6. Les indications de catégorie grammaticale

On peut apprécier dès le début de la Préface l'insistance des académiciens sur "l'utilité d'un travail qui a eu pour but d'expliquer la Nature & la Propriété des mots ... " (verso du premier feuillet) quand on constate avec quel soin affirmé et manifesté l'appartenance du mot défini à une catégorie grammaticale, i.e. la Nature, est marquée systématiquement dans le Dictionnaire. De fait, c'est bien une des spécificités du dictionnaire de langue que de mentionner les catégories du discours auxquelles appartiennent les unités traitées. Le repérage systématique de ces marques [8] montre que toutes les catégories du discours sont représentées et permet de dégager plusieurs axes d'analyses, qu'il s'agisse de la typologie, de l'organisation syntagmatique des séquences, de leur distribution et des ambiguïtés discursives [9].

6.1. Typologie générale

Pour une typologie générale, nous distinguerons deux cas de figure dominants selon la position des marques:
  • une forme codée, en situation initiale dans le premier alinéa, juste après le mot vedette ou sous-vedette en capitales, qui correspond au choix d'informer systématiquement le lecteur/consultant; en position codée, la marque est le plus souvent abrégée;
  • une forme non codée, en position discursive, plutôt dans les alinéas suivant le premier, relativement aléatoire dans le texte de l'article, le plus souvent de forme pleine, qui correspond au souci de compléter, d'enrichir les articles et qui révèle parfois les difficultés de classification de mots ambigus, notamment dans le cas des faits de dérivation impropre.

    La codification est explicitement reconnue dans une notice, donnée à la fin des pièces liminaires, ayant pour titre "EXPLICATION DES ABBREVIATIONS dont on se sert dans ce Dictionnaire." La liste contient les items suivants:

    Les abréviations du tableau sont pour la plupart très fréquentes dans le texte du dictionnaire; ce sont aussi les plus importantes. Les fréquences sont les suivantes: "s. m." 4727; "s. f." 4546; "adj." 2749; "adj. de t. g." 127; "adj. v." 295; "v. act." 880; "v. pass." 41 [10]; "v. n." 965; "part. pass." 386; "adv." 1070; "prov." 2372; "fig." 4072. Nous ne ferons que mentionner ici les formes variantes (par exemple, "s.", "sub.", "subst." pour "substantif" – cf. 6.2); notons cependant que "v. a." (1747) est plus fréquent que "v. act.". Du point de vue de la combinatoire, "v." ("verbal") s'applique moins souvent à l'adjectif qu'au substantif ("s. f. v." 622, "s. m. v." 499, "s. v." 34). Seule abréviation absente d'une certaine fréquence: "p." 14, "pl." 33, "plur." 36 (= "pluriel").

    6.2. Formes des abréviations

    Les formes codées des marques de catégorie grammaticale sont plus ou moins abrégées et se dessinent assez aisément les raisons des dominantes, selon deux degrés d'information:
  • pour les marques d'appartenance aux catégories substantif, adjectif, verbe, participe, adverbe, préposition et pour celles de genre, de nombre, et de voix, qui sont toutes d'assez haute fréquence, l'abréviation est systématique, à de rares exceptions près, comme s.v. ABANDON: "substantif masculin verbal" et CICOGNE: "substantif féminin", marqués ainsi dès 1687 [11]. C'est la forme minimale qui est la plus fréquente: par exemple, sur 10978 occurrences de substantif (forme lemmatisée), on relève 9493 emplois de l'abréviation s., contre 786 de subst. et 395 de substantif(s); de même pour les 5066 occurrences de féminin (forme lemmatisée), 4813 formes abrégées en f. et 121 en fem. pour 130 formes pleines [12];
  • pour les marques combinatoires aux précédentes, le système est moins net et l'on observe davantage de formes peu abrégées ou même pleines, en particulier chaque fois que le contenu de la marque est plus sémantique que fonctionnel: ainsi pour les précisions de collectif (sur le total de 81 occurrences, 70 sont pleines), comparatif (12 formes pleines sur 14), diminutif (70 formes pleines sur 77). L'exemple de frequentatif est intéressant car outre 11 formes pleines, on relève deux occurrences de formes abrégées, l'une sans équivoque pour n'importe quel utilisateur, sous la forme freq. dans le syntagme v. n. freq. "verbe neutre fréquentatif" (s.v. PISSOTER), l'autre sous la forme frequent. tout à fait homonyme de l'adjectif qualificatif, s.v. TIRAILLER, où seule la place codée juste après la vedette et en combinatoire avec la marque verbe (plus, éventuellement, le point d'abréviation plutôt que de ponctuation d'énoncé) peut lever l'ambiguïté pour celui qui est averti du système ou qui devine le faible intérêt des académiciens pour les analyses de fréquences d'emploi des mots.

