1. L'accumulation

L'accumulation est caractéristique de presque toute rédaction de dictionnaire. Si elle est plus sensible dans les rééditions, comme celles du Trévoux ou du Dictionnaire de l'Académie (DAF), elle existe aussi presque toujours dans la première édition d'un ouvrage. La matière de la première édition du DAF fut accumulée sur une période de cinquante ans et a servi aussi bien au rebelle Furetière, rejeté de l'Académie et auteur d'un ouvrage parallèle qui a servi de première édition au Dictionnaire des jésuites de Trévoux, qu'à ces Messieurs eux-mêmes. Pour trouver un exemple de non- cumul dans un dictionnaire français, il faudrait remonter au Dictionaire francoislatin de 1539 de Robert Estienne, auquel tous les autres qui l'ont suivi sont redevables, soit directement, soit indirectement.

Une marque typique de l'accumulation, entre nombre d'autres, est l'indication "Il est vieux." Pourquoi un dictionnaire à but manifestement synchronique comme le DAF enregistre-t-il dès sa première édition des mots dits désuets, si ce n'est surtout que ces mots se trouvaient depuis un certain temps dans l'inventaire des mots déjà enregistrés et qu'il fallait décrire. Ainsi, par exemple, dans le DAF 1694 on lit s.v. GRAS "On appelloit autrefois, Cause grasse..." ou s.v. DOULOIR "Ce mot n'a presque plus d'usage."

La lecture consiste donc ici à faire la part de l'héritage, ou du poids, du passé du dictionnaire.

Quand les marques d'usage pour un même item se trouvent distribuées entre la position initiale d'alinéa et la position finale, on s'imagine que celles qui se trouvent en position finale ont été ajoutées après la rédaction du reste de l'alinéa. Par exemple:

Dans le DAF 1694-1718, ce dernier item n'est pas marqué; dans le DAF 1835, on lit: "Les trois dernières phrases sont du style familier et vieillissent."

Il faut tout de suite exclure l'hypothèse selon laquelle certaines marques auraient une position – initiale ou terminale – "normale"; ce sont les formes des marques qui l'ont: formes abrégées ("fam.", "fig.", "prov.", etc.) en position initiale, formes pleines en position finale ("familièrement", "figurément", "proverbialement", etc.), avec maintes exceptions pourtant minoritaires. Ainsi, par exemple dans la première édition du DAF, "familier" (DAF 1694 n'utilise pas de forme abrégée pour cette marque) se trouve en position initiale (gras ajouté):

ou terminale, selon les aléas de la rédaction:

2. LOUP et QUEUE dans le DAF et le Trévoux

Ce bel exemple d'accumulation me servira de point de départ pour l'examen détaillé des états successifs de deux articles, LOUP et QUEUE, dans les quatre premières éditions du DAF (1694-1762) et les différentes éditions du Trévoux (en y incluant Furetière 1690, Furetière-Basnage 1701 et 1708, avant de passer à la série des Trévoux de 1704-1721-1732-1743-1752-1771). Ces deux articles me semblent représentatifs de la plupart des traits typologiques des deux dictionnaires. Je les ai choisis, d'une part par commodité puisqu'ils se trouvent dans la Base Échantillon électronique, et d'autre part pour la richesse des emplois propres et figurés de ces deux mots, intéressants pour le dictionnaire de langue et le dictionnaire universel.

En gros, il s'agit d'accumulation sans beaucoup de révision dans le cas de LOUP et QUEUE dans le DAF et de LOUP dans Furetière- Trévoux, alors que l'article QUEUE connaît dans cette dernière série et accumulation, et révision et réarticulation sérieuses.

Je vais proposer une typologie de l'évolution des deux articles en partant du texte du Trévoux 1771 et en remontant, d'une part aux éditions précédentes jusqu'à Furetière, et d'autre part aux éditions antérieures du DAF et à l'Encyclopédie, pour voir ce qui a été repris ou a pu être emprunté. Je vous rappelle qu'un grand nombre des sources du Trévoux 1771 sont nommées dans une Table liminaire.

3. Cooccurrences de loup et queue dans le DAF et le Trévoux

Mais auparavant, je voudrais jeter un regard particulier sur les items qui contiennent à la fois le mot loup et le mot queue, en y incluant toutes les éditions du DAF jusqu'à la huitième.

1. « Qui parle du loup en voit la queue. / Quand on parle du loup, on en voit la queue. »

s.v. LOUP s.v. QUEUE Remarques: 1) Variation Qui (FT) / Quand on (FT et DAF); 2) Cumul de marques dans le DAF: prov. -> prov. et fig. -> prov., fig. et fam.

2. « à la queue leu leu »

s.v. LOUP s.v. QUEUE Remarques: 1) Par rapport à l'item simple non expliqué du DAF 1694, l'expression acquiert: a) étymologisation (Fur s.v. LOUP et QUEUE); b) dialectalisation (Fur s.v. LOUP, puis tardivement DAF 1935); c) définition (Fur s.v. QUEUE, puis DAF 1740); d) sémantisation "fig." (DAF 1835); e) extension venir à la queue leu leu (DAF 1835); f) stylisation "fam." (DAF 1935). 2) DAF 1835 dégage le syntagme à la queue leu leu, traité jusque-là comme manifestation du syntagme queue à queue: le lien entre les deux était purement sémantique.

3. « une grande traisnée de loups qui suivent [la louve] queuë à queuë » / « Ces loups se suivoient queuë à queuë. »

Remarque: Fur-Trév présente l'expression comme une explication (métalinguistique) d'une autre ("des gens vont queuë à queûe"); le DAF la donne comme exemple d'emploi (linguistique) du syntagme queuë à queuë.

4. « aller queue à queue comme des loups »

5. « la queue entre les jambes, proverbe tiré des loups et des chiens »>

Remarque: Dans le DAF, il n'y a pas de cooccurrence loup/queue: "On dit, d'Un homme qui a paru confus de ce qu'une affaire ne luy avoit pas reussi, qu'Il s'en est retourné honteusement la queuë entre les jambes." 1694 s.v. QUEUE (avec quelques variations dans les éditions postérieures).

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