6. Exemple de réalisation d'une règle linguistique

Le Thresor est, en filigrane, un traité de formation des mots ; la typologie des règles d'analogie est très riche.

6.1. Évolution phonétique

(*) Règle : a/e/o + l > a/e/o + u –> exemples de réalisations : alnetum > aunaye, altus > haut, alnus > aune, pellis > peau, mollis > mou
    « ou (& mieux) Aunaye, sans la lettre l. Car le François és mots qu'il forme du Latin, change laditte lettre l. en v. quand elle suit & adhere à l'vne de ces voyeles, A. E. O. De sorte que apres laditte mutation faitte, ladite lettre l. y est superflue, comme de Altus, Haut, de Alnus, Aune, de Pellis, Peau, [...] de Mollis, Mou. [...] Alnetum. » (Thresor s.v. AULNAYE) [35]

6.2. Assimilation

(*) Règle : d + C > CC –> exemples de réalisations : affourrager, applanir, etc.
    « Composé de la preposition Ad Latine, & fourrager, mais la lettre d, se change en la consonante dont le simple commence (ce qu'est l'ordinaire és mots François composez de ladite preposition ad, comme applanir, & semblables) » (Thresor s.v. AFFOURRAGER) [36]

6.3. Syncope

(*) Règle : la > l –> exemples de réalisations : calamar > calmar, crustulum > crustlum, seculum > seclum
    « Calamarium, Et ainsi le faut escrire Calmar, parce que la vitesse de la prononciation fait syncoper la voyele a apres l, comme en Latin Crustlum & Seclum, &c. Estans les mots entiers Calamar, [...] Crustulum, Seculum. » Thresor s.v. CALMAR) [37]

6.4. Prononciation

(*) Règle : a > e « par mignardise de prononciation » –> exemples de réalisations : argot > ergot, appeller > eppeller
    « Qu'on dit aussi Ergot (car le François en plusieurs dictions par mignardise de prononciation, met E, pour A, comme Eppeller pour Appeller) » (Thresor s.v. ARGOT)

(*) Règle : « grand A françois » prononcé « avec trainée de la voix » –> exemples de réalisations : aage, Chaalons, Laon
    « est escrit par double aa, [...] pour denoter ce grand A François [...] que nous prononçons auec trainée de la voix en aucuns mots, comme, En Chaalons, Laon, & en semblables. » (Thresor s.v. AAGE) [38]

6.5. Graphie

(*) Règle : gui et non ghi –> exemples de réalisation : guirlande, esp. guirnalda
    « est vne ortographe foraine, du tout Italienne, & point Françoise, le François l'escrit guirlande, comme aussi l'Espagnol guirnalda. par transposition de lettres, voyez Guirlande. » (Thresor s.v. GHIRLANDE) [39]

(*) Règle : s de famille lexicale crois- –> exemples de réalisations : crois, croiser, croisade, croisée, croisure
    « Lequel monstre qu'il ne faut escrire Croix par x, ains Crois par s. comme font aussi Croiser, Croisade, Croisée, Croisure. » (Thresor s.v. CROISETTE) [40]

(*) Règle : lat. -o [du nominatif singulier] > fr. -on –> exemples de réalisations : occisio > occision, Cicero > Ciceron, passio > passion, ratio > raison
    « Occisio, Car le François vsant de l'entier Latin de telle terminaison, y adiouste la lettre n, à la fin, comme de Cicero, Ciceron, Passio, Passion. Ce qu'il fait aussi bien qu'il difforme vn peu le mot Latin, comme quand de Ratio, il dit Raison. » (Thresor s.v. OCCISION)

6.6. Suffixe

(*) Règle : -able, « terminaison » en « signification de facilité et aisance » –> exemples de réalisations : aborder > abordable, faire > faisable, muer > muable, tenir > tenable
    « qui se peut aisément aborder, & approcher. [...] estant ceste terminaison, able, és mots François le plus souuent signification de facilité & aisance, comme faisable, muable, tenable, qui se peut faire, muer, tenir, & en autres semblables. » (Thresor s.v. ABORDABLE)