    Certaines marques, quelle que soit leur qualité, ne bénéficient d'aucune forme abrégée: ainsi superlatif, distributif, indefini, negatif (-ive, -ivement) et negation, indeclinable, interjection, particule ou pour article et nom. Pour d'autres marques la présence dans le dictionnaire d'une forme abrégée fait figure d'exception: ainsi les occurrences uniques de conj. (conjonction) sur 37 formes pleines ou de pron. (pronom) pour 196 formes pleines, les deux sing. contre 88 formes pleines, les deux impers. complétés par le seul imperson. contre 56 formes pleines.

    6.3. La syntagmatique des abréviations: la combinatoire des marques

    Sur le plan de la combinatoire des marques, on observe d'une façon générale que, pour les marques de haute fréquence, deux formes abrégées se combinent aisément. Par exemple, v. a. pour "verbe actif", s. m. pour "substantif masculin". La distribution des combinatoires abrégées lève ainsi tout risque d'ambiguïté dans certains cas d'homonymie: ainsi a. signifie "adjectif" dans la séquence a. m. (s.v. CULIER), mais "actif" dans les combinatoires simples comme v. a. "verbe actif" ou complexes comme s. m. v. a. "substantif masculin verbal actif" (s.v. EMPRISONNEMENT); de même p. signifie "participe" en première position dans les syntagmes p. p. ou p. pass. mais "passif" en seconde ou troisième position dans les syntagmes p. p., n. p. "neutre passif" ou v. n. p. et enfin "pluriel" en troisième position dans les séquences s. m. p. "substantif masculin pluriel" ou s. f. p. "substantif féminin pluriel"; enfin, l'ambiguïté de v. "verbal" ou "verbe" se neutralise aisément elle-aussi par la syntagmatique et la position: en première position v., quelle que soit la suite, est substantif au sens de "verbe" alors qu'en position 2 et 3 il correspond à l'adjectif verbal. Se dégagent donc implicitement des règles de fonctionnement des abréviations en vertu des conditions de distribution. Quelques exceptions comme la forme ad. désignant aussi bien l'adjectif que l'adverbe sont si peu fréquentes (18 soit 14 pour "adjectif" contre 4 au sens d'"adverbe") qu'elles correspondent à des négligences laissées non corrigées (cf. Leroy-Turcan 1998b).

