3. Guillaume Budé et Giovanni Giocondo

Il faut maintenant parler d'un personnage de tout premier plan qui sert d'intermédiaire entre le texte de Vitruve et l'exploitation qu'en fait Estienne. Il s'agit de Guillaume Budé. Giocondo, architecte et exégète de Vitruve, a passé une dizaine d'années en France, de 1495 à 1505, participant à la construction du Pont Notre-Dame à Paris et donnant des cours d'architecture. Parmi ses élèves se trouvait le grand humaniste français Guillaume Budé. Budé a consigné ses notes sur Vitruve dans plusieurs ouvrages. En premier lieu, il a annoté très tôt un exemplaire de l'édition de 1497 imprimée à Venise, exemplaire détenu à la Réserve de la Bibliothèque nationale de Paris sous la cote V. 318; il y fait différentes sortes de commentaires, il corrige le texte, dessine des figures et traduit nombre de termes latins et grecs en français. Puisque plusieurs de ces corrections et figures se retrouvent par la suite dans l'édition de Vitruve que Giocondo donne en 1511, on est en droit de penser qu'elles sont le fruit du cours du maître. Ensuite, Budé incorpore un grand nombre de ses commentaires sur Vitruve dans ses Annotationes in Pandectas (= Annotationes) qu'il publie dès 1508 [7]. En troisième lieu, Budé a aussi inscrit un certain nombre de termes relevés chez Vitruve, avec une traduction en français, dans deux des sept cahiers de ses Adversaria, restés inédits [8]. Robert Estienne, disciple, ami et imprimeur de Budé, a exploité ces différents matériaux dans ses dictionnaires, ce que Juren n'a pas remarqué en disant que "le succès des commentaires de Budé est pourtant resté relativement limité faute de publication" (1974: 114). Delaruelle (1907: 272), en observant que, tout comme Budé dans les Adversaria, Nicot donne lui aussi "estre pontieux" comme traduction de delitias facere, ne fait pas le lien Budé --> Estienne --> Nicot.

4. Budé et Estienne

Imprimeur en 1535 des Annotationes et héritier des Adversaria après la mort, en 1540, de Budé, Estienne se fie à l'autorité de son maître, comme il le dit dans la préface de son TLL et de la deuxième édition de son DFL, pour une partie considérable des matériaux qu'il utilise pour la rédaction de ses dictionnaires.

S'il avait sans doute lui-même un exemplaire au moins du traité de Vitruve dont il cite des extraits, Estienne signale explicitement dans nombre d'articles du TLL de 1536 que ses données -- entrées, définitions, citations de Vitruve, commentaires -- lui viennent de Budé. Les matériaux vitruviens du TLL viennent presque toujours des Annotationes, imprimées à plusieurs reprises par le beau-père d'Estienne, Josse Bade, entre 1508 et 1530 avant de l'étre par lui-même. La très grande majorité des passages des Annotationes cités par Estienne sont dans la première édition de 1508; les autres figurent dans la deuxième partie ajoutée à partir de 1526. Pour le DLG et le DFL, Estienne ne retient généralement des items développés du TLL que l'unité lexicale sujet (mot ou syntagme).

L'exemple suivant est caractéristique de sa démarche; le passage -- tiré intégralement des Annotationes [9] -- est d'abord donné dans TLL 1531 (s.v. ORDINARIUS) et la mention "Budæus" est ajouté en 1536; nous avons ajouté entre crochets une analyse en types d'informations:

Pour ses dictionnaires bilingues, Estienne extrait de la deuxième citation enregistrée dans le TLL la séquence "silicibus ordinariis struant [...] parietes", la lemmatise en mettant le verbe à l'infinitif et définit le syntagme résultant au moyen d'une périphrase française: C'est encore Budé qui a fait la comparaison évoquée ci-dessus de différents exemplaires de Vitruve à propos de diatoni/diatori. L'exemplaire BN Rés. V. 318 de Vitruve 1497 porte (f. B[vi], r°) la correction manuscrite "n" au-dessus du "r" de "diatoros" dans le texte et l'annotation marginale "diatonoi [...] vt potius diatoroi vtraque modo legitur in exemplaribus"; cette note devient, dans les Annotationes, "græce diatori dicuntur [...] vel vt in quibusdam exemplaribus legitur diatoni" (éd. 1508: cvi, v° = Budé 1557: 208).

Parfois Estienne fait un simple renvoi à Budé pour des attestations: "Materiatio, & materiatura apud Vitruuium legitur, teste Budæo." (TLL 1536 s.v. MATERATIO) [12].

Dans le DFL de 1549 et le DLG de 1552, Estienne signale, par l'initiale "B." ou par la formule "B. ex Vitru.", des items bilingues pris vraisemblement dans les Adversaria [13]. Par exemple, en 1552: "Curia municipalis. Vitru. La maison de la uille. B." [14]; ou en 1549: "Piliers boutans, Pilæ obnitentes, Anterides, Erismæ. B. ex Vitru." [15]

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Notes

7. Pour une discussion de Giocondo, Budé, les annotations de l'exemplaire de 1497 et les Annotationes, voir Juren (1974).