(*) Règle : -aye « amas et multitude de plant de » –> exemples de réalisations : saulx > saulsaye, ormes > ormaye, chesnes > chesnaye, cerisiers > cerisaye, osiers > oseraye
2e règle implicite : lat. -etum « amas et multitude de plant de » –> exemples de réalisations : salices > salicetum, ulmi > ulmetum, quercus > quercetum, cerasus > *cerasetum, vimines > viminetum
    « Cette forme de mots François signifie pour la plus part un amas et multitude de plant de ce que le nom signifie, comme Saulsaye, où il y a grande quantité de saulx plantez, Salicetum. Ormaye, où y a multitude d'ormes plantez, Vlmetum. Chesnaye, où y a grand complant de chesnes. Quercetum. Cerisaye, où y a quantité de cerisiers plantez, Cerasetum. S'il se peut ainsi dire en Latin. Oseraye, où y a grand nombre d'osiers plantez, Viminetum. » (Thresor s.v. ISLAYE) [41]

6.7. Dérivation

(*) Règle : verbe [en -er] > n.m. en -eur, n.f. en -euse –> exemples de réalisations : rimoner > rimoneur/rimoneuse, rimailler > rimailleur/rimailleuse
    « De ce verbe on pourroit dire Rimoneur, m. & Rimoneuse, f. comme de Rimailler, Rimailleur & Rimailleuse. » (Thresor s.v. RIMONER) [42]

6.8. Composition

(*) Règle : demy- + nom –> exemples de réalisations : demy-arpent, demy-homme
    « Demy-arpent, [...] nom composé de deux entiers, comme demy-homme » (Thresor s.v. ARPENT) [43]

6.9. Composition étymologique

(*) Règle : ad + nom d'état + reducere –> exemples de réalisations : accoiser, appaiser
    « & signifie rendre coy, r'appaiser, Quasi ad quietem reducere, comme, nous disons Appaiser, ad pacem [...] reducere. » (Thresor s.v. ACCOISER) [44]

6.10. Formation non-analytique

(*) r- non itératif –> exemples de réalisations : rabbaisser, raccourcir, rassasier, rabbatre
    « Signifie abbaisser, & n'est point composé de Re, pour derechef, & abbaisser, comme sont Refaire, Redire, Revivre &c. Ains est de la maniere de ces verbes, Raccourcir, Rassasier, Rabbatre, & semblables qui ne sont point iteratifs. » (Thresor s.v. RABBAISSER) [45]

(*) cha(t)- « particule » non signifiante –> exemples de réalisations : chahuant, chatouille, chatfourré, chafouyn
    « dire que Chahuant est fait de chathuant, il n'y a pas raison grande veu que ceste particule cha, est ailleurs commune au Francois, comme en ces mots chatouille, chatfourré, chafouyn, esquels le mot de chat n'a que veoir. » (Thresor s.v. CHAHUANT)

6.11. Formation du féminin, du pluriel

(*) Règle : n.m. + -esse > n.f. –> exemples de réalisations : asne > asnesse, ladre > ladresse, prestre > prestresse, larron > larronnesse
    « Est la femelle de l'Asne, Asina, & est terminaison Françoise, ainsi que de Ladre il dit Ladresse, & de Prestre Prestresse. Ce qu'il ne fait és seuls noms finants par la voyele E, ains en aucuns qui terminent au masculin par consonante, comme de larron, larronnesse. » (Thresor s.v. ASNESSE) [46]