    6.4. Les critères de distribution des formes pleines: du code au discours

    D'une façon générale les formes pleines correspondent rarement à la position codée de début d'article mais se trouvent réparties dans le corps de l'article. Parfois en début d'alinéa, pour une position codée non initiale:
  • dans le cas du double emploi d'un même verbe comme verbe actif ou verbe neutre: ainsi s.v. BANDER d'abord enregistré comme verbe actif (v. a.), avec en sous-vedette SE BANDER sans marque de catégorie, puis l'alinéa avec l'adresse en italique Bander et la formulation "est aussi verbe neutre"; l'exemple est identique pour l'alinéa en italique de Tendre. On trouve aussi la combinatoire avec l'abréviation v. suivie de la forme pleine: ainsi BLANCHIR d'abord marqué comme v. a. puis au troisième alinéa avec adresse en italique Blanchir est marqué comme v. neutre. On relève cependant des exceptions avec une marque pleine en position codée dès le premier alinéa: ainsi pour la marque verbe neutre s.v. RECHEOIR, ESCOULER, DEPARLER, TRIOMPHER;
  • dans les cas de transfert de catégorie qu'il s'agisse d'un adjectif employé comme nom: par exemple s.v. GRAND: "Il est aussi substantif masculin" ou d'un adjectif employé de façon adverbiale comme s.v. FORCE "Force est aussi une espece d'adjectif indeclinable";
  • dans les cas difficiles comme pour LA PLUSPART: "Espece d'adjectif & de substantif tout ensemble";
  • dans le cas des combinatoires impliquant plutôt une précision complémentaire de la catégorie du discours, grammaticale comme pour les degrés de l'adjectif (comparatif et superlatif) ou sémantique comme pour les formations dérivationnelles (diminutif et fréquentatif: la marque diminutif fonctionne aussi bien pour les adjectifs que pour les noms et les verbes; celle de fréquentatif est restreinte aux verbes): nous avons cité ci-dessus les marques qui ne bénéficient d'aucune forme abrégée (superlatif, distributif, indefini, etc.) et quelques-unes susceptibles de se présenter sous les formes abrégées ou pleines, comme collectif, comparatif, diminutif, frequentatif. Il faudra, dans le cadre d'une autre étude, déterminer les conditions d'emploi propres à chaque marque pour tenter de déterminer les raisons implicites de l'absence de forme abrégées pour certaines: ainsi, s'il est logique de considérer le statut adjectival, donc complémentaire, de la marque indeclinable (qui fonctionne d'ailleurs aussi bien pour les adjectifs et les participes que pour les substantifs ou la dénomination plus neutre de terme), si l'on peut tenir compte de l'ambiguïté d'une forme abrégée pour particule par rapport à participe, la justification paraît plus délicate à établir pour des marques telles qu'interjection ou article et nom. De fait les conditions d'emploi de nom, qui ne sont pas superposables à celles de substantif, sont plus complexes à établir, en vertu des habitudes terminologiques de l'époque: on verra ci-dessous quelques-uns de ses emplois associés à collectif.

    6.5. Le cas de collectif

    Nous développerons ici, à titre d'exemple, l'étude du caractérisant collectif qui est tout à fait significatif puisque la forme pleine, avec ou sans majuscule, n'a pas toujours le même statut linguistique et que son emploi très diversifié s'applique à diverses catégories (terme, particule, substantif, adjectif). Ainsi, la marque apparaît-elle sans majuscule en position nettement codée après les abréviations absolues s. f., "substantif féminin, ou s. m. "substantif masculin" s.v. ARGENTERIE, GENDARMERIE, AUTRUY, CENTAINE, CINQUANTAINE, DOUZAINE, FENESTRAGE, FERRAILLE, FOURRAGE, etc.

    Mais il ne faut pas négliger les variantes nom collectif et terme collectif qui fonctionnent de trois façons en association avec les abréviations usuelles:

  • soit en étant nettement une marque complémentaire, sans majuscule, comme s.v. CAILLOUTAGE ("sub. m. nom collectif, Amas de...") et s.v. CHARMILLE ("sub. f. nom collectif, Plant...");
  • soit en étant autonome, avec ponctuation forte et majuscule: ainsi s.v. CORDAGE, GENTILITÉ', GRESSERIE, MARMAILLE ou SEQUELLE où la suite "s. m. Nom collectif." / "s. f. Nom collectif." semble correspondre, du fait de la double ponctuation forte impliquant la majuscule à Nom et du point après "collectif", à un commentaire ajouté et isolé. De même s.v. NATION: "s. f. Terme collectif." et PEUPLE "s. m. Terme collectif.". Le statut de "Collectif" employé seul est identique s.v. HERBAGE, LIGNAGE, SUITE, etc.;
  • enfin, les expressions "Nom collectif" ou "Terme collectif" peuvent fonctionner syntaxiquement comme tête de groupe avec relative déterminative, comme s.v. ESPICERIE ("s. f. Nom collectif qui..."), FRUITAGE ("s. m. Terme collectif, sous lequel..."), SECTE ou VINGTAINE.

