Que nous prenons pour preuue & exemple. » Dictionarium s.v. IN ; voir aussi s.v. INDOLES.

11. « Morum via. Stat. Reigle & exemple de bonnes meurs. » Dictionarium s.v. VIA.

12. Si le Thresor partage avec la première édition du Dictionnaire de l'Académie (1694) le classement étymologique, la source de celui-ci pour la lexicographie française est le Dictionaire francoislatin d'Estienne (1539), lequel adapte aux besoins du français le système de classement hérité de la lexicographie latine médiévale et utilisé par Estienne d'abord dans ses dictionnaires latins.

13. Pour une typologie de la copule, voir R. Wooldridge, "Les vocabulaire et fréquence métalinguistiques du discours lexicographique des principaux dictionnaires généraux monolingues français des XVIe-XXe siècles", in La Lexicographie française du XVIIIe au XXe siècle (éd. B. von Gemmingen & M. Höfler), Paris, Klincksieck, 1988 : 305-313.

14. Corpus « AGINOR » défini au départ, par Isabelle Leroy-Turcan et R. Wooldridge, pour servir à une série d'études comparatives du TLF de Nicot et du DEOLF de Ménage.