(*) Règle 1 : sing. -el/-eau > pl. -eaux –> exemples de réalisations : lambel/lambeau > lambeaux, bel/beau > beaux, chastel/chasteau > chasteaux, nouvel/nouveau > nouveaux, seel/seau > seaux, damoisel/damoiseau > damoiseaux
Règle 2 : masc. -el > fém. -elle –> exemples de réalisations : bel > belle, nouvel > nouvelle
Règle 3 : [adj.] masc. -eau > [nom] fém. -eauté –> exemples de réalisations : beau > beauté, nouveau > nouveauté
Règle 4 : adj. en -el + voyelle initiale, adj. en -eau + consonne initiale –> exemples de réalisations : bel enfant, nouvel amant ; beau cheval, nouveau vestement
    « Lambeau [...] lambeaux [...] Feron le nomme tousiours Lambel au singulier, mais le François en semblables mots terminans en el vse le plus souuent de deux terminaisons, de l'vne desquelles finissant en eau le pluriel se fait comme Bel, beau, beaux. Chastel, chasteau, chasteaux, Nouuel, nouueau, nouueaux, Seel, seau, seaux, Damoisel, damoiseau, damoiseaux, & de chacun fait le feminin en plusieurs, comme de bel, belle ; de beau, beauté ; de nouuel, nouuelle ; de nouueau, nouueauté : estant ceste difference esdites deux terminaisons, que quant aux adiectifs, ceux qui finissent en l, veulent le substantif qui les suit commencer par voyele, bel enfant, nouuel amant, au lieu que les autres le veulent commençant par consonante, beau cheual, nouueau vestement. A laquelle regle peut auoir quelque faillance, selon la diuersité des dialectes François, mais ie parle du plus fleuri langage. » (Thresor s.v. LAMBEAU) [47]

6.12. Morphologie des membres de familles de mots analogues

(*) Règle : masc. en -d, fém. en -de, nom d'état dérivé en -dise –> exemples de réalisations : ribauld, ribaulde, ribauldise ; paillard, paillarde, paillardise
    « Est de la façon de ce mot paillardise, tout ainsi que Ribauld, Ribaulde, sont de la maniere de ceux cy paillard, paillarde » (Thresor s.v. RIBAULDISE)

6.13. Formation morpho-sémantique

(*) Règle : pluriel signifiant « cerimonie et solemnité » –> exemples de réalisations : accordailles, fiançailles, lat. sponsalia, esp. desposorios
    « Accordailles, plur. num. [...] est du modele de fiançailles [...] & signifient trop plus que accord, car ils importent la cerimonie & solemnité du fiancer. Ce que l'energie du nombre plurier demonstre, que le Latin retient aussi, Sponsalia, [...] & l'Espagnol disant Desposorios » (Thresor s.v. ACCORDAILLES)

(*) Règle : unités de formation = premières lettres de l'alphabet –> exemples de réalisations : abecé, alphabet
    « Ce mot est composé des trois premieres lettres Latines a b c, comme en Grec le nom d'Alphabet est composé des noms des deux premieres lettres Grecques » (Thresor s.v. ABECÉ)

(*) Règle : aigues/aquae + adj. > nom de lieu –> exemples de réalisations : Aiguesmortes, Aquae mortuae, Aquae Sextiae
    « Le nom est composé de Aigues, diction Languedoque, signifiant eaux ; & Mortes, diction commune au François & au Languedoc. Selon ce on le doit rendre Aquae mortuae, tout ainsi que Aquae Sextiae pour Aix en Prouence. » (Thresor s.v. AIGUESMORTES) [48]

(*) Règle : a-/en-/in- + "chemin" > verbe –> exemples de réalisations : acheminer, esp. encaminar, ital. inviar
    « composé de A, preposition, & chemin, & signifie proprement prins, radresser & mettre au chemin celuy qui n'y est pas, tout ainsi que l'Espagnol, Encaminar. Nebrisse, & l'Italien Inuiar. Petrar. au Sonet, Si trauiato. » (Thresor s.v. ACHEMINER)

(*) Règle : verbe en -er "crier" en parlant des animaux > nom en -ment "cri" –> exemples de réalisations : bugler > buglement, mugler > muglement, hurler > hurlement
    « Bugler, [...] Quon dit aussi Mugler, c'est quand les beufs & vaches crient, dont viennent ces mots Buglement, & Muglement, par la mesme analogie que de Hurler, qui est propre aux loups, & aux chiens, vient Hurlement. » (Thresor s.v. BUGLER) [49]