    Ce dernier cas illustre donc un des emplois discursifs des marques pleines de catégories grammaticales dès un premier alinéa. On peut ajouter ici les exemples d'alinéas avec reprise de l'adresse en italique correspondant au complément d'information pour une acception particulière du mot traité: ainsi pour "Noblesse, est aussi un Terme collectif qui ...", "Mission, Est aussi un terme collectif, qui ..." ou "Poil, est aussi collectif, & signifie..."; de même pour "Fable, se prend aussi dans un sens collectif, pour ..." ou "Ordonnance, Se prend quelquefois au singulier dans un sens collectif, pour ...". Enfin, on repère des alinéas où sont mentionnées les acceptions sémantiques particulières, comme pour les mots parenté, milice, luminaire ou illumination, volée et ustensile... La forme pleine relève donc bien davantage du commentaire que de la marque technique et semble réservée aux marques impliquant des considérations sémantiques.

    L'ambiguïté entre marques en position codée et en position discursive est parfois délicate à résoudre, en l'absence de formes abrégées conformes au système dégagé précédemment: ainsi s.v. FRESSURE où, malgré la position codée, les marques figurent sous leur forme pleine en situation syntaxique discursive: "Substantif féminin collectif, qui ..."; s.v. MAINT/MAINTE on distinguera le double statut de la marque seule, "adj.", et de l'ajout en discours, "Collectif, qui ...".

    Cette première approche d'analyse distributionnelle des formes abrégées et pleines des marques de catégorie sur quelques exemples nous confirme l'importance qu'il faut toujours accorder à l'ensemble des critères formels de la mise en texte quels que soient les niveaux de la structure de l'article du dictionnaire.

    6.6. Il nous reste encore de nombreux aspects à étudier, en particulier les questions fondamentales des variantes, de la délimitation du champ de l'indication de catégorie grammaticales, sans négliger les comparaisons entre la terminologie grammaticale donnée dans les articles de termes grammaticaux et les formules utilisées dans les indications de catégorie grammaticale: ainsi l'analyse des variantes à elle seule nécessiterait-elle une étude systématique sur les plans formels et distributionnels pour que l'on sache s'il est pertinent de chercher à dégager une sémiotique des variantes; de même pour l'appréciation des différentes modalités de distribution des formes pleines et pour la délimitation du champ de l'indication de catégorie qui ouvrent sur l'analyse de la conscience linguistique des rédacteurs du dictionnaire. Le travail est en préparation.

    Conclusion

    L'analyse proposée ici pour les indications de catégorie grammaticale offre un modèle du type d'étude que nous entreprenons de l'ensemble des aspects de la première édition du Dictionnaire de l'Académie française; à titre d'indication, ces aspects comprennent: le fonctionnement des items répétés (doubles, triples, voire quadruples); le fonctionnement implicite des séquences d'adresses et de co-adresses; l'analyse des niveaux de discours qu'impliquent les exemples; la recherche d'une logique de l'écart entre norme et pratique des variantes graphiques.

    [Table]


    Notes

    8. Recensement effectué sur la version informatisée du DAF par Madame Silvana Mastromonaco sous la direction de T.R. Wooldridge.

    9. Il faut bien sûr distinguer le discours grammatical dans une perspective générale et le simple marquage des catégories; s'impose d'autre part une confrontation entre les usages de la terminologie grammaticale présents dans le dictionnaire et ceux des grammairiens de la seconde moitié du XVIIe, travail qui se fera dans le cadre d'une autre étude; l'objectif de cette première approche est d'abord de dégager les principales problématiques à partir d'un descriptif rigoureux.

    10. Mais seulement dans les séquences "v. n. pass." ou "v. neut. pass."

    11. Ce serait intéressant d'effectuer une comparaison systématique sur ces abréviations pour s'assurer de la mise en place du système à travers les corrections effectuées de 1687 à 1694 et en fonction de la dominante des formes pleines de ce type; par exemple, dans le corpus des lettres A-G, malgré les incohérences déjà relevées (Leroy-Turcan 1998c).

    12. Ce serait intéressant d'établir les proportions en pourcentages pour voir si toutes les catégories sont concernées de la même façon.