8. Voir Delaruelle (1907).

9. Budé ([1519]: B,xcvii,r°). Pour les références aux Annotationes, nous signalons, pour la première partie (publiée dès 1508), le feuillet (chiffre romain) de l'édition de [1519] et, pour la seconde (ajoutée en 1526), la page (chiffre arabe) de l'édition des Omnia opera (1557); afin de faciliter le repérage des items dans d'autres éditions, nous indiquons par une lettre majuscule liminaire (cf. supra "B,xcvii,r°") l'incipit de la section. Les incipits sont les suivants: A "Neque themelici", B "Si seruitus", C "Ex cuius cubiculo", D "Prætor ait", E "Et si mensor", F "Sed si pecunia", G "Si vicini", H "Funes non limes", I "Si ruta & cesa", J "Ante domum mari", K "Vt prælum & suculam", L "Ne in acceptum", M "De verborum significatione".

10. Cf. TLL 1536 -- les parenthèses renvoient aux Annotationes (cf. note précédente) -- s.v. ANCON (E,cv,r°), ASSER (I,cxxxix,r°), CÆMENTUM (B,xcvii,r°), COCHLEA (K,cxlvi,v°), COLOSSICA (K,cxlvii,r°), CONCAMERATIO (G,cxxv,v°), CORIA (G,cxxv,v°), EXHEDRA (C,xcix,v°), FRONTATUS (G,cxxv,v°), ICHNOGRAPHIA (E,cvi,v°), IMBRICO (G,cxxv,v°), INTERGERINI (G,cxxvi,r°), LORICA (M,390), MORTARIUM (F,cxvi,r°-v°), PALATIO (G,cxxv,v°-cxxvi,r°), PILÆ (J,cxl,r°), PROIECTURA (D,c,v°), SACOMA (L,327), SALIENTES (H,cxxxviii,v°), SECURICLA (J,cxl,r°), SUGGRUNDA (D,c,r°), TROCHLEA (K,cxlvi,v°), TYMPANUM (K,cxlvii,r°), VECTES (K,cxlvi,v°), XYSTUS (A,lxxxii,r°-v°).

11. Cf. a) TLL 1536 "Colossica onera, magnæ molis, quales sunt colossorum. Est & comparatiuus Græcus colossicotera, pro grandiora, vastiora, colossi instar habentia. Vitruuius, Sinautem colossicotera amplitudinibus & ponderibus onera in operibus fuerint, non erit suculæ committendum. Budæus." (s.v. COLOSSICUS) --> DLG 1538 "Colossica onera. Faix qui sont merueilleusement grans & pesans." (DLG 1546 ajoute "Vitruuius."), DFL 1539 "Faix qui sont merueilleusement grands & pesans, Onera colossica." (s.v. FAIX); b) TLL 1531 "Imbrico [...] In modum imbricis facere, & quasi imbricibus tegere. [...] Victruuius lib. 2, Incerta vero cæmenta alia super alia sedentia inter se imbricata, non speciosam, sed firmiorem, quam reticulata, præstant structuram. Imbricata appellat inter se hærentia, imbricum modo." (s.v. IMBRICO; TLL 1536 précise dans la dernière phrase: "Imbricata (inquit Budæus) appellat [...]") --> DLG 1546 "Cæmenta inter se imbricata. Vitruuius. Qui sentretiennent & accrochent, comme font les tuiles creuses qui sentr'accrochent l'une l'autre."

12. Cf., toujours dans TLL 1536: "vt Organice moueri, & mechanice apud Vitruuium, teste Budæo." (s.v. ORGANICE); "Vitruuius lib. 2. ca. 8, Quod siquis noluerit in id vitium [...] Ipse Vitruuius ibidem, & lib. 10. cap. 17, postes vocat: alibi cap. 16, arrectaria tigna, teste Budæo." (s.v. ORTHOSTATA); "Pinso, pinsis, pinsui, pistum, & pinsitum apud Columellam, & pinsum apud Vitruuium sæpius, teste Budæo." (s.v. PINSO).

13. Nous fondons notre hypothèse sur ce que dit Delaruelle (1907) -- cf. aussi Wooldridge (1977: 72-74). (On peut noter que Delaruelle cite deux items vitruviens dans les extraits des Adversaria qu'il donne en appendice: "arsenicum græce dicitur ex uitr." op. cit., p. 253; "uitru. de mausolo. infinits enim uectigalibus erat farctus" ibid., p. 270.) La vérifier nous est impossible dans les limites du présent article. La publication d'une édition critique de ces cahiers serait cependant vivement à souhaiter.

14. S.v. CURIA. Cf. DLG 1552 "Farcturæ, apud Vitruuium, sunt cæmenta inter lapides quadratos condita, & opus implentia. B. Pierre de moilon, Bloquaille." (s.v. FARCIO); id. "Asseres, & Asserculi. Des lates. Bud. ex Vitru." (s.v. ASSERCULUS).

15. S.v. PILIER. Cf. DFL 1549 "Les arcs boutans, Anterides, Erismæ, B. ex Vitruuio." (s.v. ARC).