La description systématique de la formation des mots deviendra ultérieurement l'affaire des traités spécialisés. Le Dictionnaire général de Hatzfeld et Darmesteter (1890-1900) combinera traitement des unités et traitement du système en renvoyant dans les articles individuels au traité d'ensemble liminaire. Les dictionnaires étymologiques et certains dictionnaires généraux étymologisants, tels Littré et le TLF des XIX-XXe s., étayeront leurs hypothèses d'exemples analogiques.
    Aux XVIIe-XVIIIe s., on trouve dans Furetière et le Trévoux, héritiers de la tradition encylopédique de Nicot, quelques remarques étymologiques de type analogique :

(*) Règle implicite : lat. -cere > fr. -sir –> exemples de réalisations : licere > loisir, placere > plaisir
    « Ce mot vient de licere, suivant Nicod, comme plaisir, de placere. » (Furetière 1690 et Trévoux 1743 s.v. LOISIR)

ou chez Féraud, des remarques concernant l'usage

(*) Régle : autrefois -aign- à gn mouillé > mod. -agn- –> exemples de réalisations : gaigner > gagner, montaigne > montagne, campaigne > campagne
    « Rem. 1°. On écrivait autrefois gaigner, mais cette ortographe est contraire à la prononciation ; car alors il faudrait prononcer guegné : on croyait l'i nécessaire, pour marquer le gn mouillé. Ainsi l'on écrivait montaigne, campaigne, etc. » (Féraud 1787 s.v. GAGNER)

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Notes

35. Cf. OULTRE, BEAU ; cf. x > ss s.v. AISSELLE, v > g s.v. GAINE, au > o s.v. OR, ORBATEUR, n > l et u > o s.v. OULE, p > v s.v. REVAUDEUR, er > oir s.v. VOIR, a > ai s.v. AIGUIERE, a > e s.v. CHATON, i voyelle > i consonne s.v. SAULGE, esprit rude grec > s s.v. SIRE, SORTIR.

36. Cf. APPERCEVOIR, ATTRAIRE, BRUMBAY.

37. Cf. CHAMBRIERE, SENGLE, TABLE.

38. Cf. CHAAS, TAON ; cf. au de saur, pauvre prononcé « par o confus » s.v. SOR.

39. Cf. almiral par analogie avec esp. almirante < gr. s.v. ADMIRAL ; jovedi par analogie avec ital. giovedi s.v. JOEUDI.

40. Cf. œu de cœur, bœuf, sœur, mœurs s.v. CUEUR.

41. Cf. AULNAYE ; aulner, toiser « mesurer à l'aulne [...] à la toise » s.v. AULNER ; accordailles, fiançailles, espousailles s.v. ACCORDAILLES ; griffée, havée, dentée s.v. GRIFFADE ; noleage, chariage, amenage s.v. NOLEAGE.

42. Cf. nom + -age « estat » s.v. COQUAGE ; nom + -age ["provision"] s.v. APPENNAGE ; nom + -elle, diminutif s.v. ALUMELLE ; nom + -on, diminutif italien s.v. CARRACON.

43. Cf. re- « ex adverso » + verbe s.v. RESISTER ; contre- + nom s.v. BASSE-CONTRE.

44. Cf. a « particule grecque priuative & negatiue » s.v. ABYSME.

45. Cf. « N'est composé comme Raffuster, Raddouber & semblables : ains simple, & signifie ou neutralement deuenir dur comme corne, endurcir en façon d'vne corne, Durescere, ou actiuement, comme, Ie vous raccorniray les oreilles à force de les tirailler » s.v. RACCORNIR.

46. Cf. -eur > -euse s.v. RAVAUDERESSE.

47. Cf. -el/-eau/-eaux s.v. CRENEURE.

48. Cf. *sternium « parement » dans *licisternium (< licium), lectisternium (< lectus) s.v. CHAAS.

49. Analogie et analogique s'emploient dans le Thresor pour parler de formation analogique s.v. AGENOUILLÉ, ASSEURER, BARLUE, BUGLER, EMPEREUR, FENEUR, FOURNEAU, GALOCHIER, MERE GOUTTE, MIRACLE, MUGLER, PREJUGER, RABBAISSER, TORASSE, TOURNOY.